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Ciné-club ambulant, voyage en cinéphilie - Page 46

  • La loi du marché: édifiant reportage

    Il a les yeux fatigués, le front ridé, le verbe désabusé. Dès les premières secondes, Vincent Lindon incarne son personnage si bien qu’il ne paraît pas jouer. Il se met en colère contre un conseiller de Pôle emploi : Il vient de gaspiller quatre mois de sa vie de chômeur dans une formation inutile de grutier. Lindon s’énerve  sans en faire trop, il est excellent.

    Même système, mêmes procédés

    Voici pour le seul compliment que j’ai envie de faire à La loi du marché. Tout ce qui suit n’est pratiquement plus que répétition du même système et de procédés de mise en scène. Un plan serré, qui glisse lentement de Thierry (Lindon), point d’ancrage de la caméra, vers un interlocuteur ramené ou pas dans le cadre. Un interlocuteur flou, hors-cadre, comme symbole de la perte de liens que subit le chômeur. Chaque scène est la confrontation de Thierry à une situation insupportable. De multiples transactions en sa défaveur lui sont proposées. Il est question à chaque fois de faire perdre à Thierry le peu qu’il a. Un acheteur insiste pour qu’il brade son mobile-home en dessous des prix du marché. Une conseillère de sa banque lui propose de vendre son appartement et de souscrire à une assurance décès, pour « protéger » ses proches. Toutes ces scènes sont cruelles et tendent à la justesse. Toutefois, mises bout à bout elles ne font pas un film mais un reportage édifiant sur la condition de chômeur prolétaire. Il n’y a pas d’histoire ni de personnage dans la Loi du marché. Chaque humain est ramené à un rôle fonctionnel, y compris la femme et le fils handicapé de Thierry dont on n’apprendra pas beaucoup plus que ce qu’ils sont : la femme et le fils handicapé de Thierry. Il manque au film des moments gratuits, qui soient dépourvues de valeur démonstrative. Des moments qui échappent à la loi du marché et ses insupportables transactions. De la vie, en un mot.

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    Attention moment de vérité !

    En contraignant son film au summum de l’authenticité situationnelle, avec à chaque scène un panneau « attention, moment de vérité ! », Brizé ne fait que souligner l’artifice de sa mise en scène. Il n’a pas cru à la puissance de la fiction et des personnages, il se retrouve donc à débiter tous les attendus d’une rédaction sur la condition de chômeur et sur l’enfer du monde du travail. Thierry face à sa banque. Thierry face au regard culpabilisateur des autres. Thierry face à l’absurdité managériale dans une grande surface. On me rétorquera que Brizé est allé chercher du côté du documentaire. Si c’est le cas, il n’avait pas besoin de Lindon et pouvait la chercher à travers différents portraits de travailleurs précaires. Le documentaire n’empêche d’ailleurs nullement d’écrire des personnages.

    On peut concevoir ce film comme un équivalent du livre Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas. Un de ces livres-reportage sur la condition précaire, qui avait eu beaucoup de succès. Ce genre de production n’a rien d’infamant, au contraire, on peut être troublé, révolté même par le témoignage de la misère qui écrase les individus. La loi du marché se conformant à ce type de document, il est plus du côté de la production journalistique que du cinéma. Pour s’en convaincre, revoir Rosetta des frères Dardenne, un film qui lui prend vraiment aux tripes.

  • Silicon Valley : we will make the world a better place !

    Pratiquement arrivé au bout de la saison 2 de la série HBO Silicon Valley, j’avoue y prendre un grand plaisir. Ce monde de gourous, de financiers « visionnaires » et de codeurs parlant couramment le java ou le PHP est dépeint avec beaucoup d’humour et de lucidité. La série étant écrite en plus par Mike Judge, inventeur de Beavis & Butthead, on sent une certaine accointance avec la culture de l’entertainment. La saison 1 s’ouvre sur la soirée de lancement d’une start-up qui s’appelle Goolybib, avec comme guest-star Kid Rock, gloire has been de la fusion rap-metal. Un certain sens du ridicule s’installe d’autant que les aspirants milliardaires de l’Internet n’hésitent pas à se poser en bienfaiteurs de l'Humanité, répétant sans convaincre le même slogan, leitmotiv de la série : « (nom de la start-up) will make the world a better place by (pitch marketing) ». La série porte un regard amusé sur cette révolution numérique qui n’est qu’un nouveau nom du capitalisme et une manière de revanche pour des types  collés à leurs ordinateurs 24h sur 24. Eux aussi peuvent devenir très riches, simplement en mettant au point un algorithme révolutionnaire. Monde peuplé de matheux et de techniciens mais hautement irrationnel car derrière ce peuple de geeks, les investisseurs spéculent sur des soi-disant filons, par esprit moutonnier ou parce qu’ils ont des tonnes de fric à écouler. Silicon Valley est bien sûr un divertissement, certainement pas un tract altermondialiste. Néanmoins, la plupart des situations renvoient à l’absurdité qui règne dans cette vallée mythique du rêve américain. Du médecin de la clinique locale, qui propose un suppositoire connecté en bluetooth à votre smartphone (qui vous préviendra si vous allez faire une crise cardiaque !) à l’avocat dilettante qui exhibe sa guitare électrique signée par Larry Page, les personnages secondaires symbolisent la futilité des enjeux de la nouvelle économie.

    Des comédiens qui jouent juste

    Silicon Valley raconte comment le maladroit Richard Hendricks, excellemment joué par Thomas Middleditch, monte sa start-up et rencontre de multiples difficultés pour la rendre viable. On a pu reprocher à cette série sa façon mécanique de déployer sa dramaturgie. En effet, les épisodes reproduisent un schéma: l’équipe rencontre un gros obstacle et parvient à s’en sortir au bout des 27 minutes du format. Ce schématisme s’estompe à la saison 2 dont l’écriture a gagné en qualité et en fluidité. Mais l’intérêt ne réside pas tant dans les rebondissements dramatiques que dans la satire, les dialogues et l’étude des caractères. Je ne connaissais pas un seul des comédiens mais tous, pour la plupart issus de la stand-up comedy jouent juste et sont très drôles : Middleditch bien sûr mais aussi TJ Miller, Zach Woods, Kumail Nanjiani, Martin Starr, Chris Diamantopoulos, Matt Ross. Chacun figure un type de personnage qu’on peut trouver dans la Silicon Valley. TJ Miller joue Erlich Bachman, entrepreneur qui a vendu ses parts dans une startup et joue depuis les investisseurs et les pionniers du web. Ce personnage haut en couleurs et fan de porno a tout du glandeur qui compense son peu d’importance par un sens aigu du baratin. Par contraste, Gavin Belson (Matt Ross), roi de Hooli qu’on devine être une caricature de Google, est un patron « visionnaire » qui conjugue mégalomanie, rapacité et discours new age. Il débite ce genre de niaiserie avec beaucoup de convictions : « Hooli isn't just about software. Hooli... Hooli is about people. Hooli is about innovative technology that makes a difference, transforming the world as we know it, making the world a better place through minimal message-oriented transport layers. I firmly believe we can only achieve greatness if first we achieve goodness.Belson, suivi en permanence par un gourou indien, est une caricature savoureuse de ces nouveaux capitalistes qui dissimulent leur aspiration à la puissance derrière les discours gnangnan et le jargon technologique. Les situations attachés à Belson sont d’autant plus comiques que comme tous ses congénères il est féru de technologies et de gadgets qui ne fonctionnent jamais et le tournent en ridicule.

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    Fucking billionnaires !

    Le capitalisme ancien se retrouve donc derrière le nouveau, qui est paré d’une façade cool et futuriste : les types veulent faire fortune et ne s’encombrent pas trop de remords quant aux moyens d’y arriver. Ils veulent être des « fucking billionnaires ». Arrivant saison 2, le personnage de Russ Hanneman (Chris Diamantopoulos) est hilarant. Il a fait fortune « en mettant la radio sur internet » et depuis se comporte comme n’importe quel nouveau riche du show-business : il est cupide, vulgaire, m’as-tu vu. Il représente une version peu respectable et non refoulée du rêve de fortune de tous les aspirants entrepreneurs. Le fait que la plupart des épisodes se termine par un hip hop gangsta bien senti n’est pas innocent. La façade est peut-être gentille et politiquement correct mais le rêve de tous ces aspirants milliardaires trimant sur leurs ordinateurs n’est-il pas de terminer dans une piscine remplie de cash et de bitches ?

     

  • Trois souvenirs de ma jeunesse: mythologies adolescentes

    Conte de Noël m’avait épuisé avec son trop plein d’hystérie familiale et de références. Même si j’avais apprécié Rois et reines, j’ai une méfiance pour le cinéma d’Arnaud Desplechin, un cinéma intello trop artificiel à mon goût. Trois souvenirs de ma jeunesse est plutôt réussi même s’il cite beaucoup et évoque plein de choses: Hitchcock (le rideau déchiré, Vertigo), Truffaut (la voix off, le côté Antoine Doisnel de Paul Dédalus jeune), La maman et la putain, Stendhal, Soljenitsyne, Platon, le hip hop etc.

    desplechin, trois souvenirs de ma jeunessenotre commune jeunesse

    Construit en 3 souvenirs, souvenir d’enfance, souvenir de l’URSS, souvenir de la passion de Paul pour Esther, le film élabore un récit d’apprentissage qu’il parvient, justement grâce à ses références, à transformer en mythologie personnelle. Paul Dedalus s’est construit sur ces souvenirs : il a été marqué par une relation douloureuse avec ses parents, il a accompli un acte courageux à Minsk, il est parvenu au bout de sa passion amoureuse pour Esther. Desplechin ne prétend pas toucher autrement qu’en évoquant à travers l’apprentissage de Dedalus notre commune jeunesse. Nous sommes tous enfants de notre passé familial, de nos premières amours, des arts que nous découvrons, des enseignements que nous gardons en nous. Le réalisateur se sert pour cela de ses références de cinéphile : Quentin Dolmaire, bravache et beau parleur, fait penser à Jean-Pierre Léaud et Lou Roy Collinet est filmée comme si c’était Kim Novak dans Vertigo. Il y a une scène de fête où il les capte tous deux dans un très beau dialogue muet. La caméra fait zoom arrière sur Paul qui contemple Esther. Une musique à la Bernard Hermann se substitue à celle de la boum. Esther est saisie comme suspendue au milieu des danseurs, se sachant regardée. Quoi de plus beau que cette mythologie du premier amour, avec toutes les scènes que l’on garde en mémoire pour toujours.

    l’amour comme utopie

    Cet épisode amoureux prenant les trois quarts du film, il est fondamental. Son élan naïf et touchant est alimenté par l’activité épistolaire entre les deux amants. Paul plus vieux qualifie cet amour d’ « utopie » et c’est le mot juste pour une expérience qui traverse le temps avec autant de force. Esther dit bien qu’elle rompt avec Paul parce qu’il est loin, pas parce qu’elle ne l’aime plus. Elle couche avec plein de types mais reste amoureuse et il ne se sent pas trahi. D’ailleurs il lui dit bien que si elle le trompe avec un autre gars, il tuera le gars (pas elle donc). Selon Desplechin, la passion reste intacte avec le temps tandis que l’amitié se dégrade. Jean-Pierre l’ami d’enfance profite de son éloignement pour s’approprier Esther. Les retrouvailles vingt ans après entre les deux hommes sont hostiles tandis qu’Esther, absente, demeure présente en eux. Il est rare de trouver un regard si absolu sur l’expérience amoureuse et si méfiant sur l’amitié.

    Il est intéressant de comparer les regards sur la jeunesse d’Assayas dans Après mai et de Desplechin dans ce film-là. Ils ont en commun de mythologiser cet âge et d’y porter aux nues ce qu’ils y ont découvert : les filles, les livres, la musique, les films. Assayas décrivait la jeunesse des années 60 comme une force subversive et collective, aiguillée par la politique ou par l’art. Cette génération se prenait néanmoins très au sérieux et le film d’Assayas manquait d’humour. La jeunesse des années 80 de Desplechin est peu politisée et plus légère. De nombreuses scènes sont drôles comme celle du deal de shit ou de la colère de Paul contre Bob. Avec tous ses artifices, sa propension à citer et à exhiber ses très bons goûts, Desplechin réussit ces trois souvenirs de jeunesse en alliant légèreté et gravité.

  • Signore & signori: cochons de bourgeois !

    Ces messieurs dames (Signore & signori) de Pietro Germi a été primé à Cannes en 1966 exæquo avec Un homme et une femme de Claude Lelouch. Il paraît que le film italien a été sifflé par le public, qui lui préférait le film français. Je ne me souviens plus du film de Lelouch, ce qui ne dit rien sur sa valeur, mais celui de Pietro Germi est une excellente découverte. Que ceux qui n’ont jamais vu un film de ce réalisateur se précipitent sur Divorce à l’italienne, avec Marcello Mastroianni : c’est l’un des films les plus drôles que le cinéma italien nous ait donné ! Et Ces messieurs dames est presque à ce niveau si ce n’est qu’il lui manque une grande star de l’époque, un Ugo Tognazzi ou un Alberto Sordi mais peu importe.

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    Les bourgeois de la ville

    Au son de la musique de Carlo Rustichelli, la caméra survole la ville de Trévise. L’air de guitare est léger, acidulé, annonçant la couleur comique et satirique du film. La cité du nord de l’Italie est le décor de cette comédie divisée en trois sketches reliés entre eux par les mêmes protagonistes. Ce sont les bourgeois de la ville : Castellan le médecin,  Bisigato l’employé de banque, Gasparini l’homme d’affaire, Bebedetti le chausseur, Scodeller le fils à papa homme d’affaire, Soligo le pharmacien etc. Sans oublier les épouses, les maîtresses et un cortège de personnages parasitaires comme Scarabello le casse pieds ou Don Schiavon le padre. Les personnages sont nombreux et le montage, nerveux, permet de passer d’un groupe à l’autre sans qu’on perde le fil de leurs relations. Tout l’art de Pietro Germi et de son chef opérateur est de rattacher par les raccords et les mouvements de caméra les personnages à la toile que constitue la société bourgeoise de province. Ils arrivent tantôt à capter les mouvements de ce groupe uni par les mêmes vices tantôt à isoler les personnages dans leur médiocrité. Le premier sketch, au ton résolument grotesque, est une introduction à ce monde peu reluisant. J’ai eu pendant la première demi-heure, qui met en scène une soirée entre notables, l’impression d’assister à un jeu de massacre. Le scénario du célèbre duo Age et Scarpelli fait preuve d’une incroyable vacherie pour ses personnages. Bien qu’il y ait une réelle allégresse dans le jeu des comédiens, une impressionnante frénésie théâtrale, je n’aime pas rire jaune trop longtemps et je pensais que le film ne pourrait tenir sur ce premier registre. Arrive le second sketch où le personnage d’Osvaldo Bisigato (Gastone Moschin), simple employé marié à une harpie, décide de conquérir sa liberté en compagnie de la belle Milena (Virna Lisi). Le film ajoute à sa charge vacharde un comique de situation qui lui fait atteindre les hauteurs. On assiste à la tentative désespérée d’un personnage pour se libérer de cette société hypocrite et conformiste. Le scénario accumule en autant de scènes hilarantes les obstacles à l’émancipation d’Osvaldo et Milena. Le troisième sketch arrive et tente le jeu de quilles : ces bons bourgeois vont-ils tomber pour une affaire de détournement de mineurs ?

    Rapports de force

    Le deuxième sketch posait la question : peut-on s’émanciper de cette société hypocrite ? Le troisième va plus loin encore : la justice peut-elle la briser ? Je ne dévoilerai pas les réponses du scénario. Plutôt que de se focaliser sur les vices individuels, Signore & signori prend le parti de décrire les rapports de force au sein de la société italienne de l’époque. A côté de ces messieurs de la bonne société, il y a les femmes, assez peu respectées, sauf si elles ont de l’influence, et le petit peuple : le paysan du coin et sa fille, la caissière de bar, le gendarme sicilien, la tenancière d’hôtel de passe etc. Ils sont à la merci d’une classe qui a tous les leviers pour se protéger, celui de l’Eglise n’étant pas le moindre. A la vue du premier sketch et des nombreuses lettres anonymes qui reviennent dans le film comme un leitmotiv, on se dit qu’une telle société, rongée par la corruption, ne peut pas tenir. Or, l’instinct de survie des notables est beaucoup plus fort que leur désunion. L'amoralité étant répandue dans toutes les couches de la société, ils n’ont pas grand-chose à craindre de l’Etat ou du peuple.

    Comique et lutte des classes

    Quand on veut dérouler une thèse, on a le choix entre la faire réciter par les personnages, voir par un scénario en forme de dissertation - c’est le défaut de beaucoup de films - ou bien la faire dire par la mise en scène, ce qu’a su faire Pietro Germi. Son cinéma se regarde avec grand plaisir parce qu’il  conjugue l’analyse marxiste des rapports sociaux ET le registre comique. Sa palme de 1966 avait été jugée « vulgaire et obscène ». Il fut avisé de rétorquer par une formule diablement pertinente: « Excusez-moi de vous avoir fait rire… »

  • The swimmer: viens plonger dans la piscine

    Le nom de Frank Perry m’était inconnu et après avoir vu The swimmer (1968), je me suis précipité sur IMDB pour découvrir la filmographie de ce réalisateur né en 1930 et ayant fait carrière à partir des années 60 jusqu’en 1992. Une carrière honorable avec certains films bien notés. Rien de célèbre, en France en tout cas, hormis ce très beau Swimmer avec Burt Lancaster, sorti en 1968, et qui mérite cette aura de film culte que j’avais notée ici ou là. Il faut ajouter que Sidney Pollack a terminé le film et notamment l’une de ses scènes les plus dramatiques, mais le projet artistique était bien, selon ce qu’on lit sur Internet, celui de Perry et de son épouse, qui ont adapté une nouvelle de l’écrivain John Cheever.

     

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  • Saint Laurent (Bonello) : sous l’égide de Proust, Huysmans et Wilde

    Les films qui évoquent ouvertement ou vous ramènent inconsciemment à Proust, Huysmans et Oscar Wilde sont choses rares. Saint Laurent (2014) de Bertrand Bonello est de ceux-là. A regrets, je l’avais manqué sur grand écran et la VOD m’a permis de me rattraper. Ces trois noms d’écrivains ne sont pas fortuits : ils ont bâti tous trois des œuvres marqués par une exigence stylistique, une esthétique raffinée et beaucoup d’érudition. Ils sont synonymes à des degrés divers d’esprit dandy et de décadence. Ils étaient des figures homosexuelles (Proust, Wilde) et des êtres réfractaires aux contraintes de la vie quotidienne. Leurs textes sont ouvragés comme des pièces de haute couture. J’en parle parce que ce portrait du grand couturier est travaillé par leur présence et leur influence. Même si Oscar Wilde n’est pas cité nommément, il vient en tête quand on se rappelle sa devise : « On doit être une œuvre d’art ou porter une œuvre d’art ». Les références à Proust et à Huysmans sont revendiquées. Saint Laurent détient un tableau représentant la chambre où l’écrivain de la Recherche s’est reclus à la fin de sa vie. Le couturier collectionne les camets et les antiquités dans son appartement somptueux comme des Esseintes dans A rebours collectionnait les cristaux et les œuvres d’art. Tout est esthétique et fortement référencé dans ce film mais rien n’est gratuit ni bêtement esthétisant. Saint Laurent s’est vécu comme ces artistes et s’est vu comme leur continuateur. Comme eux, il s’est inventé.

    Le mythe Saint Laurent

    A travers ces références littéraires, Bertrand Bonello dépeint Saint Laurent en artiste fin de siècle, inadapté à la vie quotidienne, reclus dans son passé et dans sa psyché tourmentée. Sa mère lui fait remarquer qu’il ne va jamais faire de courses et ne fait jamais rien qui se rapporte à la vie quotidienne, il rétorque qu’il ne voit pas à quoi cela sert. De même, filmé en split screen au bas des escaliers de sa maison de couture, on le voit traverser les défilés et les années tandis que l’actualité défile en parallèle, sur la droite de l’image (Mai 68 etc.). Saint Laurent est dans son temps et complètement en dehors. Bonello a créé un cocon filmique à la mesure d’un personnage qui n’aime que l’Art. Il en devient étouffant et très oppressant car plus le film progresse, plus le couturier s’enferme en lui-même et dans des intérieurs. Il était d’abord oiseau de nuit, croisant avec ses amies mannequins en discothèque pour devenir un véritable zombie, quand il rencontre le dandy Jacques de Bascher (Louis Garrel). Sa vie devient alors la quête désespérante de plaisirs d’un homme malheureux et séparé des autres.  Pour le spectateur, la question est de lever le voile du personnage Saint Laurent et de comprendre de quoi procède la souffrance du personnage. Quelques flashbacks sont distillés comme des indices : que s’est-il passé dans la jeunesse de Saint Laurent ? Pourquoi ne voit-on pas son père ? En quoi a-t-il été traumatisé par la guerre d’Algérie ? Au contraire des biopics américains comme Ray qui ont tendance à tout dévoiler, Saint Laurent reste allusif. Il n’a pas la prétention de dire la vérité et s’il la disait totalement, le mythe ne serait plus beau à voir. Saint Laurent se confesse à un journaliste mais Pierre Bergé (Jérémie Rénier) interdit l’interview. Il y a un mythe (et aussi un business) à protéger. Ce mélange de mystère qui persiste, de liaisons glauques, de décadence ne retire rien au mythe Saint Laurent. Au contraire il le nourrit encore plus et Bonello l’a compris. Il fait de Bergé un représentant de ce mythe au cours d’une scène de négociation commerciale, en rupture avec la tonalité du film, comme un retour à la réalité. Bergé dispose d’un grand artiste. Il s’est donné pour but dans la vie de capitaliser dessus et y a réussi parfaitement. Au milieu d’un monde capitaliste, soumis à l’argent, vit quelqu'un qui se fout de tout sauf de l’Art.

    Visage magnifique et âme très sombre

    N’ayant pas vu Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, je ne peux dire qui incarne le mieux le couturier entre Pierre Niney et Gaspard Ulliel. Ce dernier est tout à fait convaincant. A la beauté physique il ajoute un air d’enfant à qui on passe tout. Saint Laurent peut consoler une couturière fâcheusement tombée enceinte puis la faire congédier, sans aucune compassion, tout en gardant l’amour et l’admiration des autres. Ulliel incarne parfaitement ce personnage à la fois malheureux, cruel et attachant. Comme un moderne Dorian Gray, le couturier présente un visage magnifique mais une âme très sombre. Il me fait penser à Michael Jackson, autre mythe moderne d’un artiste-enfant inadapté, aux mœurs polémiques et aimant les médicaments. On a eu beau fouiller dans la vie du chanteur comme dans une poubelle, le mythe est resté. Jackson est Jackson. Saint Laurent est Saint Laurent. Personne ne leur ressemble. Ils se sont créés tout seuls.

    Le film Saint Laurent est à la hauteur du mythe qu’il décrit. Bertrand Bonello réussit à faire tenir en équilibre la vérité glauque du personnage, son génie et son mystère dans une œuvre à la photo, au décor et aux costumes somptueux sans que l’ensemble n’apparaisse figé – voir les très belles scènes en boîte de nuit - ou crâneur. Mon grand regret cinéphilique de 2014 : ne pas l’avoir vu sur grand écran.