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Ciné-club ambulant, voyage en cinéphilie - Page 46

  • A touch of zen, réédition magistrale

    A touch of zen du taïwanais King Hu a reçu le prix de la Commission Supérieure Technique du Festival de Cannes en 1975. Cette récompense sonne assez administrative mais elle était plus que méritée. Ce film sorti en 1971 à Hong Kong, échec commercial là-bas, est une merveille au sens technique du terme mais pas seulement. Il est rare dans une vie de cinéphile d’assister à un spectacle total, qui a sa source dans l’excellence « technique » des personnes qui l’ont produit (chef-op, monteurs, ingénieurs du son, bruiteurs, décorateurs, costumiers), mis en orchestre par un réalisateur perfectionniste. Ce film, tourné sur trois ans (!) dure 2h59 dans sa version rééditée et voulue par son réalisateur, ce qui est long pour un film de genre. Pourtant, Il ne perd pratiquement pas le spectateur tant il est beau, incroyablement dynamique et il s’y passe plein de choses ! Dans sa version restaurée, le film se regarde comme une tapisserie vivante, dorée à l’or fin, alternant les scènes nocturnes aux multiples éclairages, faisceaux de lumière, ombres, détails et les extérieurs jours grandioses, dans des paysages de forêt, de montages, de falaises rocheuses. Il a pour lui d’utiliser la nature et les éléments comme une matière vivante : les herbes et les fougères virevoltent, l’eau scintille, la rosée envahit le cadre.  Un simple plan sur le héros se lavant les mains dans un seau où l’eau miroite comme un bouillon d’étoiles, dit tout des détails poétiques du film. La nature joue un rôle primordial, elle donne un caractère fantastique et spirituel au récit. Les premières images sont des travellings de montagnes et des plans inquiétants de toiles d’araignées capturant leurs proies. La nature dit la beauté et la sauvagerie qui règnent dans l’univers. Il faut attendre deux minutes avant qu’un humain sorte soudainement d’un paysage de ruines. On a le sentiment que l’ordre et l’équilibre de la nature sont perturbés par l’intrusion humaine, l’histoire peut alors commencer.

    Plastique somptueuse et montage percutant

    Nous sommes dans un village de province dans l’empire chinois, au 17ème siècle. Gu Shengzai (Shih Chun) est un peintre et scribe vivant chez sa mère, en face d’une forteresse délabrée qu’on dit hantée. Il rencontre dans le village un inconnu qui se révèle être un envoyé de l’eunuque Wei qui règne arbitrairement sur la province du Nord Est. Cet inconnu nommé Ouyang Nian recherche les membres d’un clan familial en fuite, qui ont été condamnés injustement par l’empereur de Chine, dans un complot ourdi par Wei pour les éliminer. Gu découvre que la forteresse voisine est occupée par une jeune femme, Yang Huizhen (Feng Hsu) à laquelle sa mère souhaiterait le marier. Il ignore que cette jeune femme est l’héritière du clan décimé, de surcroît une redoutable combattante, qui se cache de ses poursuivants, grâce à la protection de deux généraux. Dans la phase d’exposition du film, King Hu déploie sa dramaturgie progressivement, en jouant des mystères de la forteresse en ruine. La première scène de découverte par Gu de la forteresse est un modèle de montage jouant avec habileté des bruitages (vent, porte qui claquent, rumeurs au loin, envolées d’oiseaux). Cette scène est étirée pour maintenir le spectateur dans le mystère, sans qu’il y ait de combat dedans. On attendra d’ailleurs assez longtemps, au moins 40 minutes, avant que les premières violences aient lieu mais on ne s’ennuie pas car la dynamique du film de sabre imprègne le récit même quand il n’y a pas d’action. La plastique somptueuse est constamment couplée à un montage précis et percutant qui intervient dans une temporalité longue. Quand arrivent les combats au sabre, on se réjouit en plus de l’inventivité chorégraphique qui rythme ces joutes dont une contre Ouyang Nian, se situant dans une forêt de bambou et qui a ébloui tant de cinéastes – il me semble que ce paysage a été repris dans le beau Le secret des poignards volants de Zhang Yimou. 

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    Des motifs anti-conventionnels

    Gu fait alliance avec la demoiselle Yang et ses deux compagnons. Le film a des tournures étranges dont on devine qu’elles ont peut-être joué en défaveur de son succès commercial. De cette trame faite de poursuites et de combats entre un petit groupe et ses poursuivants, King Hu a tiré des motifs anti-conventionnels. Son héros Gu est, on le devine, un puceau qui vit absorbé dans son art et dans les lectures philosophiques. Il porte en lui un idéal d’éducation, il veut fonder une école. Gu ne touche pas un sabre du film et c’est Yang, personnage féminin, qui prend les attributs du combattant avec une redoutable efficacité. C’est même elle qui s’offre à Gu sans qu’il ait pris l’initiative. Gu est néanmoins un héros insolite qui joue de l’astuce et de sa connaissance stratégique pour se débarrasser des troupes du préfet, dans une séquence nocturne où se mêlent combats et fantômes. Il parvient à susciter les craintes superstitieuses des soldats, en se faisant véritable marionnettiste. Cette séquence stupéfiante, la meilleure du film et que j’ai cru la dernière précède un dernier mouvement qui porte la thématique spirituelle de A touch of zen. Yang avait raconté à Gu avoir été sauvée dans sa fuite et recueillie avec ses compagnons par un groupe de moines bouddhistes. Ces moines reviennent à la fin du film et lui donnent sa dimension mystique. On comprend que le monde décrit jusqu’alors est marqué par l’injustice et l’arbitraire. Si Gu, Yang et les deux généraux ont pu vaincre une première armée de combattants, un redoutable commandant en chef se met sur leur route. Il a ordre impérial de les arrêter. Avoir joué des superstitions et de la ruse n’a pas suffi, Gu est d’ailleurs mis hors du champ des combats. C’est maintenant à Bouddha, à travers ses bonzes, à faire pencher la balance en faveur des héros contre les représentants du Mal. Dans un film occidental, on aurait résolu l’intrigue en permettant à l’empereur de revenir sur sa condamnation et de rétablir la justice. Or la balance semble être irrémédiablement en faveur de l’arbitraire. Il semble que seul un renoncement des mauvais en faveur de la paix puisse sauver les héros. Le repli en Bouddha, confondu avec la lumière aveuglante du soleil est l’unique recours possible. Or les méchants ne sont pas prêts à prendre la voie juste…

    Oui A touch of zen dure 2h59 et je ne suis moi-même pas toujours prêt à consacrer ce temps-là à un film. Mais quand le film en question est un poème visuel aussi virtuose, il faut aller le voir même si on n’a pas d’affinités avec le wu xia pian (film de sabre de Hong Kong) ! C’est un chef d’œuvre et, pour une fois, ce terme n’est pas galvaudé.

  • Love : ça manque de chair !

    Quand je suis sorti de la séance de Love de Gaspar Noé, j’ai regardé les autres spectateurs et j’y ai lu pour certains un sentiment partagé de lassitude et de soulagement. L’amour, qu’est-ce que c’était long ! Un gars tout juste sorti a dit à son pote : « c’était comme pour Enter the void, éblouissant pendant 35 minutes mais après… » Je ne dirais pas que c’était éblouissant dès le début ni même à la fin, disons qu’il y avait quelques morceaux d’éblouissement dans deux longues heures bien complaisantes.

    L’AMOUR C’EST PUISSANT

    L’ambition de Gaspar Noé, grande cela va de soi, comme les lettres d’avertissement du premier plan, était de nous montrer l’amour dans tout son éclat charnel, avec de vraies scènes de sexe explicite dedans. Comme le dit Murphy (Karl Glusman), l’apprenti cinéaste à qui il ressemble sans doute beaucoup, « je voudrais réaliser des films plein de sang, de sperme et de larmes » Très beau programme mais qui se tarit malheureusement parce que ce qu’il nous raconte ne tient pas dans 2H14 mais dans 50 minutes maximum. Première scène : de la masturbation en 3D avec éjaculation finale. Murphy se réveille à côté de sa compagne Omi (Klara Kristin) dont il a eu un enfant mais qu'il déteste. La mère d’Electra, son ex dont il est encore fou, a laissé un message sur sa boîte vocale. Electra a disparu. Le message éveille les souvenirs de cette relation intensément charnelle. Murphy a mis enceinte Omi sa voisine, qui a gardé l’enfant et Electra a rompu à cause de cela. Rempli de colère et de regrets il se souvient. Des engueulades de leur rupture, de sa jalousie, des moments de sexe avec Electra, jusqu’aux expériences en club échangiste. Avec elle, c’était vrai, c’était intense. Gaspar Noé souligne, re-souligne, re-re-souligne encore, stabilote, colore : L’AMOUR C’EST PUISSANT ! Au cas où le spectateur n’aurait pas compris, la voix off pleurnicharde de Murphy lui fera comprendre qu’il souffre beaucoup et qu’en perdant Electra, il a perdu l’amour de sa vie, la femme avec qui il voulait avoir un bébé. On lui fera comprendre aussi que le sexe quand on est amoureux c’est vachement bon et qu’on aime bien en reprendre, dans toutes les positions. C’est hélas cette propension assez lourde à affirmer des choses banales qui plombe le film. Gaspar Noé n’est pas du tout un cinéaste léger et personne n’a osé lui dire qu’en 1H20, débarrassé de ses scènes répétitives, de sa voix off et de certains dialogues, son film aurait pu être grand. La beauté n’est pas absente de Love. La rencontre avec Omi, bercée par l’un des passages les plus doux de the Wall (Pink Floyd) précède une magnifique scène d’amour à trois au son de Maggot Brain de Funkadelic. Amour, drogue, musique, c’est un rêve d’adolescent et probablement le moment le plus sensuel du film.

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    Quelque chose de niais

    Love multiplie mécaniquement les scènes de sexe et cela devient lassant et sans surprise. Chaque fois qu'une scène dialoguée se termine, ça ne manque pas: du cul ! Il n’y a hélas pas grand-chose entre les ébats. Tout ce qui aurait pu approfondir les personnages est mis de côté ou noyé dans cette interminable romance. On comprend qu’Electra vient d’un milieu cosmopolite et conservateur, qu’elle a des tendances autodestructrices. On n’en saura pas plus. De même, on devine un malaise de Murphy, immigré américain à Paris, quant aux tendances libertines de la France. Paula, amante occasionnelle, lui fait sentir que tomber amoureux, c’est bon pour les losers. Le seul aspect qui étonne dans le personnage est cette naïveté à vouloir faire de son grand amour la future mère de ses enfants. Peut-être faudrait-il se souvenir soi-même des élans stupides qu’on a ressenti au premier amour, à toutes les conneries qu’on peut dire ou penser quand on le vivait intensément. Je comprends bien la vacuité de certains dialogues du film et les promesses naïves des personnages l’un envers l’autre. Simplement, la matière me paraît manquer pour donner chair à 2h14 de cinéma. J’aurais livré un roman de cette eau-là, racontant par le détail la puissance du premier amour, la joie du sexe et toutes les complications qui vont avec, qu’un éditeur avisé m’aurait renvoyé mon manuscrit: « On a lu ça des milliers de fois ! » Pour revenir à Love, a-t-on vu ça des milliers de fois ? Non mais en matière de cinéma « explicite », on a vu mieux au moins quelques fois et il y a longtemps. L’Empire des sens d’Oshima, avec sa prostituée raide dingue de sexe ou Le Dernier tango à Paris et son ambiance crasseuse et malsaine à souhait sont beaucoup plus intéressants et intenses. Il y a dans Love quelque chose de niais qui voisine avec une vision sage et esthétisante du sexe. Les plans larges sur les corps imbriqués, proches de la statuaire, sont beaux mais l'ensemble manque singulièrement de saveur et de trouble. Étonnant pour un cinéaste révérant les années 70. Lesté par tant de défauts, je ne suis pas sûr que Love, par instant impressionnant visuellement, passera l’épreuve cruelle du passage au petit écran.

  • Le Troisième homme: allez à Vienne cet été !

    Le Troisième homme de Carol Reed (1949) est un exemple des classiques qu’on peut voir l’été, saison idéale des re-sorties en salle.

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    Affrontement

    1949 : début de la Guerre Froide. Cela fait deux ans que Jdanov, secrétaire du Parti Communiste de l’Union Soviétique, a exposé sa doctrine, qui affirme la coupure entre deux blocs : un bloc « impérialiste » (USA), un bloc « pacifiste » (URSS). Le film illustre à merveille cette époque d’affrontement entre les deux blocs. On est immédiatement plongé dans l’atmosphère trouble d’une Vienne occupée par les vainqueurs. Holly Martins (Joseph Cotten) vient y travailler à l’invitation de son ami Harry Lime (Orson Welles). Hélas Harry est mort dans un accident de voiture. Holly n’y croit pas et mène son enquête. Holly est un romancier américain obsédé par la vérité et la justice. Son ami défunt Harry un aventurier accusé de trafics entre les zones anglaises et russes. A Holly l’écrivain naïf et un peu Don Quichotte, s’oppose Harry, un homme sans scrupule. Le scénario de Graham Greene est assez subtil pour ne pas prendre complètement parti. Harry a du charme et du cynisme. Holly a tout de l’américain benêt et sûr de son fait. Entre ces deux hommes, le personnage d’Anna Schmidt, interprété avec retenue et sensibilité par Alida Valli. Sa probité et son attachement à Harry en font le seul être admirable dans cette ambiance de confusion morale et de faux semblants.

    Un personnage absent

    Il n’était pas évident de construire plus de la moitié du film autour d’un personnage absent. Sans la réalisation minutieuse de Carol Reed, le Troisième homme aurait été un exercice bavard et assez mou. Or, la mise en scène du réalisateur anglais est étincelante. La cithare omniprésente d’Anton Karas produit une attente pleine d’agacement chez le spectateur, qui se demande bien quand Orson Welles va apparaître - ce qu’il fera dans une séquence magnifique, à voir de préférence sur grand écran. Le montage et le découpage créent une ambiance fascinante : personnages troubles systématiquement décadrés, gros plans sur les visages énigmatiques, rues désertes et venteuses de Vienne, jonglage expressionniste entre obscurité et lumière. Tout paraît faux et mensonger dans cette ville d’autant que le scénario s’amuse avec le spectateur. La voiture qui embarque soudain Holly fonce-t-elle vers une officine d’espions? La voix gémissante dans la chambre sombre est-elle celle d’un homme ligoté ? On s’amusera des réponses du film qui ne renonce pas à être divertissant.

     

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    Le Troisième homme est classé meilleur film britannique de tous les temps par le British Film Institute. Plus que sa qualité, à mon avis surpassée par d’autres films, cela montre son aura de film culte. Cela tient à sa réalisation et beaucoup à Orson Welles. Deux raisons d’aller le voir cet été.

  • La loi du marché: édifiant reportage

    Il a les yeux fatigués, le front ridé, le verbe désabusé. Dès les premières secondes, Vincent Lindon incarne son personnage si bien qu’il ne paraît pas jouer. Il se met en colère contre un conseiller de Pôle emploi : Il vient de gaspiller quatre mois de sa vie de chômeur dans une formation inutile de grutier. Lindon s’énerve  sans en faire trop, il est excellent.

    Même système, mêmes procédés

    Voici pour le seul compliment que j’ai envie de faire à La loi du marché. Tout ce qui suit n’est pratiquement plus que répétition du même système et de procédés de mise en scène. Un plan serré, qui glisse lentement de Thierry (Lindon), point d’ancrage de la caméra, vers un interlocuteur ramené ou pas dans le cadre. Un interlocuteur flou, hors-cadre, comme symbole de la perte de liens que subit le chômeur. Chaque scène est la confrontation de Thierry à une situation insupportable. De multiples transactions en sa défaveur lui sont proposées. Il est question à chaque fois de faire perdre à Thierry le peu qu’il a. Un acheteur insiste pour qu’il brade son mobile-home en dessous des prix du marché. Une conseillère de sa banque lui propose de vendre son appartement et de souscrire à une assurance décès, pour « protéger » ses proches. Toutes ces scènes sont cruelles et tendent à la justesse. Toutefois, mises bout à bout elles ne font pas un film mais un reportage édifiant sur la condition de chômeur prolétaire. Il n’y a pas d’histoire ni de personnage dans la Loi du marché. Chaque humain est ramené à un rôle fonctionnel, y compris la femme et le fils handicapé de Thierry dont on n’apprendra pas beaucoup plus que ce qu’ils sont : la femme et le fils handicapé de Thierry. Il manque au film des moments gratuits, qui soient dépourvues de valeur démonstrative. Des moments qui échappent à la loi du marché et ses insupportables transactions. De la vie, en un mot.

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    Attention moment de vérité !

    En contraignant son film au summum de l’authenticité situationnelle, avec à chaque scène un panneau « attention, moment de vérité ! », Brizé ne fait que souligner l’artifice de sa mise en scène. Il n’a pas cru à la puissance de la fiction et des personnages, il se retrouve donc à débiter tous les attendus d’une rédaction sur la condition de chômeur et sur l’enfer du monde du travail. Thierry face à sa banque. Thierry face au regard culpabilisateur des autres. Thierry face à l’absurdité managériale dans une grande surface. On me rétorquera que Brizé est allé chercher du côté du documentaire. Si c’est le cas, il n’avait pas besoin de Lindon et pouvait la chercher à travers différents portraits de travailleurs précaires. Le documentaire n’empêche d’ailleurs nullement d’écrire des personnages.

    On peut concevoir ce film comme un équivalent du livre Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas. Un de ces livres-reportage sur la condition précaire, qui avait eu beaucoup de succès. Ce genre de production n’a rien d’infamant, au contraire, on peut être troublé, révolté même par le témoignage de la misère qui écrase les individus. La loi du marché se conformant à ce type de document, il est plus du côté de la production journalistique que du cinéma. Pour s’en convaincre, revoir Rosetta des frères Dardenne, un film qui lui prend vraiment aux tripes.

  • Silicon Valley : we will make the world a better place !

    Pratiquement arrivé au bout de la saison 2 de la série HBO Silicon Valley, j’avoue y prendre un grand plaisir. Ce monde de gourous, de financiers « visionnaires » et de codeurs parlant couramment le java ou le PHP est dépeint avec beaucoup d’humour et de lucidité. La série étant écrite en plus par Mike Judge, inventeur de Beavis & Butthead, on sent une certaine accointance avec la culture de l’entertainment. La saison 1 s’ouvre sur la soirée de lancement d’une start-up qui s’appelle Goolybib, avec comme guest-star Kid Rock, gloire has been de la fusion rap-metal. Un certain sens du ridicule s’installe d’autant que les aspirants milliardaires de l’Internet n’hésitent pas à se poser en bienfaiteurs de l'Humanité, répétant sans convaincre le même slogan, leitmotiv de la série : « (nom de la start-up) will make the world a better place by (pitch marketing) ». La série porte un regard amusé sur cette révolution numérique qui n’est qu’un nouveau nom du capitalisme et une manière de revanche pour des types  collés à leurs ordinateurs 24h sur 24. Eux aussi peuvent devenir très riches, simplement en mettant au point un algorithme révolutionnaire. Monde peuplé de matheux et de techniciens mais hautement irrationnel car derrière ce peuple de geeks, les investisseurs spéculent sur des soi-disant filons, par esprit moutonnier ou parce qu’ils ont des tonnes de fric à écouler. Silicon Valley est bien sûr un divertissement, certainement pas un tract altermondialiste. Néanmoins, la plupart des situations renvoient à l’absurdité qui règne dans cette vallée mythique du rêve américain. Du médecin de la clinique locale, qui propose un suppositoire connecté en bluetooth à votre smartphone (qui vous préviendra si vous allez faire une crise cardiaque !) à l’avocat dilettante qui exhibe sa guitare électrique signée par Larry Page, les personnages secondaires symbolisent la futilité des enjeux de la nouvelle économie.

    Des comédiens qui jouent juste

    Silicon Valley raconte comment le maladroit Richard Hendricks, excellemment joué par Thomas Middleditch, monte sa start-up et rencontre de multiples difficultés pour la rendre viable. On a pu reprocher à cette série sa façon mécanique de déployer sa dramaturgie. En effet, les épisodes reproduisent un schéma: l’équipe rencontre un gros obstacle et parvient à s’en sortir au bout des 27 minutes du format. Ce schématisme s’estompe à la saison 2 dont l’écriture a gagné en qualité et en fluidité. Mais l’intérêt ne réside pas tant dans les rebondissements dramatiques que dans la satire, les dialogues et l’étude des caractères. Je ne connaissais pas un seul des comédiens mais tous, pour la plupart issus de la stand-up comedy jouent juste et sont très drôles : Middleditch bien sûr mais aussi TJ Miller, Zach Woods, Kumail Nanjiani, Martin Starr, Chris Diamantopoulos, Matt Ross. Chacun figure un type de personnage qu’on peut trouver dans la Silicon Valley. TJ Miller joue Erlich Bachman, entrepreneur qui a vendu ses parts dans une startup et joue depuis les investisseurs et les pionniers du web. Ce personnage haut en couleurs et fan de porno a tout du glandeur qui compense son peu d’importance par un sens aigu du baratin. Par contraste, Gavin Belson (Matt Ross), roi de Hooli qu’on devine être une caricature de Google, est un patron « visionnaire » qui conjugue mégalomanie, rapacité et discours new age. Il débite ce genre de niaiserie avec beaucoup de convictions : « Hooli isn't just about software. Hooli... Hooli is about people. Hooli is about innovative technology that makes a difference, transforming the world as we know it, making the world a better place through minimal message-oriented transport layers. I firmly believe we can only achieve greatness if first we achieve goodness.Belson, suivi en permanence par un gourou indien, est une caricature savoureuse de ces nouveaux capitalistes qui dissimulent leur aspiration à la puissance derrière les discours gnangnan et le jargon technologique. Les situations attachés à Belson sont d’autant plus comiques que comme tous ses congénères il est féru de technologies et de gadgets qui ne fonctionnent jamais et le tournent en ridicule.

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    Fucking billionnaires !

    Le capitalisme ancien se retrouve donc derrière le nouveau, qui est paré d’une façade cool et futuriste : les types veulent faire fortune et ne s’encombrent pas trop de remords quant aux moyens d’y arriver. Ils veulent être des « fucking billionnaires ». Arrivant saison 2, le personnage de Russ Hanneman (Chris Diamantopoulos) est hilarant. Il a fait fortune « en mettant la radio sur internet » et depuis se comporte comme n’importe quel nouveau riche du show-business : il est cupide, vulgaire, m’as-tu vu. Il représente une version peu respectable et non refoulée du rêve de fortune de tous les aspirants entrepreneurs. Le fait que la plupart des épisodes se termine par un hip hop gangsta bien senti n’est pas innocent. La façade est peut-être gentille et politiquement correct mais le rêve de tous ces aspirants milliardaires trimant sur leurs ordinateurs n’est-il pas de terminer dans une piscine remplie de cash et de bitches ?

     

  • Trois souvenirs de ma jeunesse: mythologies adolescentes

    Conte de Noël m’avait épuisé avec son trop plein d’hystérie familiale et de références. Même si j’avais apprécié Rois et reines, j’ai une méfiance pour le cinéma d’Arnaud Desplechin, un cinéma intello trop artificiel à mon goût. Trois souvenirs de ma jeunesse est plutôt réussi même s’il cite beaucoup et évoque plein de choses: Hitchcock (le rideau déchiré, Vertigo), Truffaut (la voix off, le côté Antoine Doisnel de Paul Dédalus jeune), La maman et la putain, Stendhal, Soljenitsyne, Platon, le hip hop etc.

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    Construit en 3 souvenirs, souvenir d’enfance, souvenir de l’URSS, souvenir de la passion de Paul pour Esther, le film élabore un récit d’apprentissage qu’il parvient, justement grâce à ses références, à transformer en mythologie personnelle. Paul Dedalus s’est construit sur ces souvenirs : il a été marqué par une relation douloureuse avec ses parents, il a accompli un acte courageux à Minsk, il est parvenu au bout de sa passion amoureuse pour Esther. Desplechin ne prétend pas toucher autrement qu’en évoquant à travers l’apprentissage de Dedalus notre commune jeunesse. Nous sommes tous enfants de notre passé familial, de nos premières amours, des arts que nous découvrons, des enseignements que nous gardons en nous. Le réalisateur se sert pour cela de ses références de cinéphile : Quentin Dolmaire, bravache et beau parleur, fait penser à Jean-Pierre Léaud et Lou Roy Collinet est filmée comme si c’était Kim Novak dans Vertigo. Il y a une scène de fête où il les capte tous deux dans un très beau dialogue muet. La caméra fait zoom arrière sur Paul qui contemple Esther. Une musique à la Bernard Hermann se substitue à celle de la boum. Esther est saisie comme suspendue au milieu des danseurs, se sachant regardée. Quoi de plus beau que cette mythologie du premier amour, avec toutes les scènes que l’on garde en mémoire pour toujours.

    l’amour comme utopie

    Cet épisode amoureux prenant les trois quarts du film, il est fondamental. Son élan naïf et touchant est alimenté par l’activité épistolaire entre les deux amants. Paul plus vieux qualifie cet amour d’ « utopie » et c’est le mot juste pour une expérience qui traverse le temps avec autant de force. Esther dit bien qu’elle rompt avec Paul parce qu’il est loin, pas parce qu’elle ne l’aime plus. Elle couche avec plein de types mais reste amoureuse et il ne se sent pas trahi. D’ailleurs il lui dit bien que si elle le trompe avec un autre gars, il tuera le gars (pas elle donc). Selon Desplechin, la passion reste intacte avec le temps tandis que l’amitié se dégrade. Jean-Pierre l’ami d’enfance profite de son éloignement pour s’approprier Esther. Les retrouvailles vingt ans après entre les deux hommes sont hostiles tandis qu’Esther, absente, demeure présente en eux. Il est rare de trouver un regard si absolu sur l’expérience amoureuse et si méfiant sur l’amitié.

    Il est intéressant de comparer les regards sur la jeunesse d’Assayas dans Après mai et de Desplechin dans ce film-là. Ils ont en commun de mythologiser cet âge et d’y porter aux nues ce qu’ils y ont découvert : les filles, les livres, la musique, les films. Assayas décrivait la jeunesse des années 60 comme une force subversive et collective, aiguillée par la politique ou par l’art. Cette génération se prenait néanmoins très au sérieux et le film d’Assayas manquait d’humour. La jeunesse des années 80 de Desplechin est peu politisée et plus légère. De nombreuses scènes sont drôles comme celle du deal de shit ou de la colère de Paul contre Bob. Avec tous ses artifices, sa propension à citer et à exhiber ses très bons goûts, Desplechin réussit ces trois souvenirs de jeunesse en alliant légèreté et gravité.