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La Zone d’intérêt (Jonathan Glazer)

C’est par la nausée que se conclue ce film assez sidérant du britannique Jonathan Glazer. Les dernières images montrent un Rudolf Höss (Christian Friedel), commandant du camp d’Auschwitz plié par des vomissements. Si le spectateur normal en partage la sensation, sonné par ce qu’il vient de voir, il ne s’identifie nullement à ce « manager » SS stressé par le fait de devoir exterminer rapidement des centaines de milliers de gens. Par son dispositif filmique fait de caméras fixes mais s’interdisant les gros plans et les travellings, le réalisateur instaure pour le spectateur un principe de distance inhibant à priori l’identification. Je dis à priori car les images de la famille Höss installée dans un pavillon confortable en bordure des infrastructures d’extermination seront particulièrement familières à tout spectateur vivant une vie matérielle occidentale. Il ne s’agit d’ailleurs pas que du confort d’une belle maison avec grand jardin. Le scénario multiplie les moments banals d’une vie de famille, terriblement familiers pour tous. Rudolf et Hedwig Höss (Sandra Huller) s’inquiètent pour la santé et l’éducation de leurs enfants. Ils se font évidemment du souci pour leur propre réussite sociale et leur bonheur alors que le mari est soumis à une forte pression de sa hiérarchie. Ils sont si loin et si proches de nous par leurs préoccupations que ça en est déstabilisant et c’est bien le but recherché dès l’entame. Ce sont des gens ordinaires proches de nous par le mode de vie.

Premières secondes du film : un fond noir sonorisé par la musique vibrante de Mica Levi nous fait entrer dedans comme dans un vortex puis on distingue des chants d’oiseau. Une famille se repose dans la nature au bord de l’eau. L’image est belle et cela semble étrange. Mais ils prennent la voiture et se retrouvent dans cette « zone d’intérêt », à côté du camp d’extermination qu’il sera impossible d’occulter. Auschwitz résonne en permanence de grondements industriels, Auschwitz ne peut être dissimulé, même par un mur de végétation. La puissance de ce dispositif fait de caméras fixes doublé d’une bande sonore constante est de nous révéler l’impossibilité d’ignorer l’horreur qui se passe à quelques mètres. Alors que ses enfants vivent leur vie de jeux et de contes presque innocents, Hedwig Höss a beau se préoccuper de ses fleurs, de sa belle propriété, de son confort, quelque que soit l’angle de vue, Auschwitz est là, omniprésent. Un très beau plan large voit toute la famille s’amuser dans la piscine, sous le soleil et on distingue une fumée de locomotive couvrant progressivement l’horizon. Même quand le bruit du camp s’atténue, il y a le mirador ou il y a les fumées noires épaisses s’échappant des cheminées. Même quand on fait du bateau sur une belle rivière, on peut trouver dans l’eau quelque chose qui terrifie comme s’il allait vous contaminer. Le Mal est partout mais encore faut-il accepter de le voir. Avec toute la dureté qu’y met Sandra Huller, Hedwig Höss a décidé que l’extermination des juifs était une bonne chose pour elle et son mari et quand sa propre mère décide de partir, sans doute déstabilisée par ce qui l’entoure, elle préfère éluder les raisons. Dans ce couple, le mari semble le plus anxieux et le plus "touchant". Il lit des contes à ses enfants et se montre particulièrement attentif aux animaux (son cheval, un chien de race) mais la connaissance que nous avons de ce qu'il entreprend nous le rend presque plus odieux que sa femme. Ils se caractérisent tous les deux par une absence totale de culpabilité ou de doute. La zone d’intérêt nous montre que des êtres humains ordinaires peuvent accepter l’horreur par simple égoïsme, parce qu'ils en profitent. Les Höss savent que leur réussite est bâtie sur une montagne de cadavres. Ce sont des nazis convaincus, se vivant pionniers du lebensraum (espace vital) défini par Hitler. C’est grâce à la volonté d’expansion vers l’Est qu’ils sont montés socialement. Hedwig rit à gorge déployée en montrant son domaine à sa mère ou en évoquant avec son mari ses séjours touristiques. Ils sont comme des seigneurs, lui contemplant son camp à cheval et elle tyrannisant ses servantes polonaises.

Sans avoir à nous amener dans le camp même, Glazer parvient par de simples scènes d’intérieur et de dialogues à nous faire comprendre la nature froidement industrielle et managériale du nazisme dont Rudolf Höss est un acteur zélé et minutieux. Voulant « améliorer les rendements », il discute de nouveaux procédés industriels. Il ne dit pas tuerie ou massacre mais cadences, chiffres à atteindre. Attentif à la bonne tenue du camp, il édicte des ordres pour que ses SS ne touchent pas aux parterres de lilas ! La machine de mort construite par les nazis produit un lexique froid, technique, économique occultant sa propre barbarie. Même si l’espèce humaine est censée se distinguer des autres par sa moralité, les humains peuvent choisir de s’affranchir de la morale, en regardant ailleurs, en se bouchant les oreilles, en remplaçant les mots par d’autres. On ressent la puissance morale du cinéma et de la mise en scène de Glazer qui en refoulant l’Holocauste en hors-champ nous le révèle tout cru, dans l’apparente banalité de toutes ces séquences.

Le dégoût augmentait et j’avais hâte que le film se termine. J’avais la tête qui tournait au sortir de la salle.

On complètera si besoin la vision de ce film puissant et dévastateur par celle du Fils de Saul de Lazlo Nemes, auquel j’avais trouvé des limites mais qui peut tout à fait s’associer à la Zone d’intérêt, par sa volonté de nous montrer l’intérieur du camp de la mort.

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