John Huston
A Normal Family (Jin-Ho Hur)

En ce début d’été dans les salles, on peut goûter ce mélange de mécanique scénaristique efficace et de satire anti-bourgeoise que propose A Normal Family. La famille du titre, appartenant à la grande bourgeoisie coréenne, est tout à fait normale dans ses aspirations à la réussite matérielle, dans son besoin de donner la meilleure éducation à ses enfants et dans une certaine prétention à la moralité. Une première séquence « fait divers », un litige routier qui tourne mal, permet au scénario de lier au même événement ces deux frères que tout oppose. Jae-gyu (Jang Dong-gun) est l’avocat cynique qui prend la défense du chauffard tandis que Jae-wan (Sul Kyung-gu) est le bon docteur intègre qui veille à la santé de la fillette blessée lors de l’accident.
A ce pénible fait divers routier, le spectateur imagine une suite en forme de procès et une opposition frontale entre les deux frères, nourrie par leurs complexes familiaux et par la rivalité de leurs deux épouses. Après le décès de sa première femme, Jae-gyu a épousé une femme belle et plus jeune, Ji-su (Claudia Kim) alors que Jae-wan est marié à une femme plus âgée, Yeon-kyung (Hee-ae Kim) qui nourrit une profonde hostilité vis-à-vis de sa belle-sœur. Le même effet de symétrie est alimenté par le scénario concernant les enfants adolescents : fille de l’avocat, Hye-yoon est une adolescente matérialiste à l’air épanoui alors que son cousin Yang Si-Ho semble complexé par le harcèlement scolaire subi depuis des années.
A Normal Family est structuré par une superposition d’oppositions qui ne demande qu’à enfler et à exploser. Et pourtant la situation matérielle est plus que confortable pour les deux branches familiales. La caméra met en valeur des intérieurs cossus, propres, lustrés. Les deux ménages bénéficient d’aides ménagères, ils n’expriment aucun problème d’argent si ce n’est que Jae-wan et sa femme ont accepté d’héberger leur mère, vieille femme particulièrement agressive, ce qui alimente la rancœur entre les deux couples. Dans un écrin très bourgeois et luxueux, Jin-Ho Hur, qui est réputé être un réalisateur de mélodrames, laisse monter l’agressivité familiale, dont il accentue les éclats par une musique frénétique. Les deux séquences de dîner dans le même restaurant huppé, où les deux couples sont censés apaiser les tensions et sauver les apparences, témoignent d’un crescendo dans la violence qui saisit le spectateur. A travers ses dialogues, le film fait également le constat d’une violence généralisée dans les rapports sociaux en Corée du Sud : la mère engueule la belle-fille, l’adolescent est violenté par ses camarades, le supérieur morigène ses subordonnés. On est bien loin de l’harmonie et du consensus qui sont censés régir une société confucéenne.
Dans une société autant travaillée par la violence, le scénario pose donc les bases d’une confrontation à priori limpide entre cynisme et intégrité pour mieux la subvertir ensuite. Il faut dire (attention demi-spoiler !) que les deux adolescents commettent l’irréparable et que les parents se posent la question légitime : devons-nous punir nos enfants, les dénoncer à la justice ou bien les préserver pour leur permettre de réussir leur vie ? Au cours de confrontations de plus en plus crispées à l’intérieur et entre chaque couple, le spectateur s’identifie naturellement à ce type de dilemme moral : si mon enfant commet un crime, vais-je le sanctionner ou bien le protéger par pur instinct familial ? Cette situation intenable est censée confirmer les antagonismes de départ : en bon avocat cynique, Jae-gyu va protéger sa fille tandis que le très strict Jae-wan va dénoncer son fils, au risque de saborder son couple. Ce n’est évidemment pas tout à fait comme ça que le film va se dénouer. A ce titre, l’un des traits les plus intéressants de ce Normal Family est de dénoncer crument les prétentions morales de la bourgeoisie, comme si le bien était un attribut naturel de cette classe sociale. Le personnage qui m’a paru le plus intéressant est Jae-wan, ce chirurgien à l’éthique irréprochable, dont l’épouse peine à supporter la supériorité morale. L’interprétation de Sul Kyung-gu fait ressortir un personnage orgueilleux dont le souci n’est pas tant que son fils soit une personne honnête mais une personne qui lui ressemble absolument. Son rôle illustre ce souci de la haute bourgeoisie qui est de préserver la haute idée qu’elle se fait d’elle-même.
Au cœur de ce drame bien mené, les enfants sont un enjeu essentiel pour l’élite bourgeoise. Afin de perpétuer la position de leurs parents, Ils se doivent de réussir et d’être des gens bien. Or le crime violent des enfants met à jour l’échec moral des parents. Tout en leur garantissant un confort matériel, ces gens ont été incapables de transmettre les notions de bien et de mal à leur progéniture. On le devine : la famille normale « bourgeoise » est condamnée à exploser. Certes, il faut en passer par des artifices de scénario que certains trouveront factices mais cette adaptation du roman néerlandais Le dîner d’Herman Koch, est une bonne surprise de plus apportée par le cinéma coréen.