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Les graines du figuier sauvage (Mohammad Rasoulof)

Mohammad Rasoulof est sous surveillance des autorités iraniennes depuis 2010. Sa situation s’est dégradée lors du festival de Cannes 2024, quand le régime des Mollahs l’a condamné à 8 ans de prison pour « collusion contre la sécurité nationale ». Il était inévitable que le cinéaste quitte le territoire clandestinement. On imagine un de ces gardiens de la Révolution, soutien de la théocratie et censeur de profession, découvrir horrifié les 2H48 des graines du figuier sauvage. « Traître », « agent de l’extérieur », « mensonges »… ce qui est montré à l’écran ne peut être qu’insupportable pour un pion de ce pouvoir. Même si le film utilise abondamment le registre métaphorique, il ne se cache derrière aucun symbole hermétique ou aucune ambiguïté pour dénoncer la dictature et pour en appeler à son renversement.

Le récit se situe au cœur d’une famille de la classe moyenne de Téhéran. Iman (Missagh Zareh) et Najmeh (Soheila Golestani) élèvent leurs deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki) dans le bien-être matériel d’un appartement tout équipé. Iman est fonctionnaire et vient d’être promu comme enquêteur dans l’appareil répressif. C’est une chance pour lui de monter les échelons et pour elle d’acquérir un confort supplémentaire, peut-être un appartement plus spacieux. Les dialogues nous font rentrer dans l’intimité d’une famille conservatrice favorable au pouvoir. L’objectif de Najmeh est de faciliter la nouvelle vie de son mari et de protéger ses deux filles du tumulte social et politique qui gronde contre le pouvoir. La promotion d’Iman arrive au moment crucial de la mort de Mahsa Amini. La jeunesse et notamment les étudiantes manifestent contre le port du voile islamique au cri de Femme, Vie, Liberté. Les portables relaient les vidéos des tabassages et des exactions policières. Quelque chose du dehors ébranle le cadre rigide des lois de l’Etat qui, pour Iman et Najmeh, se confondent avec les lois divines. Sur les deux premiers tiers du film, la plupart des scènes se situent en intérieur (appartement familiale, voiture, bureau d’Iman) et le travail de réalisation consiste à montrer comment le cadre familial strict, contrôlé, verrouillé, enfermé, tente de résister mais se retrouve débordé par le dehors et progressivement envahi par la paranoïa. Les fenêtres qu’on doit fermer pour ne pas entendre les protestations du dehors, les rideaux qu’on tire nerveusement quand on suspecte du grabuge dans la rue, ces gens comme la jeune Sadaf qu’on ne doit pas faire rentrer ni rester… l’insécurité du dehors incite à l’enfermement. Le film multiplie les cadres étroits jusqu’à ceux des écrans de smartphone montrant la répression.

Les images des manifestations sont récupérées de la vie réelle. Rezvan et Sana les consultent en cachette mais leur mère veille : elles doivent suivre les règles, ne fréquenter personne, ne surtout pas compromettre la situation d’Iman. Alors que le père de famille, sous pression, participe à l’emprisonnement et à la condamnation de centaines de personnes, il faut préserver dans le cadre privé le statu quo voulu par le régime, même quand on en voit les conséquences effrayantes sur la meilleure amie de Rezvan  - la jeune Sadaf. Le dialogue se joue entre la mère et ses filles comme une suite ininterrompue d’injonctions, de mises en garde et d’interdictions. Dans une ambiance oppressante d’enfermement, on assiste au combat inégal d’une génération contre l’autre : celle religieuse et conservatrice qui a grandi après la révolution de 1979 contre celle des réseaux sociaux, plus libérale, qui ne peut plus supporter les mensonges servis par la propagande d’État.

Si le régime tient aussi bien alors qu’il est isolé par un embargo et honni par sa propre jeunesse, c’est parce que ces gardiennes du foyer comme Najmeh protègent de toutes leurs forces le pouvoir masculin. Solidaire de son mari, elle préfère réprimer ses filles que remettre en cause son autorité. A l’intérieur des familles, des mères comme elle domestiquent leurs filles, terrifiées à l’idée qu’elles soient libres de leurs choix (« qu’elles se promènent toutes nues »). Rasoulof dissèque ainsi les ressorts de ce pouvoir qui vacille mais repose sur des fondations difficiles à mettre à bas. Il emploie le registre métaphorique pour caractériser cette domination qui semble solide comme la pierre. Iman dont le nom résonne comme « imam » (guide religieux) est enquêteur et juge. Il représente la loi divine et en tant que juge il possède la vérité officielle. Il représente Dieu et il l’est pour sa famille. Son pouvoir est incarné par un pistolet qu’il doit garder absolument pour se protéger, arme renvoyant à la fois à la violence qu’il peut exercer et à la dimension phallique de son autorité. On perçoit un décalage évident entre cette accumulation de pouvoirs et le jeu extrêmement fébrile de Missagh Zareh. Déjà stressé par son travail, quelque chose s’effondre en lui quand il perd son pistolet dans l’appartement. Il suspecte sa femme et ses filles et finit par employer les moyens répressifs qu’il connaît sur sa propre famille. L’intrigue glisse lentement vers la folie. Comme le régime, Iman enferme les gens tout en s’emmurant lui-même dans la paranoïa. Alors qu’il est aimé par ses filles, qu’il était peut-être un homme raisonnable, il n’est plus qu’un père dévoyé par le pouvoir qui l’emploie.

Le dernier mouvement du film est audacieux tout en se chargeant d’une certaine beauté plastique. Iman emmène sa famille sur sa terre natale pour la préserver. On découvre le cadre minéral et monumental d’une cité ancienne dont ils ont l’air d’être les seuls habitants. Les paysages secs et désertiques tranchent avec l’étroitesse des intérieurs de Téhéran. Dans cette séquence que je ne raconterai pas en détails, Rasoulof éclate le cadre du huis-clos pour mettre en scène un combat final qui ressemble à du western. La maison du père est comme un fort assiégé dont on doit libérer les prisonniers. Dans un labyrinthe de pierre, la séquence finale montre le duel synonyme de résolution, entre Iman devenu Minotaure et les femmes qu’il veut soumettre. Rasoulof annonce la fin inéluctable d’un régime aussi fantomatique que ce paysage dénué de vie et qui finit par s’écrouler sur lui-même. Cette conclusion pleine d’espoir était annoncée dès l’entame du film expliquant son titre : "Les graines du figuier sauvage sont contenues dans des déjections d’oiseaux et chutent sur d’autres arbres. Par la suite, elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. Apparaissent alors de nouvelles branches qui enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Enfin, le figuier sauvage se dresse, libéré de son socle". Avec ce film âpre et admirable, Rasoulof croit à cette libération mais ne laisse aucun doute sur la difficulté de l’entreprise.

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