John Huston
Armaggedon time (James Gray)
L’ « Armaggedon time » biblique invoqué par le candidat Ronald Reagan désigne le moment décisif du combat entre Bien et Mal. En 1980, le futur président se voyait comme le chevalier victorieux du Bien contre la décadence de l’Amérique. Mais pour le jeune Paul Graff (Banks Repeta), incarnation de James Gray adolescent, se jouait une lutte sourde pour ne pas devenir le rejeton de ce pays-là. Un pays assez féroce et raciste pour que son copain Johnny (Jaylin Webb), seul afro-américain de sa classe, soit sans cesse ramené à sa couleur de peau et à un rôle trop facile de fauteur de trouble. James Gray invoque sa jeunesse mais ne se complait nullement dans la nostalgie. L’émotion affleure plusieurs fois mais l’intime est toujours rattrapé par le politique et par l’Histoire qui se fait. Ici c’est Graff au lieu de Gray et le cinéaste n’oublie pas de citer le nom de ses grands-parents Greyzerstein qui ont fui les pogroms tsaristes pour se réfugier en Amérique. Sachant qui on est et d’où on vient, on reste sur ses gardes.
L’ « Armagideon time » du groupe The Clash est un hymne reggae-rock aux paroles révoltées (A lot of people won't get no supper tonight / A lot of people won't get no justice tonight / The battle is gettin' hotter / In this iration / Armagideon time). La chanson revient plusieurs fois dans le film ainsi que la légendaire Rapper’s delight de Sugarhill Gang, premier tube hip hop mais il n’en est pas fait un usage vintage ni décoratif. Le cinéaste utilise ces quelques chansons comme un écho politique de l’époque mais qui reste souterrain. Elles sont dans l’air mais captées par des originaux comme Paul ou des marginaux comme Johnny. Pas un tube pop ou disco ne vient convoquer un quelconque esprit festif new yorkais, pas de clichés façon Studio 54. En écho à la gravité du film, la photographie de Darius Khondji privilégie les tons bruns et gris, les ombres et les nocturnes. On n’est pas à New York mais dans le peu flamboyant Queens, quartier de classes moyennes laborieuses. Les repas de famille et les conversations montrent des gens absorbés par les problèmes de travail, d’éducation et d’ascension sociale.
Paul est parfois emporté par ses rêves d’Art ou d’espace mais il y a toujours un adulte pour le réveiller et le ramener à la réalité. On remarquera que contrairement à d’autres films sur l’adolescence (cf. le récent Liquorice pizza de Paul Thomas Anderson), celui-ci délaisse complètement la thématique sentimentale. Paul est sans doute trop jeune pour l’amour et les seuls moments d’extase qu’il éprouve sont au contact de l’Art représenté par un tableau de Kandinsky au Guggenheim. Non dénuée de moments amusants mais plongée dans une atmosphère d’inquiétude et de compétition sociale, l’enfance que décrit le cinéaste n’est pas un vert pâturage mais l’apprentissage de la dureté de la vie et de la bêtise du monde adulte.
Gray montre le paradoxe des familles américanisées comme la sienne (juive), qui ont connu le racisme et ont trop peur de perdre quelque chose si elles ne s’élèvent pas socialement. Elles préfèrent regarder vers le haut (l’élite WASP raciste) que vers le bas (noirs et latinos). Même si l’observation sociale donne une tonalité lucide et désabusée, Armaggedon Time n’en reste pas moins poignant par l’addition d’acteurs formidables. Anthony Hopkins surnage dans un rôle de grand-père plein de tendresse et d’intelligence mais aucun rôle n’est vraiment monolithique, ni celui de la mère contrariée dans ses aspirations (excellente Anne Hathaway), ni celui du père (Jeremy Strong) dont on juge trop rapidement le simplisme. Le monde adulte est décrit avec sévérité mais les enfants eux-mêmes éprouvent leurs propres limites. Paul n’est pas un parangon de courage ni de force de caractère. Il est comme tout adolescent perméable au conformisme et à la connerie ambiante. Johnny est quant à lui un très beau personnage qui en tant qu’afro-américain fait trop tôt l’apprentissage de la lucidité. Il a 11 ans mais il a déjà compris le sort que lui réserve le monde : celui d'être marginalisé et de rester dans l’ombre, caché dans la cabane de son copain, comme une chose honteuse. Il a compris que tout était joué pour lui. Quand il ouvre la bouche, ses paroles ont un ton ferme qui n’a rien d’enfantin.
L’année 1980 est décrite comme une année de transition vers quelque chose de sombre et d’encore mal défini. Le collège d’élite dans lequel ses parents décident d’envoyer Paul est financé par Fred Trump, père de Donald qui ne tardera pas à devenir ce monstrueux symbole de réussite que tout le monde connaît. Course au fric, apologie de la compétition, morale réactionnaire, pas de doute, les années 80 vont sentir mauvais. Ce regard de James Gray sur sa jeunesse et sur l’Amérique, à la fois acide et tendre donne un des plus beaux films de cette année 2022.