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Les colons (Felipe Galvez Haberle)

On pourrait appeler ce premier film Naissance d’une nation si ce titre légendaire ne renvoyait à l’œuvre raciste de D.W. Griffith. Idéologiquement, ce premier film du chilien Felipe Galvez nous évoque plutôt Les veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano (essai de référence sur la prédation du continent) et ne glorifie aucunement les colons de son titre. On parle ici d’une nation coloniale, le Chili, dont la formation comme celle de l’Argentine voisine a été entachée de génocides contre les populations indiennes de Patagonie. On pourra lire sur Wikipedia par exemple les articles sur l’extermination des indiens Selk’nam ou Ona.

1901. Les plaines désolées de la Terre de feu se couvrent de clôtures et peu importe qu’il y ait des communautés indiennes dessus, elles appartiennent à Jose Menendez, « rey de Patagonia », roi du mouton et de la laine, qui veut se débarrasser des autochtones. Soldats perdus comme MacLennan (Mark Stanley) ou cowboy tueur d’indiens comme Bill (Benjamin Westfall), les hommes règlent les problèmes par la violence. La vie humaine y a peu de valeur, comme le montre la première séquence du film. Quand on est un Indien ou un métis tel le jeune Segundo (Camilo Arancibia), on garde sa langue pour soi, pour rester en vie. Menendez commande à MacLennan une expédition vers la côte Atlantique visant à « pacifier » ses terres. Il sera accompagné de Bill et de Segundo, engagé pour son habileté au tir. Tout en faisant témoignage de tueries et d’atrocités avérées dans cette partie du monde, ce premier long métrage à l’esthétique puissante fait le portrait de ces « pionniers » du Nouveau monde, ces colons qui ont fait le sale boulot des grands propriétaires terriens. Ce sont des aventuriers, déserteurs, mercenaires, hommes de main guidés par la cupidité, condamnés à la mort dans un territoire sans loi. Même si leurs équipées font penser aux conquistadors d’Aguirre la colère de Dieu de Werner Herzog, ils n’ont pas d’Eldorado auquel se raccrocher. 1901 c’est encore le Far West au Chili, quelques années avant que le pays se « civilise ». On s’est contentés de tuer les « indios » froidement, sans pitié, parce qu’ils étaient là et qu’ils faisaient concurrence aux moutons. Ensuite, les meurtriers comme leurs victimes se dissolvent dans la mémoire perdue du Chili. Il ne reste plus que les fortunés Menendez et leurs alliés politiciens pour présider à la naissance d’une Nation. On peut regarder sur le web, la famille Menendez existe toujours, elle se porte bien et a fait en sorte de réécrire l’histoire du pays à leur avantage.

La réalisation de Galvez vise à immerger le spectateur dans un environnement rude et hostile, balayé par les vents, sans lui donner les dimensions héroïques du western américain. Le format d’image est le 1:33 quasi carré dont les gros plans sur les visages rendent une sensation d’oppression. Les sons sont amplifiés pour mieux remplir ces espaces de landes vides de végétation. On se sent vite fasciné et en même temps effrayés par ces plans magnifiques qui ont quelque chose de menaçant. Le cinéaste utilise les lignes de cassure imposantes entre plaine et ciel strié de nuages, plaine et montagnes, entre lande et forêt. Les perspectives sont tellement larges et profondes qu’on cherche des points de repère quelque part au loin. Le vide de ce paysage hostile fait écho au vide moral des personnages. Les cavaliers plaisantent sur le fait qu’ils auraient dû se faire accompagner d’un prêtre. Ils savent leur équipée amorale et quand ils tuent dans le brouillard (séquence saisissante), on ne voit pas leurs victimes déjà plongées dans le néant.

Les colons est un western cru et sanglant. Dans ce récit sans espoir, Segundo serait un très lointain cousin du Martin Pawley, métis cherokee de la Prisonnière du désert mais à la différence du personnage de John Ford qui tempère les pulsions racistes de John Wayne, Segundo est un personnage impuissant qui n’a que le silence et son regard à opposer à McLennan. De toute façon s’écrie le lieutenant, les Indiens ne parlent pas. Les indigènes sont privés de voix et on se dit qu’en leur coupant les oreilles, les colons les ont aussi privé d’entendre leur propre histoire. Il reste toutefois ce regard et ces yeux incandescents, ceux de Kiepja (Mishell Guaña) qui n’oublieront rien. Le dernier plan, fixe, résume cette puissance du regard et indirectement celle du cinéma qui rend leur regard aux victimes oubliées de la mémoire chilienne.

On ne sait pas si c’est une tendance qui va s’amplifier mais quelques films récents recommencent à documenter sans fard des épisodes historiques de massacres coloniaux, faisant ressortir la violence contre des populations indigènes. Avant Les colons, on a vu Killers of the flower moon de Scorsese et  aussi le très sanglant The Nightingale de Jennifer Kent, sur le génocide des aborigènes de Tasmanie. Ils sont tous à voir.

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