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The Brutalist (Brady Corbet)

The Brutalist n’est pas à proprement parler une saga sur l’architecture brutaliste aux Etats-Unis et ce n’est surtout pas une success story. Avant de découvrir ce film de Brady Corbet, acteur dont c’est le troisième long métrage, je m’imaginais à tort une fresque cinématographique aux images monumentales, décrivant comment Lazlo Toth (Adrien Brody) émigre aux Etats-Unis et parvient par son talent à devenir un architecte majeur dans son pays d’adoption. Abandonnant une Europe dévastée et traumatisée par le nazisme, repartant de zéro, il parviendrait non sans peine à surmonter le racisme latent vis-à-vis des immigrés juifs hongrois. Trop biberonné au genre du biopic et à un certain optimisme du cinéma américain, je m’étais trompé. La première séquence du film est un avertissement au spectateur. Sur une musique assourdissante, Lazlo s’extrait d’une obscurité chaotique, la caméra accompagne son corps dans un mouvement de foule dont on a du mal à deviner où il se situe. Il émerge enfin dans la lumière, sur le pont d’un bateau et l’Amérique se présente à lui par une vue inversée de la Statue de la Liberté. C’est certes un mouvement d’ascension, depuis la cale jusqu’à l’air libre mais cette statue tête en bas n’est pas un bon présage.

The Brutalist est un faux biopic, déroulant de 1945 à 1980 la vie d’un personnage qui n’a pas existé. Même s’il n’a plus rien et a tout perdu en Europe, Lazlo Toth demeure un homme d’avenir, issu d’une école architecturale reconnue dans le monde, le Bauhaus. Dans l’attente de son épouse Erzsébet (Felicity Jones) et de sa nièce Zsófia (Raffey Cassidy) restées sur le vieux continent, il s’installe à Philadelphie. Il est hébergé par son cousin Attila (Alessandro Nivola), entrepreneur ayant troqué son identité juive pour l’identité américaine. Sa vie change quand lui et Attila sont contactés par Harry Lee (Joe Alwyn), héritier du milliardaire Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce). Le fils souhaite aménager pour son père un nouvel espace de bibliothèque dans leur belle propriété. Le résultat lumineux et moderne révèle au spectateur le talent de l’architecte. Dans sa première partie d’une 1H40 avant entracte, il y a dans la vie de Lazlo Toth une forme de mouvement ascendant mais se heurtant souvent à des murs. A l’image, The Brutalist multiple les lignes horizontales ou verticales décrivant le destin ascendant mais contrarié du personnage. Il y a cette route à la destination incertaine dont la perspective élève peut-être vers un avenir meilleur. Mais il y a aussi cette file horizontale pour la soupe populaire, où l’immigré rencontre Gordon (Isaac de Bankolé), un père de famille afro-américain aussi démuni que lui. En situation d’échec, il se retrouve avec Gordon sur une grue fendant le ciel à l’horizontal. Ils sont ouvriers sur des chantiers de Philadelphie, sans perspectives de réussite, quand Harrison Van Buren vient confier à Lazlo le projet d’un centre culturel et religieux. Dans un club de jazz où il fête sa bonne chance, un rayon de lumière vertical découpe le plan, le spectateur se remet à y croire !

Cette première partie a un petit peu du conte de fées mais le dialogue et les situations ne cessent d’avertir du caractère fragile de la situation. A l’image des monuments qu’il aime concevoir Toth est un homme d’un bloc, sûr de son talent mais trop « étranger » pour contrer la duplicité des gens qui l’emploient. Autour de Lazlo, les portraits des « bons américains » sont dévastateurs, que ce soient des nouveaux convertis comme Attila ou les Van Buren, WASP fortunés et distingués. Guy Pearce compose un personnage en surface, cachant sa brutalité et son racisme derrière le masque d’ami des Arts et d’hôte généreux. Quand l’entracte survient, le spectateur attend avec impatience l’érection du monument que Lazlo a brillamment vendu à son mécène et à la municipalité de Doylestown. Des extraits de vieux films promotionnels décrivent le développement industriel de Philadelphie. Le projet de Van Buren participe de la croissance économique, les buildings sont la preuve verticale d’une ère florissante. Les Américains ont beau être hypocrites, superficiels et avides de réussite, la destinée de Lazlo Toth semble s’inscrire dans la prospérité de son pays d’adoption.

Le titre de la première partie, « L’énigme de l’arrivée » traduit l’incertitude rencontrée à l’arrivée en Amérique alors que la deuxième partie intitulée « la dureté de la beauté » marque une rupture de ton. Lazlo accueille Erzsébet et Zsófia aux Etats-Unis. Les deux femmes sont dévastées par la guerre : souffrant d’ostéoporose, Erzsébet se déplace en chaise roulante et Zsófia ne dit pas un mot. Il n’est jamais fait mention de ce qu’ils ont subi en tant que juifs et pourtant le film nous renvoie sans cesse à un mal-être qui ne peut pas se dire. Le maigre enthousiasme né de la première partie s’étiole. Le rêve américain, qui n’en était pas vraiment un, tourne à l’amertume. La construction du centre communautaire en haut d’une colline est ralentie par les conflits d’ego et les histoires d’argent. La deuxième partie de The Brutalist est en fait un chemin de croix pour le couple, dont l’identité juive et la souffrance que cela a engendré sont complètement étouffées. La saga architecturale est mise au second plan. Le désenchantement vécu par Lazlo et Erzsébet se décline en une suite hachée de scènes intimes oppressantes. La verticalité a presque disparu de cette seconde partie du film, dans laquelle Brady Corbet multiplie les scènes d’intérieur, plongées dans la semi-obscurité et la tristesse. Autrefois membres de l’élite intellectuelle hongroise, ils sont devenus les subalternes d’une société qui les « tolère » tout juste. Ils sont reclus en Amérique. L’histoire racontée jusqu’en 1960, avant l’épilogue de 1980, est aussi celle d’un échec économique. Alors qu’il travaille pour des gens très riches, son couple vit modestement. Il lutte pour imposer sa vision d’artiste et fait le constat qu’il n’y a pas de place pour eux dans ce pays, que « tout est pourri » et que la façade d’honorabilité des Van Buren n’est qu’un leurre. Le scénario laisse hors champ aussi bien les souvenirs terrifiants de l’Holocauste que la vie intime des Van Buren dont certaines attitudes et paroles saisies à la dérobée nous font comprendre qu’elle est particulièrement malsaine. Comme pour un monument architectural, le spectateur doit constamment chercher l’implicite et le non-dit derrière les situations.

La figure de l’architecte dont la création s’impose à la vue de tous est idéale pour incarner l’artiste visionnaire. On garde en mémoire Le Rebelle de King Vidor (1949) inspiré d’un roman d’Ayn Rand. Tout à son simplisme, il faisait de l’architecte Howard Roark (Gary Cooper) un génie qui à force d’orgueil et de volonté triomphe de la médiocrité et des déterminismes qui l’entourent. The Brutalist est un démenti catégorique au Rebelle sur le fond comme sur la forme, le film de Vidor étant lumineux et tout en verticalité puissante. La force de caractère et les idées brillantes ne suffisent pas. Lazlo Toth est plombé par ses démons intérieurs et par sa condition de juif rescapé. Aux yeux de ses protecteurs, il n’est qu’un métèque prétentieux et cela se conclut de manière humiliante, brutale, presque invraisemblable dans une carrière de marbre de Carrare puis dans le fracas d’une mise au point chez les Van Buren. Quand l’épilogue arrive en 1980, on ignore où a vécu Lazlo entre 1960 et 1980 et comment il a trouvé les ressources psychologiques pour survivre moralement et continuer son activité. On a du mal à croire qu’il ait pu continuer à exercer dans un pays qui souille à ce point les artistes comme lui.

C’est par les ellipses et le maintien dans l’implicite de thématiques lourdes (l’Holocauste, l’exil, l’antisémitisme, le retour possible en Israël) que The Brutalist captive son public sans produire de longueurs. Le montage haché de séquences semblables à de courts chapitres de roman dynamise le récit. Sa durée imposante (3h34), son découpage et son entracte en font une œuvre cinématographique mutant vers la grande littérature, celle des romans historiques américains comme ceux de Philip Roth. Condensé de désillusion, The Brutalist produit le paradoxe d’une anti-saga oppressante et glaciale tout en suscitant de la compassion pour Lazlo et Erzsébet grâce aux formidables compositions d’Adrien Brody et de Felicity Jones. Après les mémorables Killers of the flower moon de Scorsese (2023) ou Armaggedon time de James Gray (2022), voici un autre film noirâtre sur ce que l’Amérique réserve de mépris pour ses minorités et ses marginaux.

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