John Huston
L’Accident de piano (Quentin Dupieux)

Est-ce que Quentin Dupieux a entendu certaines critiques concernant son cinéma avant d’écrire et de réaliser son Accident de piano ? Pour les plus négatifs, on parlait à propos de ses films d’idées de scénario laborieusement délayées sur 1h15 et de récits ludiques tournant parfois à l’eau de boudin. En sortant de la salle de cinéma, il s’agissait de trouver un sens évident à des situations absurdes et cauchemardesques. J’en venais donc à apprécier environ un film sur deux, en me disant que j’avais mieux compris les premiers, moins bien les seconds ! Yannick, Le Daim ou Incroyable mais vrai me paraissaient brillant alors que j’avais plus de mal à m’enthousiasmer pour Au poste, Daaaaaali ! ou le Deuxième acte.
Dépourvu des effets buñueliens habituels (pas de rêve qui s’enchâsse dans un autre rêve) ou de situations surnaturelles (pas de grosse mouche trouvée dans un coffre de voiture), ce dernier film est plus normal que ses prédécesseurs par sa durée (1h30) et par le fait qu’il décrit un personnage réaliste enfanté par la modernité. Magaloche est une youtubeuse qui tire son succès considérable de vidéos courtes où elle se fait mal. Insensible à la douleur, elle accumule les vues et l’argent en recevant des coups de batte de baseball ou en se faisant écraser par un lave-linge ! Un personnage pareil chez Dupieux ne pouvait être qu’un être humain antipathique et agressif. Le portrait qui en est fait est particulièrement méchant. Cheveux courts un peu ébouriffés, l’insulte constamment en bouche, Adèle Exarchopoulos arbore un appareil dentaire qui la fait ressembler littéralement au personnage de Shelly, l’affreuse sœur de Stan dans le dessin animé South Park. La ressemblance est tellement troublante qu’on s’imagine Dupieux et pourquoi pas son actrice puiser dans l’entertainment le plus trash pour incarner cette figure quasi monstrueuse. En tout cas Magaloche est une star des réseaux sociaux donc de la culture populaire contemporaine.
Au sortir d’un mystérieux épisode qui a visiblement mal tourné, l’accident de piano du titre, Magaloche entame une convalescence dans un luxueux chalet. Comme toute célébrité, ses caprices sont servis et supportés en silence par un factotum, Patrick, sobrement interprété par Jérôme Commandeur. Mais la tranquillité du lieu, quelque part dans les Alpes, est troublée par la présence d’un fan collant (Karim Leklou) et de son petit frère, ainsi que d’une journaliste, Simone Herzog (Sandrine Kiberlain) qui aimerait bien l’interviewer. Dans ce décor déprimant dominé par les teintes de beige, de gris et de blanc, on retrouve la même ambiance de névrose et d’agressivité latentes qui enrobait le Daim (2019). Magali, c’est au figuré la petite sœur de Georges, le personnage mythomane joué par Jean Dujardin. Vêtu d’un blouson en daim, Georges se prenait pour un cinéaste et pour un être exceptionnel, jusqu’à sa fin tragique. Au contraire de Georges, Magali a réussi, elle est devenue une star en exploitant son infirmité sur internet. La valeur même de cette célébrité est questionnée par le réalisateur. C’est sans doute la première fois que son propos est aussi littéral et premier degré. La misanthropie et l’isolement de Magaloche sont soulignés par les longues focales qui laissent flou le reste du champ et par la musique métallique qui rythme les séquences. Le travail de composition d’Exarchopoulos, assez remarquable, s’attache à moduler l’agressivité du personnage qui est incapable de sourire et de regarder ses congénères avec empathie. Son jeu sur la voix distille l’insulte, le grognement ou un propos laborieusement construit quand elle est poussée à se livrer. Son corps est raide et parcouru de spasmes comme des émotions violemment contenues.
S’appuyant sur la figure de la journaliste qui souhaite en savoir plus, L’accident de piano est tout autant le portrait que la critique au premier degré d’une célébrité contemporaine. Les youtubers ou influenceurs internet sont pour certains plus célèbres que des acteurs ou des chanteurs, sont-ils pour autant les artistes du 21ème siècle ? Après tout, Magaloche se livre à des performances physiques de plus en plus extrêmes. D’où cela vient-il et pourquoi fait-elle ce qu’elle fait ? Pourquoi continue-t-elle malgré sa fortune considérable ? Bien aidé par la composition subtile de Sandrine Kiberlain, le personnage de Simone Herzog incarne une forme de compréhension humaniste qui est aussi celle du spectateur. Le dialogue bienveillant qu’elle tente d’installer avec la star est empreint des meilleures intentions, nourries sans doute à la sociologie et à la psychologie. En bonne journaliste qui cherche à la fois le scoop et le portrait intime, elle sonde chez Magali une forme de vérité et de sincérité destinée à toucher le grand public.
Mais comme le montre le dénouement, le cinéaste ne souhaite rien sauver chez Magaloche et encore moins chez les gens qui l’idolâtrent. L’enrobage journalistique, les justifications humanistes semblent inopérantes face à la vacuité et au cynisme. L’argent que se fait Magaloche se suffit à lui-même pour justifier son existence, elle en est convaincue. La société du spectacle a engendré une nouvelle humanité : psychopathes incultes, isolés dans leur bulle virtuelle, dopés à l’audience et au fric. N’est-ce pas s’abandonner à la facilité et devenir réactionnaire que d’en arriver à un tel constat misanthrope ? Ou alors Quentin Dupieux, au-delà des jeux absurdes et des sketchs surréalistes, a décidé de se montrer sincèrement désespéré pour l’espèce humaine, en nous livrant ce film froid et cruel.