John Huston
Black dog (Guan Hu)

Black dog est d’abord un film d’atmosphère et de paysages. Habitués que nous sommes au modernisme des mégalopoles chinoises (Shanghaï, Shenzhen), nous nous retrouvons déportés dans un paysage semi-désertique, au Xinjiang, en bordure du désert de Gobi. Le réalisateur filme en grand angle, ses personnages dominés par les perspectives. C’est souvent monumental, comme dans un western, mais sans la chaleur du Far-West. Dans ce milieu aride et balayé par les vents du nord de la Chine, la lumière est atténuée, la pellicule a une teinte poussiéreuse qui donne au film une ambiance d’abandon et de fin du monde.
Il s’agit bien de la fin de quelque chose : la ville de Chixia où arrive Lang Yonghui (Eddie Peng) est en passe d’être rasée. Revenu d’une peine de prison, le « héros » du film ne dit pratiquement rien. Est-il besoin qu’il dise quelque chose puisque les images et la bande son parlent d’eux-mêmes. A la manière d’un Antonioni qui filme Ferrare dans Chronique d’un amour ou Milan dans L’éclipse, Guan Hu capture en grand angle des avenues vides et des barres d’immeubles abandonnées aux courants d’air. Certes, il reste des habitants, surtout des hommes et des personnages âgées mais la fin de la ville est proche. D’une cité autrefois peuplée de travailleurs, se divertissant au cirque ou au zoo, il ne reste que des ruines et la promesse d’une réhabilitation serinée par les messages de propagande des autorités, diffusés par des haut-parleurs. Jia Zhang-ke joue l’oncle de Lang et on pense évidemment à ces images tristes d’Au-delà des montages, à cette autre Chine sacrifiée qui a contribué au développement du pays. Comme Jia Zhang-ke, Guan Hu raconte son pays à travers ses transformations urbaines. Il capture les vestiges d’une histoire qui sera bientôt du passé et qui au présent est celle de désastres sociaux et humains. La Chine s’impose un cycle continu de « destructions créatrices » au service du développement économique. Malgré ou à l’encontre de ses habitants, le pouvoir prépare le futur à marche forcée. Nous sommes en 2008. Promise à une nouvelle ère de richesse, Chixia est rasée dans la perspective glorieuse de l’après Jeux Olympiques.
Evidemment, la vision d’une ville agonisante à laquelle on promet des merveilles ne peut que susciter l’ironie. L’existence muette de Lang rajoute à l’incongru. Lang est à l’image de sa ville, une présence clownesque et fantomatique, un homme en sursis qui autrefois était une gloire locale avant de devenir un marginal. Maigre et un peu dégingandé, il arbore une tête ronde et rasée qui le fait ressembler à Takeshi Kitano, spécialiste des personnages taiseux dont on ne sait s’ils sont doux ou violents. Mais comme le nom du film l’indique, le véritable héros est un chien, ce lévrier noir (« black dog ») qui embête les autorités par son vagabondage et par la peur qu’il transmette la rage. Pour se réhabiliter, Lang n’a d’autre choix que de participer à des patrouilles pour capturer cet emmerdeur canin ainsi que tous les chiens abandonnés qui empêchent de raser la ville tranquillement. Il faut reconnaître la facilité des chiens à nous attendrir, la compassion qu’ils suscitent. Après quelques interactions un peu mordantes, Lang se fait un ami du chien noir recherché et le film prend un tour symbolique assez lisible, qu’on a déjà vu par ailleurs (au hasard : Dogman de Matteo Garrone ou White God de Kornel Mundruczo) mais qui fonctionne très bien. Dans cet endroit en sursis où les hommes ne sont plus que les pions des autorités, les chiens sont les derniers êtres libres et incontrôlables. Qu’ils soient réfugiés hors de la ville ou qu’ils se cachent dans ses recoins délabrés, ils jouissent d’une liberté dont la plupart des humains sont dépossédés. La métaphore est sans doute appuyée mais elle fonctionne de manière vivace en faisant du chien un exemple à suivre pour l’homme.
Black dog nous ravit quand il nous fait goûter des moments de poésie gratuits totalement libres et inattendus. Une camionnette qui se renverse et devient un refuge pour l’homme et le chien au milieu d’une tempête de sable, un court moment de guitare pendant lequel le grand chien se fige pour écouter son maître, voilà de fameux instantanés de grâce. Black dog est donc un film esthétique et tendre dont les décors et les situations invitent au surréalisme. A la manière d’un Fellini, Guan Hu fusionne le réalisme le plus ténébreux avec l’incongru poétique. Mais Black dog n’est pas le chef-d’œuvre annoncé par la presse si on considère sa dernière demi-heure. Poursuivi par le boucher Hu dont il aurait tué le neveu, Lang multiplie les allers et venues et les mésaventures sans qu’un fil conducteur se dégage. On aimerait bien qu’il parle de temps en temps, que son côté taiseux soit moins systématique. L’intérêt romanesque s’étiole un peu, le récit se disperse, ouvre plusieurs voies (l’exil de la sœur, la mort du père, l’arrivée d’un cirque et d’une femme) et après la métaphore canine, l’histoire ne craint pas d’aller plus loin dans le symbolisme animalier un peu lourd puisqu’on croise aussi des serpents, un tigre, une chienne qui va mettre bas.
Un peu trop englué dans les métaphores, le scénario a du mal à arriver à sa conclusion, comme s’il hésitait sur la façon de faire un sort définitif à Lang et à son chien. Et puis il faut reparler des Jeux Olympiques et du sort de la ville, donner une conclusion au désir de vengeance du boucher Hu… trop de pistes scénaristiques : cette fin mitigée crée une demi-déception qui n’enlève rien aux qualités du film. Photographie, prises de vue, bande-son : Black dog est formellement remarquable, abondant en plans magnifiques et mérite bien des prix de réalisation. Mais cette excellence technique étant souvent un standard dans le cinéma chinois contemporain, on se dit que c’est un peu dommage : Black dog est bon mais pas le chef d’œuvre qu’il aurait pu être.