John Huston
Cinéclub : Soleil vert (Richard Fleischer)

J’ai beaucoup d’affection pour la filmographie éclectique de Richard Fleischer. Même si tout n’est pas formidable, on parle d’un réalisateur hollywoodien à l’aise avec le film noir (Les inconnus dans la ville), le film d’aventures à costumes (Les Vikings), le thriller (L’étrangleur de Boston, Terreur aveugle), la reconstitution de guerre (Tora ! Tora ! Tora !), le drame sudiste (Mandingo) ou la chronique policière (Les flics ne dorment pas la nuit). Parmi une soixantaine de réalisations, Soleil vert (Soylent green) résonne de toute son originalité encore aujourd’hui, tout en restant une œuvre marquée par l’époque de sa réalisation, les années 70. Notons que le film est assez librement inspiré du roman Make room! Make room! (1966) de l'écrivain américain Harry Harrison et qu’il est réputé meilleur que ce dernier.
Il y a 50 ans donc, ce film culte de 1973 imaginait le monde en 2022. Après un montage de photographies associant le développement économique et industriel à des dégâts majeurs (pollution, déchets, destruction de la nature, crises sociales), nous découvrons un monde surpeuplé (40 millions d’habitants à New York !), dont l’air est caniculaire et jaunâtre. La majorité de la population vit misérablement et n’a plus accès qu’à des aliments transformés, des plaquettes de protéines de couleur verte ou rouge, appelées soylent. Seuls les riches peuvent se fournir en viande ou en fruits et légumes frais. Dans cette époque imaginée comme la nôtre, le développement humain décline alors que la Nature se meurt. Le scénario n’imagine pas un instant que le monde ait pu connaître des avancées technologiques. En 2022, il n’y a ni électronique avancée – le téléviseur regardé par Charlton Heston paraît bien vieillot -, ni cybernétique, ni génétique ni une quelconque trace d’aérospatiale. A l’époque de la crise pétrolière, le capitalisme paraît s’être figé puis effondré sous le coup de la catastrophe écologique.
Soleil vert fascine par son détonnant réservoir d’images puisé dans l’Histoire du 20ème siècle. Avec ces pauvres qui s’agglutinent dans des cages d’escalier ou des églises, on se croit davantage dans la Russie misérable du Docteur Jivago que dans New York en 2022. Les files d’attente de femmes, foulards sur la tête, dans des marchés vides de provisions renvoient aux sociétés communistes accablées par la pénurie. Les riches ont accès à des denrées alimentaires de choix dans des épiceries réservées, comme les apparatchiks soviétiques du temps de l’URSS. Les uniformes des hommes de main pourchassant le détective Thorn (Charlton Heston) font penser à ceux des soldats russes de 1917. Economiquement parlant, 2022 assène l’image effrayante pour le spectateur occidental d’un monde proto-communiste. La présence de Sol Roth (Edward G. Robinson), archiviste qui travaille pour Thorn, vient surajouter une dimension juive et humaniste à l’imagerie de Soleil vert et par ricochet nous rappelle l’horreur du nazisme. L’espace urbain clos et oppressant peut aussi nous renvoyer aux ghettos juifs pendant la deuxième guerre mondiale. La valeur d’une vie humaine y est devenue très secondaire. Le suicide assisté est organisé de manière institutionnelle, les cadavres sont recyclés en usine pour produire de la protéine à consommer pour les vivants (désolé du spoiler bien éventé). Moralement parlant, le futur est donc nihiliste. Avec la Nature, ce sont la morale commune et l’humanisme qui se sont désintégrées.
Pour donner un surplus de piment, années 70 oblige, on ajoutera que le monde de 2022 a effacé la morale sexuelle. Quand on pénètre les appartements luxueux des riches, on croise d’accortes jeunes femmes qui au sens propre du terme font partie des meubles. Quand Thorn enquête sur le meurtre de Simonson (Joseph Cotten), il découvre en même temps le savon, la douche et les charmes de Shirl (Leigh Taylor-Young). Shirl est la propriété et donc l’objet sexuel de tout nouveau propriétaire. Ce kitsch érotique, symptomatique des seventies, donne aussi un accent comique à Soleil vert, même si l’ensemble est désespérant.
Une fois qu’on a vu Soleil vert, on reste marqué à vie par la révélation tragique qui clôt l’enquête de Thorn. Le scénario est très habile car en se focalisant sur la cause du meurtre de Simonson, il nous amène indirectement à comprendre ce qu’est le soylent green et nous surprend, sans que le film en ait fait son sujet central. Le soylent green est la révélation qu’une fois la Nature détruite et l’être humain acculé au cannibalisme pour survivre, c’est la mort d’une certaine idée de l’Homme qui se joue. Le passage le plus mémorable du film est bien sûr l’euthanasie de Sol Roth, sur un fond de musique classique et d’images idylliques de nature. Homme de culture alors que Thorn est illettré, Sol Roth symbolise le passé et la mémoire qui disparaissent dans le néant industriel. Edward G. Robinson joue un personnage très touchant alors que le flic balourd et roublard joué par Charlton Heston, tout comme le déroulé de l’intrigue policière sont moins intéressants, mais cela importe peu.
Soleil vert est un creuset d’images tragiques de son siècle tout autant que celui des angoisses de son époque. Sa popularité tient à sa capacité à multiplier les angles idéologiques pour s’adresser à des publics à priori antagonistes : la gauche écologiste déplorant les ravages du capitalisme, les conservateurs craignant le déclin moral et civilisationnel, les malthusiens alarmés par la surpopulation, les ultra-libéraux terrifiés par la perspective d’une société communiste corrompue et appauvrie. Cinquante ans après, passé 2022, le capitalisme a plus que résisté à l’effondrement qu’on lui prédisait mais cela s’est fait aux dépends de la planète, abimée par les effets du changement climatique. La menace d’Apocalypse écologique pesant toujours sur nous, Soleil vert n’est hélas toujours pas ringard !