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Les feuilles mortes (Aki Kaurismäki)

Cela fait quatre ans que la Finlande est en tête du classement des Etats par indice du bonheur. D’après ce World Happiness Report, étude sérieuse menée sous l’égide des Nations-Unis, les Finlandais seraient les gens les plus heureux du monde. Dans les films de Kaurismäki, cela ne se voit et ne s’entend pas du tout !

En repensant à son Feuilles mortes, on peut relire les paroles pleines de regrets de la chanson écrite par Joseph Kosma et Jacques Prévert et dont on entend la version finlandaise à la fin du film. On peut aussi se délecter de cette chanson incroyable du duo pop Maustetytöt qu’on voit dans le film, Syntynyt suruun ja puettu pettymyksin (« Né dans le chagrin et vêtu de déception » !), qui donne une joyeuse envie de se flinguer et dont voici un passage traduit par Google:

Mais je suis comme coulé dans le béton jusqu'aux genoux
Un fardeau invisible de mille kilos sur le dos
Même s'il ne restait qu'une seule coche devant
Je ne sais pas si je peux aller jusqu'à la tombe
Je suis prisonnier ici pour toujours
Des clôtures entourent également le cimetière

(pour en voir plus : https://youtu.be/m9QH2NnrpgQ)

On l’aura compris, une profonde tristesse imprègne cette histoire d’amour entre deux prolétaires esseulés dans Helsinki. Holappa (Jussi Vatanen) est ouvrier sur des chantiers, Ansa (Alma Pöysti) enchaîne de petits boulots en supermarché ou à l’usine. Ils sont célibataires, leurs regards se croisent dans un bar. Ils se revoient et vont au cinéma. Elle lui laisse son numéro mais il le perd et la cherche dans la ville. Ils ont du mal à se trouver et le scénario s’attarde sur leur solitude et sur la dureté du monde du travail. Il filme l’usine dans sa simple froideur, produisant des pièces métalliques qui ressemblent à des instruments de torture. Où se trouve le bonheur quand on occupe un emploi sous-payé, qu’on a à peine l’argent pour se payer à manger et qu’on est sans cesse fliqué par des vigiles, des contremaîtres et des petits patrons ? Les ouvriers et employés sont dominés par des salauds : le cinéaste insiste sur l’inhumanité ordinaire de ceux qui ont un peu de pouvoir sur les autres. De nombreuses séquences évoquent un pays qui n’a rien d’heureux et de la part du réalisateur ce n’est certainement pas un motif esthétique parmi d’autres. Kaurismäki parle de la violence d’aujourd’hui : celle effrayante qui sort de la radio, la guerre en Ukraine menée par le voisin russe, celle plus ordinaire du monde du travail.

Kaurismäki a élaboré un récit simple et d’atmosphère qui nous replonge dans la tristesse urbaine des films de Marcel Carné comme Quai des brumes ou Les portes de la nuit. Les rues sont vides et froides. Le seul moyen de trouver un peu de compagnie est le bar du coin. On ose à peine parler de comique mais l’art de Kaurismäki crée une ambiance de spleen tellement désabusée qu’elle finit par être drôle. Promenant sa caméra dans un bar où on écoute aussi bien du rock qu’un Lied de Schubert, il filme les habitués comme s’ils étaient des morts-vivants. Poussant le comique au summum du pince-sans-rire, il emmène Ansa et Holappa au cinéma voir The Dead don’t die, film de zombie de Jim Jarmusch. Si Ansa dit qu’elle n’a jamais autant ri, deux habitués en sortent, l’un comparant le film à du Bresson, l’autre à du Godard !

Le réalisateur donne le sentiment que le pays, déserté par la jeunesse, n’est peuplé que par des personnes âgées et des quarantenaires déprimés par leur travail. Y a-t-il une voie pour échapper à un tel marasme ou du moins pour s’en défendre ? Il y a l’amour mais le scénario, par quelques ficelles, le transforme en chemin d’embuches. Il y a l’alcool dont s’imbibe Holappa, symptôme de sa solitude mais qui permet de supporter le poids de cette vie morose. Détruisant les hommes, surtout ceux d’origine modeste, c’est un moyen lent de se suicider. Il y a la musique qui est partout dans le film et qui permet de supporter la vie : après les nouvelles d’Ukraine résonne une chanson. La parole, rare mais ironique, est un moyen de défense permanent contre une réalité abjecte. L’humour à froid est omniprésent dans les dialogues.

Les feuilles mortes n’est pas un film de péripéties. Il s’y passe des choses mais qui surviennent brutalement, comme si elles étaient le fruit de la fatalité. Dans la vie des ouvriers, nous dit le cinéaste, les accidents sont nombreux et il faut se battre pour espérer accéder à un semblant de bonheur et de dignité. Les feuilles mortes est un très beau film.

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