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Ciné-club ambulant, voyage en cinéphilie - Page 45

  • Straight Outta Compton: Fuck l'un peu lisse

    Pour un spectateur qui ignorerait tout de la culture hip-hop, y a-t-il un intérêt à aller voir Straight Outta Compton (F. Gary Gray), la saga des pionniers du gangsta rap Niggas with Attitude ? La réponse ne me paraît pas évidente passé la première heure posant le décor de cette aventure musicale. La deuxième phase de ce film un peu long (2h27) est consacrée à la gestion de la réussite des NWA, à leurs conflits d’affaires et aux difficultés à rester amis dans un contexte de compétition. Cela n’est pas désagréable à suivre mais laissera de côté ceux qui ne voient pas d’intérêt aux arcanes du rap business.

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    Faire partie d’un gang ou s’en sortir par la musique

    Au milieu des années 80, pour un jeune noir vivant dans un quartier pauvre comme Compton (Los Angeles), les options semblent peu nombreuses : faire partie d’un gang, vivre d’un petit boulot ou s’en sortir par la musique. Tandis qu’Eazy E. est un pur produit du deal et de la rue, Dr Dre, Ice Cube, MC Ren et Yella animent des soirées en boîte de nuit. Tout ce petit monde décide de mettre ses forces en commun pour percer dans l’industrie musicale. L’enjeu du film est la sortie du ghetto par la réussite capitalistique. Il montre bien que cette histoire est d’abord celle de l’absorption du rap hardcore, genre marginal, par l’industrie du divertissement. La question des origines du mouvement est beaucoup plus intéressante que celle de la gestion du succès et elle est brillamment filmée. La scène d’ouverture, assaut par la police d’une crackhouse se révèle la plus tranchante du film. A l’époque, la question de la criminalité des ghettos noirs se règle d’un point de vue policier et militaire, littéralement au char d’assaut ! Arrestations au faciès, violence et harcèlement policier : les jeunes noirs sont constamment mis sous pression. Il était donc normal qu’ils répliquent avec cette bombe musicale que constitue Fuck tha police. Cette chanson écrite par Ice Cube après un contrôle policier musclé a une puissance équivalente au Say it loud, I’m black and I’m proud de James Brown. L’adrénaline monte quand NWA, contre les avertissements de la police locale, décide de la jouer lors d’un concert à Detroit. C’est un fait, Straight Outta Compton stimule davantage quand il se met à parler musique. Il joue le clin d’œil  pertinent au spectateur dans quelques scènes réussies, quand un jeune rapper fiérot du nom de Snoop Doggy Dogg déboule pour poser son flow traînant sur Nuthin' But a G Thang ou que Tupac Shakur découvre la mélodie de California Love.

    Filles à foison et billets verts

    L’évocation des embrouilles contractuelles est moins convaincante. Elles sont de l’ordre de la petite histoire, celle de Eazy E, Ice Cube et de Dr Dre surtout et ne disent rien de nouveau : les pontes de l’industrie musicale sont des opportunistes et les producteurs comme Jerry Heller (Paul Giamati, pas au meilleur de sa forme) ont toujours de bonnes raisons d’entuber leurs poulains. Il manque à cette seconde partie un ton caustique et distancié sur ce qu’est devenu le gangsta rap, notamment sous la houlette de Dre. Le film l’effleure mais n’ose pas aller trop loin, peut-être parce qu’il est produit par les principaux protagonistes de la saga, Dre et Cube en personne. Le genre qu’ils ont fondé est devenu une caricature. De mode d’expression privilégié de jeunes en colère, il s’est converti en apologie des flingues, de l’argent et des filles faciles. Partant du premier album fondateur des NWA en passant par le révolutionnaire The Chronic, le genre atterrit dix ans plus tard dans les refrains accrocheurs mais cyniques de l’album 2001. Les jeunes stars arrachées au ghetto ont gouté aux filles à foison et au billet vert. Le film a du mal à assumer cette évolution. Il passe à côté des émeutes de Los Angeles (1992) sans en dire grand-chose. Il a aussi beaucoup de mal à rire du mode de vie caricatural des stars du rap. Les scènes de fête sont sages et plates si on les compare par exemple à la frénésie de débauche que Scorsese a mis dans Le loup de Wall Street. Un peu de vulgarité assumée et de flamboyance auraient rendu le film plus percutant. De même, on se demande si la scène où Dre s’engueule avec l’entourage de son sulfureux manager s’est vraiment déroulée de cette façon. Le film le décrit affligé par la violence de Suge Knight mais on peut se demander si la séparation entre les deux hommes n’est pas aussi une question de gros sous et si le passé n’est pas enjolivé par Dr Dre. Le personnage de Suge Knight, visiblement affilié aux gangs – il porte le rouge des Bloods – n'est pas approfondi. Entouré de gorilles, adepte d’un mode de vie saignant, il pouvait entraîner le film sur une pente moins reluisante. Mais les faits divers sont écartés de la belle histoire : mort de Tupac Shakur, rivalité West coast – East Coast, violences sur les femmes (avérées pour ce qui concerne Dr Dre) et règlements de compte divers. Le film se recentre sur l’amitié entre les fondateurs de NWA et sur la fin larmoyante d’Eazy E, convention obligée de tout biopic hollywoodien qui se respecte.

    Divertissant et un peu lisse

    Un biopic du studio Universal ne pouvait pas être le bras d’honneur de jeunes marginaux à la société américaine ni une célébration débridée d’un mode de vie pas du tout politiquement correct. On retiendra in fine que Dr Dre est un grand producteur et un brillant homme d’affaire et qu’Ice Cube est un mec franc et intègre. Confirmation pour moi que les rappers, si célèbres soient-ils, ne brillent pas par leur humilité ou par leur sens de l’autodérision. On peut donc aller voir ce film divertissant et un peu lisse pour sa musique et pour quelques bonnes scènes. Pour se préparer, s’envoyer dans les oreilles The Chronic, Doggy style de Snoop Dogg ou Compton, dernière production quatre étoiles de Dre. Et puis si on veut un éclairage plus politique sur le Los Angeles de cette époque, lire l’excellent roman 6 jours de l’écrivain Ryan Gattis (rentrée littéraire 2015) qui décrit les émeutes de Los Angeles du point de vue des gangs latinos. C’est un livre sanglant qui viendra combler à merveille la modeste minute de pellicule consacrée par le film aux émeutes de 1992.

  • Il était une fois la révolution : hommage nostalgique à Ennio Morricone

    Mes parents n’achetaient pratiquement pas de musique contemporaine, surtout pas de la pop ni du rock mais ils s’étaient offert les bandes originales de quelques films de Sergio Leone, composées par Ennio Morricone. Ils aimaient ces westerns italiens et nous ont transmis ça.  Dans mes souvenirs, ça ne passait que sur FR3 (comme les westerns de la Dernière séance). Quand c’était le mardi soir je pouvais les regarder jusqu’au bout mais un autre jour de la semaine, j’allais me coucher avec la frustration d’un petit quart d’heure de film et j’avais du mal à m’endormir.

    La voix sublime d’Edda dell’orso

    Je me souviens surtout de la pochette avec le pendu d’Il était une fois dans l’Ouest et de James Coburn sur la pochette d’Il était une fois la révolution (1971, en italien Giu la testa). Cette dernière bande originale m’a toujours fait quelque chose. Je l’associe bien sûr à ce film que j’aime mais elle peut s’écouter sans l’image. Le film est picaresque et mélancolique à la fois. Il évoque le dévoiement de la cause révolutionnaire, le fait de rester idéaliste alors que la lutte a été pervertie. Mais comme cette réalité est vue par les yeux d’un péon grossier et naïf (joué par Rod Steiger), il y a aussi beaucoup de moments truculents. La bande originale enchaîne donc les orchestrations solennelles, les plages mélancoliques et les tableaux fantaisistes. Giu la testa commence sur un ton grave et orchestrale, introduit par un thème sifflé le personnage de Sean (James Coburn) puis nous engloutit dans la mélancolie avec la voix sublime d’Edda dell’orso qui résume à elle seule la tristesse épique du film. Les thèmes développés dès l’entame reviennent mais l’instrumentation varie les plaisirs, passant sans cesse du léger au grandiloquent, du bouffon mexicain au mélancolique irlandais. Le film raconte l’épopée de personnages naïfs ou idéalistes pris dans le vacarme de l’Histoire. De multiples instruments visitent les mêmes phrases, alternant le grave (l’Histoire) et le léger (l’humain) comme dans le théâtral Marcia degli accatoni où se succèdent coassements, trompette, xylophone, orgue, cordes et chœurs. Autres moments magiques d’un disque qui s’écoute d’une traite : I figli morti, Scherzi a parte, Invenzione per John, Dopo l’esplosione.

    Voilà, je la trouve magnifique cette bande originale et on n’en fait plus des comme ça, sauf peut-être par clin d’œil post-moderne au western spaghetti. Il y a le kitsch des « Sean / Sean » qui font très 70s mais pour moi priment l’émotion pure et la nostalgie contenues dans cette musique.

  • Much loved

    Much loved de Nabil Ayouch surprend dès son entame par sa crudité et son approche frontale. On parle de trois prostituées, Noha (Loubna Abidar), Soukaina (Halima Karaouane) et Randa (Asmaa Lazrak) qui se préparent à aller à une fête organisée par des saoudiens. Les mots sont lâchés : « fric », « petite bite », « pouffiasse » etc. et l’une d’entre elles réclame du coca pour soulager son sexe qui risque de saigner. Le langage est cru : le quotidien de ces femmes n’a rien de romantique. Le réalisateur a choisi de nous le décrire sans aucune forme de misérabilisme glauque ou d’esthétisation hypocrite. La fête qui suit est un modèle de sobriété de la part d’Ayouch. Ce qui nous est montré n’est ni excitant, ni répugnant : il filme en équilibre entre deux pôles opposés. La caméra prend la position d’un témoin discret au milieu d’une fête. Des hommes qui ont de l’argent paient pour que des femmes pauvres se trémoussent et leur donnent du plaisir. C’est à la fois réaliste, vulgaire, consternant, ridicule et filmé à bonne distance pour éviter tout clin d’œil complaisant au spectateur.

    Un sujet politique

    Ayouch a probablement su qu’il tenait un sujet politique. Much loved apparaît dans un contexte de réaction islamiste, au sein d’une société fortement conservatrice. Il y a donc quelque chose de revigorant et de brutal à mettre en scène des femmes et des personnages aux marges de la société (il y a aussi des prostitués travestis) qui parlent de sexe et de dépendance financière aussi franchement. Comme elles le disent aux saoudiens, elles sont le pétrole du Maroc, ce sont elles qui rapportent du fric et elles n’en ont aucune honte. Quand elles rentrent de leurs fêtes en voiture, elles voient la réalité marocaine, celle d’une société pauvre et triste. Elles reversent à leurs proches qui bien sûr les condamnent mais acceptent l'argent. Elles vendent leurs corps à des étrangers, arabes du Golfe ou européens et cela résonne comme un symbole de la dépendance économique du Maroc et de ses habitants. On ne s’étonnera donc pas que le film ait été si mal reçu là-bas: le réalisateur a été menacé. Rehaussé par l’excellence de ses actrices (surtout Loubna Abidar), le film montre là son côté le plus intéressant. Il a même l’avantage de nous rappeler que le monde arabe n’est pas ce monde prude et pudibond que notre regard a fini par reconstruire, comme un contrecoup de l’islamisme. Les trésors du patrimoine littéraire arabe regorgent de textes érotiques mettant en scène  des sexualités débridées, ne l’oublions pas. C’est peut-être le sens de cette belle scène où le saoudien Ahmad récite un poème d’amour à Soukaïna. Cette culture a célébré la sensualité, n’en déplaise aux censeurs actuels.

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    Un romanesque sacrifié

    Hélas, Much loved n’est pas à la hauteur de son discours politique. Il a d’abord un problème de rythme. N’étant pas nourri de suffisamment d’aliments dramatiques, il alterne de façon monotone les séquences festives et le quotidien des prostituées. Il a tendance à se répéter, c’est flagrant. Ensuite, mettre en scène trois personnages puis un quatrième – Hlima la campagnarde – finit par peser sur les épaules du scénario. Le personnage de Randa est le moins réussi. Elle souhaite rejoindre son père en Espagne et elle a des tendances lesbiennes. Pourquoi pas mais Much loved n’a pas le temps de développer ce personnage, qui apparaît un peu superflu. En voulant développer chacune de ses figures comme un symbole des maux du pays, le film sacrifie le romanesque. Tout ce que nous voyons à l’écran est typique du cinéma sur les prostituées. Je pense surtout au magnifique Les nuits de Cabiria de Fellini. Comme dans ce chef d’œuvre de 1957, Much loved expose les thèmes du besoin d’amour des prostituées, de leurs superstitions, du rejet par leurs proches et de la violence qu’elles subissent des hommes. Mais il fait preuve de beaucoup moins d’originalité dans le récit que le film italien alors que l’interprétation de Loubna Abidar est pratiquement aussi bonne que celle de Giulietta Masina. La relation entre Noha et le client français qui lui déclare son amour n’est pas exploitée comme élément dramaturgique. C’est dommage. La relation de Noha avec sa sœur qui semble prendre le même chemin qu’elle n’est pas non plus approfondie. Encore dommage. Et que dire du personnage de Saïd, leur accompagnateur : qui est-il ? que pense-t-il ? Nous ne le saurons pas.

    Rien de tel néanmoins que la figure de la prostituée pour dire les maux d’une société en souffrance. Du jeune homme sans le sous au millionnaire, en passant par le vendeur de fruits, la putain a une fonction centrale qui la fait côtoyer et juger avec lucidité toutes les couches de la société. On ne pourra pas enlever cela à Much loved et à ses courageuses et formidables actrices qui même mauvaises n’auraient mérité de telles réactions de haine.

  • The program: tout ce que vous savez déjà sur Amstrong

    Il y a peu de choses enthousiastes à dire sur the Program de Stephen Frears. A travers l’ascension du champion cycliste Lance Armstrong nous est racontée la construction de sa célébrité, concomitante à la mise en place du système de dopage ayant décuplé ses performances. Tiré du livre d’un journaliste irlandais qui a deviné très tôt la tricherie, il déroule linéairement les étapes attendues de ce type d’exercice : ascension / gloire / chute.

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    Un film wikipedia

    The program s’appuie sur un acteur convaincant, Ben Foster, jouant un Lance Amstrong ambitieux, sans scrupule, volontiers manipulateur. Voilà. J’ai vu un film Wikipedia, qui ne m’a rien appris de plus que ce qui est connu du grand public. Je m’intéresse assez peu au cyclisme, un peu au sport en général. Le film est parsemé d’éléments relayés par la presse: la lutte du champion contre le cancer, la puissance marketing de sa fondation, les menaces sur les coureurs qui parlent etc. Le film traite son sujet par étapes rapides, comme une course cycliste en accéléré, et à la fin on n’en sait pas plus sur le personnage. Pourquoi est-il comme ça ? De quoi procède son ambition ? Quel en est l’effet sur ses proches ? On n’en saura rien. Contrairement à un Scorsese qui fouille les névroses de ses personnages, Frears s’arrête à l’apparence. Amstrong s’entraîne à mentir devant le miroir mais jamais le spectateur ne ressent une véritable souffrance dans le personnage, qui semble assez creux. Filmer l’Armstrong intime aurait peut-être permis d’y voir plus clair mais le scénario exclut cette option. Exemple : à l’issue d’une conférence sur sa lutte contre le cancer, il est rejoint par une femme qu’on devine être une attachée de presse. Il lui parle de ses doutes, elle le trouve formidable. La séquence suivante, ils sont mariés. C’est tout. Il y a bien Floyd Landis, l’équipier perclus de remords, qui est le seul personnage réussi du film. Jesse Plemons joue très bien le petit gars du midwest mal à l’aise avec la tromperie.

    Comme devant un Complément d’enquête

    Quant au filmage du vélo, il est tout à fait standard, montage d’images d’actualité et de plans rapprochés sur le coureur. Le cyclisme est une souffrance pour ses pratiquants professionnels. Le dépassement de soi  y est constant, surtout sur le Tour de France. On le sait mais on le ressent peu comme spectateur. Frears est un cinéaste de situations sociales, l’intime n’est pas vraiment son affaire. C’est l’affaire Amstrong, le dopage, les enjeux financiers, l’argent qui intéresse le réalisateur. Soit mais le côté investigation incarné par le journaliste fouineur (Chris O’Dowd) est intéressant mais ne recèle pas de surprises. Le film nous dit que le fameux « program » est un système plus perfectionné qu’avant, on veut bien le croire. On me rétorquera que la thèse du film est centrée sur la construction d’une marque américaine dans le vélo, sport populaire devenu mondial grâce à Amstrong. Encore une fois, ce film dit beaucoup de choses pertinentes mais ne fait pas ressentir grand-chose. Comme devant un Complément d’enquête sur France 2, on s’intéresse et puis on passe à autre chose. The program, film assez superficiel, n’a pas dopé mon intérêt de spectateur.

     

  • Dheepan, Palme d'or du prévisible

    Dheepan confirme la mécanique scénaristique du cinéma de Jacques Audiard : faire progresser avec difficulté des personnages marginaux vers une forme de normalité. Il est souvent question de prendre des figures improbables ou peu utilisés par le cinéma français et de leur constituer une famille : Tahar Rahim, petit délinquant sans attache du Prophète, va se créer un réseau en prison, Emmanuelle Devos et Vincent Cassel, elle secrétaire sourde et lui ex-taulard en réinsertion, feront un couple improbable dans Sur mes lèvres. Audiard a pour habitude d’hybrider les genres du film noir et du mélodrame : à l’atmosphère sombre et souvent criminelle se superpose une thématique de rédemption personnelle. Dheepan est dans cette lignée sauf qu’il va chercher plus loin encore ses personnages en marge, au Sri Lanka, pour les transplanter dans le décor d’une banlieue lointaine d’Ile de France.

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    Milieu à la fois hostile et pacifique

    Les trois personnages principaux sont réfugiés tamouls. Dheepan (Antonythasan Jesuthasan), Yalini (Kalieaswari Srinivasan), et Illayaal (Claudine Vinasithamby) forment une famille artificielle constituée dans un camp de réfugiés à des fins d’immigration. Dheepan était tigre tamoul et il a tout perdu au cours d’une guerre civile impitoyable. Les enjeux du film sont clairs : que ses trois personnes forment une famille et qu’elles puissent vivre en France dans un cadre pacifique, où trouver le bonheur. Pourquoi pas, le film a comme premier mérite l’originalité de ses personnages. Jacques Audiard y ajoute une évocation assez équilibrée de la banlieue. Ce fameux « Pré » où Dheepan devient gardien est un milieu à la fois pacifique et hostile mais la caméra n’en fait jamais un lieu glauque. De beaux travellings d’ensemble captent un lieu dégradé mais vivable, où les gens se disent bonjour et font preuve de solidarité. On y trouve du travail grâce aux voisins mais aussi une forme latente d’insécurité : les bâtiments sont squattés par un réseau de trafic de drogue. Malgré les disputes, son foyer est un poste paisible tandis que de l’autre côté de la route, les dealers menacent. Dheepan les observe de sa fenêtre et dit à sa « femme » que c’est comme au cinéma. On comprend bien que la tension montera jusqu’à ce qu’il traverse la vitre et se retrouve à nouveau dans une zone de guerre, comme au Sri Lanka. Dheepan trace une ligne blanche devant son bâtiment, criant « no fire zone ! », avant le franchissement ultérieur de cette ligne. Le spectateur est mis dans une position d’attente très artificielle.

    Sensation mitigée pour une Palme d’or

    En attendant, le film progresse agréablement, entre intimisme et observations sur la vie en France. Illayaal s’intègre par l’école, Yalini et son mari par le travail. Quelques scènes sont bien menées : le dialogue du couple sur l’humour, les échanges de Yalini avec Brahim (Vincent Rottiers), caïd du quartier. Le film n’est pas misérabiliste et nous épargne les couplets habituels du genre social à la française, succession de violences symboliques assénées aux damnés de la terre : visite à la CAF et à Pôle Emploi, exclusion scolaire, assistante sociale. Pourquoi alors Dheepan donne cette sensation mitigée pour une Palme d’or? Parce qu’il use parfois de procédés bateau - l’image d’un éléphant quand il songe à son pays, le chant exutoire après des situations de rupture. Parce que toutes les situations sont prévisibles et suivent cette fameuse mécanique audiardesque. Parce que la rupture de ton qui fait basculer le film dans une explosion guerrière pataude et irréaliste est un artifice scénaristique. Parce que sa conclusion en forme de happy end est dénuée d’idées. Tous les enjeux du film sont limpides mais sans mystère. Le gentil Dheepan et sa famille sont tombés au mauvais endroit et doivent se protéger du danger et de la dislocation de la cellule familiale. On aurait aimé que l’ancien guerrier soit un personnage plus ambigu, que le scénario le mouille dans une histoire criminelle crédible et fouillée. Servi par de très bons acteurs non professionnels (surtout Kalieaswari Srinivasan), Dheepan ménage assez de situations intéressantes pour captiver mais il n’est pas du tout à la hauteur d’une Palme d’or. 

  • Marie-Octobre, de la bonne qualité française

    De Julien Duvivier, j’avais été intrigué par Un carnet de bal, film d’avant-guerre (1937) dans lequel une femme qui avait fait un mauvais mariage reprenait contact avec les hommes qui l’avaient courtisée. De rencontre en rencontre, le film traçait le portrait peu flatteur de la génération d’avant-guerre. Empreint d’un ton pessimiste, il semblait prémonitoire des événements à venir. Pourvu d’excellents acteurs, dont Louis Jouvet, Fernandel ou Raimu, il témoignait des talents de Duvivier à utiliser de grandes figures du cinéma français et à leur faire jouer des rôles ambigus, ce qu’il reproduit dans le prenant Marie-Octobre, sorti en 1959.

    Huis-clos efficace

    Plus de vingt ans après, il met donc en scène dans un huis-clos efficace la star Danièle Darrieux et dix grands acteurs que sont Paul Meurisse, Lino Ventura, Serge Reggiani, Noël Roquevert, Paul Frankeur, Bernard Blier, Robert Dalban, Paul Guers, Daniel Ivernel et Jeanne Fusier-Gir. La belle Marie-Hélène dite Marie-Octobre (Darrieux) invite dans son château les anciens membres du réseau de résistance Vaillance à se souvenir de leur chef Castille, assassiné par la gestapo. Ils sont tous venus, tranquilles, prospères, pour s’entendre dire par leur hôtesse que l’un d’eux a donné Castille aux allemands quinze ans auparavant. La soirée aboutira à découvrir le coupable.

    darrieux, duvivier, ventura, blier, dalban, iverbel, meurisse, frankeurDe Julien Duvivier, j’avais été intrigué par Un carnet de bal, film d’avant-guerre (1937) dans lequel une femme qui avait fait un mauvais mariage reprenait contact avec les hommes qui l’avaient courtisée. De rencontre en rencontre, le film traçait le portrait d’une génération d’hommes d’avant-guerre peu flatteuse. Empreint d’un ton assez pessimiste, il semblait prémonitoire des événements à venir. Pourvu d’excellents acteurs, dont Louis Jouvet, Fernandel ou Raimu, il témoignait des talents de Duvivier à utiliser de grandes figures du cinéma français et à leur faire jouer des rôles ambigus, ce qu’il reproduit dans le prenant Marie-Octobre, sorti en 1959. Huis-clos efficace Plus de vingt ans après, il met donc en scène dans un huis-clos efficace la star Danièle Darrieux et dix grands acteurs que sont Paul Meurisse, Lino Ventura, Serge Reggiani, Noël Roquevert, Paul Frankeur, Bernard Blier, Robert Dalban, Paul Guers, Daniel Ivernel et Jeanne Fusier-Gir. La belle Marie-Hélène dite Marie-Octobre (Darrieux) invite dans son château les anciens membres du réseau de résistance Vaillance à se souvenir de leur chef Castille, assassiné par la gestapo. Ils sont tous venus, tranquilles, prospères, pour s’entendre dire par leur hôtesse que l’un d’eux a donné Castille aux allemands quinze ans auparavant. La soirée aboutira à découvrir le coupable. Tout se passe dans le salon du château de Marie-Octobre et cet espace vaste comme une scène de théâtre permet à Duvivier d’utiliser toutes les perspectives possibles pour mettre en scène ses nombreux personnages. A l’instar du filmage d’un match de catch, que l’on voit sur le téléviseur du salon allumé par Marinval (Frankeur), la caméra joue avec les corps de ses acteurs, captant les face à face, les uns contre tous, les visages soudain chargés de culpabilité. Pour cela, il alterne les gros plans sur les visages, plans rapprochés ou plans d’ensemble, dans un montage dynamisé par la multiplicité des acteurs. Le film est un dialogue à une dizaine de personnages qui ne lasse pas. L’espace clos et conflictuel se suffit à lui-même, le scénario de Henri Jeanson, grand scénariste qui avait écrit Un carnet de bal, s’interdit tout flash-back ou échappée. Ses dialogues sont brillants tout en restant sobres. La violence symbolisée par le match de catch reste contenue dans le téléviseur, sauf dans les dernières séquences du film. Chacun est contraint de dire sa vérité sous l’œil de tous. Marinval essaie bien d’échapper à la contrainte pesante du tribunal en augmentant le volume de la TV mais il en est à chaque fois empêché. La vérité doit sortir des paroles de chacun, mises au tamis du jugement collectif.  Joué avec conviction et sans roublardise Pour déployer un film avec autant de personnages sans dispersion ni déséquilibre, il fallait réunir des acteurs d’expérience et leur donner des rôles consistants, Duvivier et Jeanson se partagent ce mérite.  Aucun de ces hommes n’est sympathique mais chacun est joué avec conviction et sans roublardise. A l’exemple de Lino Ventura, ex-truand passé en résistance qui après-guerre tient une boîte de striptease ou de Bernard Blier, avocat passé par l’extrême-droite avant de rejoindre Vaillance. Chacun a sa part d’ombre et aucun de peut revendiquer l’exemplarité. Derrière la bonhommie des retrouvailles, Jeanson fait sentir les imperfections de ces hommes devenus notables, qui ont rejoint la Résistance sans en être particulièrement digne. Le véritable héros est Castille, qui n’est plus là, ainsi que leurs compagnons disparus. Se dégage du scénario un sentiment diffus de malaise, d’ambigüité. On se dit que tous ces personnages représentatifs de la population (médecin, avocat, imprimeur, ex-truand, bonne etc.) auraient pu trahir ou être collabos. Si le sujet est exhumé quinze ans après la guerre, c’est que la société française est encore peu à l’aise avec la question « que faisiez-vous pendant la guerre ? » et que rien n’a été tout à fait noir ou blanc pendant cette époque. Marie-Octobre est une production habile et solide mais certainement pas un film innovant. Comme le persiflait la génération de la Nouvelle Vague,  c’est de la qualité française : très bons acteurs, dialogues soignés, réalisation efficace et conventionnelle. C’est donc le témoignage d’un grand savoir-faire, au service d’un sujet historique qui reste pertinent aujourd’hui.

    Tout se passe dans le salon du château de Marie-Octobre et cet espace vaste comme une scène de théâtre permet à Duvivier d’utiliser toutes les perspectives possibles pour mettre en scène ses nombreux personnages. A l’instar du filmage d’un match de catch, que l’on voit sur le téléviseur du salon allumé par Marinval (Frankeur), la caméra joue avec les corps de ses acteurs, captant les face à face, les uns contre tous, les visages soudain chargés de culpabilité. Pour cela, il alterne les gros plans, plans rapprochés ou plans d’ensemble, dans un montage dynamisé par la multiplicité des acteurs. Le film est un dialogue à une dizaine de personnages qui ne lasse pas. L’espace clos et conflictuel se suffit à lui-même, le scénario de Henri Jeanson, grand scénariste qui avait écrit Un carnet de bal, s’interdit tout flash-back ou échappée. Ses dialogues sont brillants tout en restant sobres. La violence symbolisée par le match de catch reste contenue dans le téléviseur, sauf dans les dernières séquences du film. Chacun est contraint de dire sa vérité sous l’œil de tous. Marinval essaie bien d’échapper à la contrainte pesante du tribunal en augmentant le volume de la TV mais il en est à chaque fois empêché. La vérité doit sortir des paroles de chacun, mises au tamis du jugement collectif.

    Joué avec conviction

    Pour déployer un film avec autant de personnages sans dispersion ni déséquilibre, il fallait réunir des acteurs d’expérience et leur donner des rôles consistants, Duvivier et Jeanson se partagent ce mérite.  Aucun de ces hommes n’est sympathique mais chacun est joué avec conviction et sans roublardise. A l’exemple de Lino Ventura, ex-truand passé en résistance qui après-guerre tient une boîte de striptease ou de Bernard Blier, avocat passé par l’extrême-droite avant de rejoindre Vaillance. Chacun a sa part d’ombre et aucun ne peut revendiquer l’exemplarité. Derrière la bonhommie des retrouvailles, Jeanson fait sentir les imperfections de ces hommes devenus notables, qui ont rejoint la Résistance sans en être particulièrement digne. Le véritable héros est Castille, qui n’est plus là, ainsi que leurs compagnons disparus. Se dégage du scénario un sentiment diffus de malaise, d’ambigüité. On se dit que tous ces personnages représentatifs de la population (médecin, avocat, imprimeur, ex-truand, bonne etc.) auraient pu trahir ou être collabos. Si le sujet est exhumé quinze ans après la guerre, c’est que la société française est encore peu à l’aise avec la question « que faisiez-vous pendant la guerre ? » et que rien n’a été tout à fait noir ou blanc pendant cette époque.

    Marie-Octobre est une production habile et solide mais certainement pas un film innovant. Comme le persiflait la génération de la Nouvelle Vague, c’est de la qualité française : très bons acteurs, dialogues soignés, réalisation efficace et conventionnelle. C’est donc le témoignage d’un grand savoir-faire, au service d’un sujet historique très sensible, qui reste pertinent aujourd’hui.