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Mystères de Lisbonne, blockbuster balzacien qui a plus de dimensions que la 3D

On s’installe par temps de sieste devant le DVD de Mystères de Lisbonne comme devant ces gros folios de Balzac, Illusions perdues ou Splendeurs et misère des courtisanes, qu’on lisait avec avidité pendant des après-midi d’été étouffants. Les 266 minutes du film de Raoul Ruiz, sorti en 2010, sont un bonheur de cinéphile mais aussi de lecteur tant les passerelles avec la littérature du 19ème siècle sont tangibles. L’œuvre est une adaptation de l’écrivain portugais Camilo Castelo Branco (1826-1890), que je ne connais pas, mais dont on devine le style foisonnant et le goût prononcé pour les destinées tragiques. L’abondance des personnages et des intrigues enchâssées rappellent la Comédie humaine de Balzac et les imposants romans de Dumas.

Matériau narratif inépuisable

Joao est un orphelin, éduqué dans une institution par le père Dinis (Adriano Luz), un prêtre qui, on le verra au long des épisodes, « a été plusieurs hommes qui sont morts depuis ». Après une rixe avec un autre enfant lui est révélée l’identité de sa mère. Le père Dinis, personnage hautement mystérieux et pivot de la saga dévoile à Joao les mystères de sa destinée et celle de ses parents, des aristocrates dont l’amour fut condamné dès le début. Le mécanisme narratif est aussi simple qu’efficace. Chaque nouveau personnage raconte un passé tragique et / ou aventureux au cours duquel il rencontre un nouveau personnage qui lui-même dévoile ses malheurs. La trame des destinées s’étend autour de Joao qui se nomme Pedro da Silva, personnage lui-même en quête éperdue de sa généalogie et de son propre destin. La jubilation du spectateur tient à ce que le matériau narratif est inépuisable. Il existe la 3D merdique des blockbusters américains, équivalent visuel de la baudruche et puis il y a les trois dimensions du film de Ruiz. Première dimension : ce passé tortueux et plein de rebondissements que l’orphelin découvre au travers de l’histoire de ses parents et de l’histoire de sa naissance. Deuxième dimension : le fond double voir triple des personnages de Dinis et d’Alberto de Magalhães (Ricardo Pereira) qui à deux forment un équivalent du Vautrin de Balzac, personnage aux multiples facettes qui revêt les costumes de forçat et de prêtre dans la Comédie humaine. Troisième dimension : le destin de Pedro da Silva aux prises avec Elise de Montfort (Clotilde Hesme), duchesse de Cliton, personnage animé par la vengeance. Véritable saga commençant au 19ème siècle, Mystères de Lisbonne nous ramène au 18ème siècle pour mieux nous propulser ensuite dans la révolution française, l’histoire napoléonienne et le passé colonial du Portugal. Il nous transporte aussi du Portugal vers la France en passant par l’Italie puis s’achève au Brésil. Bien que la seconde partie du film soit un peu moins intense que ses deux premières heures, les sauts entre présent et passé, ici et ailleurs, ont un pouvoir d’envoutement qu’accentue le filmage raffiné et minutieux de Ruiz.

Travellings comme des descriptions balzaciennes

On a relevé ces longs travellings qui s’enroulent autour des personnages, les qualifiant parfois de « gratuits ». Ils participent de l’empreinte littéraire du film et de la volonté de Ruiz de faire exister ce monde aristocratique de Lisbonne, à la fois raffiné, cruel et corrompu. Ces mouvements sont aussi amples et nécessaires que les descriptions de Balzac. Leur lenteur permet de capter les soubresauts des personnages, l’expression de leur visage, la profondeur de leurs sentiments et les détails du décor qui les entoure. Parmi les scènes les plus réussies est sans doute celle où le Marquis de Montezelos refuse à Don Pedro da Silva, jeune noble sans situation, la main de sa fille, la future Comtesse de Santa Barbara. Le jeune aristocrate s’assoit dans l’antichambre du Marquis, la caméra l’accompagne marchant jusqu’à la statue d’un personnage antique (un père ?) molestant une jeune femme (présage !). La porte du fond s’ouvre sur le marquis dont le visage et la voix sont emprunts d’une absolue courtoisie. Le marquis annonce d’emblée au demandeur de la main de sa fille qu’il n’obtiendra rien. Le jeune homme assis sur le banc de l’antichambre écoute sans pouvoir rien contester celui qui va précipiter son malheur. Entre eux la porte de l’antichambre est grande ouverte, illustrant la séparation absolue et la sortie contrainte du jeune homme vers un destin calamiteux. Illustration, dans un décor raffiné, d’une violence sociale peu commune. On verra ensuite que le marquis est prêt à la redoubler de violence physique.

Avec son titre sans article, comme on dit Illusions perdues sans le « les », Mystères de Lisbonne s’achève dans une sorte de flottement mélancolique, comme si l’orphelin Joao / Pedro avait rêvé les destinées mélodramatiques des personnages qui ont partagé sa vie, comme si après toutes ces aventures, il n’était plus sûr de son identité. Ce film moderne dans sa narration et classique dans ses influences est un CLASSIQUE tout court, passionnant.

A voir en version originale sous-titrée, pour la musicalité et la douceur de la langue portugaise.

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