John Huston
Ma vidéothèque idéale : Les Nuits de Cabiria (Federico Fellini)
Si on veut découvrir le « Maestro » Fellini, il faut peut-être commencer par un film plus facile que les conceptuels Huit et demi ou La Dolce vita, par exemple un film témoignant d’une forte empathie avec son personnage principal. De Fellini, je préfèrerai toujours Les Vitelloni (1953) et Les nuits de Cabiria (1958) qui m’enthousiasme à chaque vision. L’empathie en question doit beaucoup à Giulietta Masina qui a créé ce personnage original de prostituée qui se fait constamment avoir par la vie. La première séquence révèle l’essence du personnage. Cabiria gambade au bras d’un homme. Les deux corps filmés de loin miment l’amour et la romance de façon comique. La jeune femme et son amant Giorgio se tournent autour jusqu’à atteindre la rive du Tibre. Elle fait tournoyer son sac à main au-dessus de lui. On devine soudain qu’il va se passer quelque chose. Plouf ! Elle se fait balancer à l’eau par le type et manque de se noyer ! Giorgio est parti avec les sous. C’est l’histoire de sa vie qui est résumée dans cette séquence d’ouverture . Cabiria, dont on apprend qu’elle est prostituée est passée en une seconde de la félicité au malheur. Sa vie suivra donc cette alternance d’illusions et de désillusions sans qu’elle y puisse grand-chose.
On peut craindre dans ce résumé une forme de mécanique répétitive mais le caractère inventif et poétique de la réalisation, l’énergie imprimée à chaque séquence et la composition apportée par l’actrice en font une œuvre euphorisante, malgré la dureté du thème. En 1958, Masina a 37 ans, ce qui ne va pas de soi pour interpréter une prostituée candide. En jouant de son physique gracile et de son visage expressif, elle a créé de toute pièce un personnage hybride, à la fois comique et malheureux, juvénile mais qui a beaucoup vécu. Avec sa fourrure et sa chevelure blonde posée sur une petite tête, elle ressemble à un piaf. Sur son visage aux sourcils et aux lèvres marquées, il ne manque qu’un nez rouge. Elle incarne ce clown malheureux qui sans cesse se prend des tartes ou des coups de pied aux fesses. Plusieurs fois, en observant ses déambulations et sa manière d’utiliser son corps, j’ai senti comme une inspiration chaplinesque pour incarner un personnage qui comme Charlot tient du mélodramatique et du comique.
Pasolini n’a pas encore tourné Accatone (1961), portrait d’un petit proxénète mais il a participé au scénario des Nuits de Cabiria. Peut-être est-ce grâce à lui que la vie de prostituée n’est pas enjolivée ni engloutie dans une féérie de pacotille. Mais comme le film est une production grand public (De Laurentiis) et que nous sommes dans les années 50, il n’est pas question des aspects les plus sinistres et intimes de la vie d’une prostituée – pour cela voir dans un registre plus cru Accatone ou le plus moderne et dur La dérobade (1979) de Daniel Duval, avec Miou Miou. Toutefois, il est une chose que le scénario ne manque pas, c’est la grande vulnérabilité affective des prostituées. Cabiria vit seule dans une petite maison perdue et il vaudrait mieux pour elle qu’elle ait un protecteur ou qu’elle abandonne la prostitution pour trouver un gentil mari. Le seul moyen de quitter ce métier destructeur est de trouver un homme honnête et gentil, chose rare quand on fait le trottoir et que les salauds sont légions. Elle est donc exposée à se tromper et à souffrir beaucoup.
Fellini n’oublie pas de parler du milieu du cinéma et semble faire un parallèle entre cette vulnérabilité et la grande fragilité des actrices. Dans cette séquence intrigante où Cabiria rencontre une vedette de cinéma, Alberto Lazzari (Amedeo Nazzari), elle se voit soudain préférée à Jessy (Dorian Gray), une starlette avec qui il a une relation conflictuelle. Ce n’est qu’en forçant les choses et en pleurant que Jessy retrouvera Alberto au détriment de Cabiria, qui a peut-être manqué une occasion d’avoir la belle vie entrevue sur la très chic Via Veneto. Prostituées, actrices ou bourgeoises fréquentant les beaux quartiers, les femmes n’ont le plus souvent que leurs corps à vendre pour survivre.
Mais le cinéma de Fellini n’est pas là pour discourir. Héritier du néo-réalisme, il utilise des situations ou des personnages ancrés socialement et les détourne pour créer des moments flottants de poésie ou d’intense énergie. Quand Cabiria rejoint son trottoir et se met à danser le mambo au milieu de ses congénères, le découpage de la séquence crée une frénésie, son corps est entraîné par la danse et la joie puis cela dégénère en dispute avec une autre putain. La vie de cette femme est une alternance entre moments de joie et phases de lucidité tragique qui la conduisent à la colère. Aux épreuves de l’existence, elle oppose une énergie vitale, elle ne s’affaisse jamais. L’un des plus beaux moments du film, et des plus calmes survient au lendemain de ce pèlerinage religieux que Fellini a filmé d’une manière paroxystique, transcrivant la foi simple des gens pauvres et notamment des prostituées qui cherchent le miracle qui va les sortir de la misère. Les larmes montent aux yeux de la jeune femme qui espère changer de vie grâce à la Sainte Vierge mais le lendemain elle est en colère. Cabiria, encore une fois, n’est pas désespérée mais furieuse. Elle a tant voulu le secours de la Madone qu’elle ne comprend pas que rien n’ait changé en une seule nuit. La musique s’est arrêtée. Elle voit au loin une procession de jeunes filles et cette vision d’innocentes pèlerines parcourant la campagne provoque son agacement tout en évoquant son innocence et sa propre jeunesse. C’est un moment introversion créant une respiration après plusieurs séquences intenses.
Aux deux tiers du récit, Fellini affirme son pouvoir de créateur et celui du cinéma à travers un spectacle de magicien. Il est le maître de la fiction et peut donc faire apparaître un homme pour Cabiria, ce que les spectateurs attendaient avec impatience. Hypnotisée sur la scène, elle a dévoilé ses désirs et sa vulnérabilité à une assistance surtout masculine. Cette séquence annonce la rencontre d’avec Oscar d’Onofrio, joué par François Périer. Il n’est pas nécessaire d’en raconter plus sur ce qui se passera avec ce trouble personnage. On devine ce qui va arriver et pourtant le film s'achève sur une vraie note de gaité. Même si ça peut sembler cliché, il y a dans ce film une célébration de la vie comme énergie du désespoir, qui m'enthousiasme par sa sincérité. Sans doute suis-je plus sensible à cet élan-là qu’au désœuvrement et au vide éprouvé par les personnages de la Dolce Vita.