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Le capitaine Volkonogov s’est échappé (Natasha Merkulova, Aleksey Chupov)

On doit à ce duo de réalisateurs russes qu’on ne connaissait pas un moment exceptionnel de cinéma. Le titre et l’affiche font penser à un film d’action déjanté, une sorte de Mad Max communiste mais s’il fallait qualifier cette œuvre, on parlerait de course poursuite mystique sur fond historique. L’affiche française rouge sang le rappelle : « 1938. Staline purge ses propres rangs. » Fedor Volkonogov, interprété par l’excellent Youri Borissov (Compartiment n°6), est un capitaine du NKVD, les services de sécurité intérieurs. Il est un des rouages du système de persécution soviétique pendant les grandes purges de 1936-1938. Emprisonnements, tortures, exécutions de masse, déportations : il n’arrête pas, peu importe que les gens soient innocents ou coupables. Pour parler un peu d’Histoire, c’est l’époque où le NKVD est repris en main par Nikolaï Iejov, avec la bénédiction de Staline, et la machine s’emballe au point de causer 750,000 exécutions. Pour se dédouaner de tous ces massacres, Staline se débarrassera de Iejov et on comprend que le film débute justement au moment où les bourreaux, dont Volkonogov, sont devenus trop gênants. 14000 tchékistes seront éliminés.

Le film a beau être bien situé historiquement, sa reconstitution très modernisée a quelque chose de détonnant. Dès la première scène, les hommes du NKVD aux uniformes rouges et aux crânes rasés ont des dégaines de skinheads. Ils opèrent dans des bâtiments hérités de l’époque tsariste qui ont traversé l’Histoire, ce qui étrangement brouille les repères temporels. On sait qu’on est en 1938 parce que cela est dit et que les voitures y font penser mais cela ne relève pas de l’évidence. Quand Volkonogov sort de ces bâtiments pour échapper lui-même aux persécuteurs, il traverse des décors que l’image rend irréels. Les boulevards longeant les bâtiments historiques, fréquentés par le peuple sont saturés de lumière mais quand le capitaine s’aventure dans les habitations, la photographie est plus sombre, les décors sont ravagés. Notons que le directeur de la photographie, Mart Taniel, a lui-même participé à l’écriture du scénario et cela se voit à l’écran (travail sur l'image, cadrages, jeu sur les perspectives). Le héros court dans un labyrinthe de ruines, de tas de ferraille, de caves et d’usines cauchemardesques. De nombreuses séquences évoquent la désolation et baignent dans une ambiance post-apocalyptique. J’ai parlé de Mad Max car la société stalinienne que décrit le duo de réalisateurs a tout d’un univers post-chaos dystopique, peuplé de brutes et d’humains terrorisés. Alors que les jeunes gens musclés du NKVD peuvent se payer le luxe de chanter et de danser, les gens du peuple sont souvent filmés de dos, pauvres présences terrorisées par la répression qui peut s’abattre à tout moment. Le monde que filment Natasha Merkulova et Aleksey Chupov paraît à la fois vide et brutal. Le seul espoir est créé par le survol d’un dirigeable ou Aerostat, célébré par la propagande, qu’on verra survoler les immeubles. Evidemment le brouillage temporel créé par le film ne peut que nous rappeler la Russie contemporaine. Cette ambiance militariste, virile et violente, quasi futuriste, n’a pas échappé aux censeurs du pouvoir qui ont interdit le film sur le territoire national. On a compris que les réalisateurs n’étaient plus encouragés à travailler dans leur propre pays.

Ce qui rend le film unique, impossible à classer dans la catégorie du genre, est l’inscription de son héros dans une tradition mystique qui ne peut être que russe. On ne sait pas pourquoi ni comment mais Volkonogov décide de payer pour ses crimes. Il y a du Raskolnikov, héros de Crime et châtiment, dans ce bourreau ordinaire qui vole les dossiers des condamnés pour aller chercher le pardon auprès de leurs familles et obtenir le paradis. Devant chaque proche, il brandit le dossier d’accusation, évoque la torture pour faire avouer, confirme l’innocence et demande le pardon. Histoire proprement hallucinante que ce chemin de croix, que ce martyr endossé pour rendre leur innocence aux innocents. Mais rien n’allant de soi dans une société totalitaire où toutes les valeurs ont été retournées, où les innocents font de parfaits coupables, Dostoïevski se heurte à Kafka. La bureaucratie sanguinaire, incarnée par le Commandant Golovnia (Timofey Tribuntsev) a décidé que tous les innocents étaient à condamner et que le pardon serait impossible à donner. Obtenir le pardon c’est avouer qu’on s’est trompés, ce qui ne peut pas se concevoir sous Staline (et sous Poutine ?). D’ailleurs, le pardon ne va pas de soi sans confiance et les proches des condamnés transforment la quête de Volkonogov en mission désespérée. Face à un bourreau soi-disant repenti subsistent l’insulte, la folie, l’humour ou le mensonge, rarement la sincérité.

Nous sommes fin avril et le film est encore présent dans quelques rares salles. Sa diffusion en France est restée hélas très limitée. J’ai pu le voir au Brady dans le 10ème arrondissement de Paris. Les derniers chanceux comme moi pourront apprécier pour quelques jours ses qualités formelles (une constante dans le cinéma russe, cf. Zviaguintsev et Serebrennikov !), son mysticisme puissant et son acuité politique. Il n’y a que des cinéastes russes dans ces temps bouleversés, pour produire de pareils films.

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