John Huston
Disco boy (Giacomo Abbruzzese)
Qui n’a jamais cherché et ressenti, sur une piste de danse, cette sensation de fusion avec le monde ? Fusion, symbiose, sentiment océanique, plénitude : emporté par la pulsation, on se fond dans la masse des danseurs. Dans Disco boy, la bande-son est fondamentale et colle à cette recherche de ne faire qu’un avec l’univers. Qu’on l’appelle techno ou électro, elle a été composée par le français Vitalic, artiste de référence dans la musique électronique. Ses pulsations et nappes synthétiques accompagnent tantôt les moments de rêverie, tantôt les séquences plus physiques du film, quand les personnages ne sont plus que des corps en quête d’unité avec le monde.
Pour le réalisateur italien Giacomo Abbruzzese, dont Disco boy est le premier long-métrage de fiction, il ne s’agit pas d’engloutir ses personnages dans la transe pour oublier la réalité. Au contraire, son film est pleinement ancré dans le réel. La musique et la surface hypnotique des images soulignent les convulsions et les fractures béantes du monde contemporain. Les premières minutes font d’ailleurs penser à un film de facture réaliste. Deux biélorusses, Aleksei (Franz Rogowski) et Mikhail (Michal Balicki) passent des frontières européennes pour atteindre la France. Réalité simple et concrète d’êtres humains qui se déplacent pour survivre. La migration est cette expérience physique, de dénudement et de danger dont la mort est une issue possible. Il ne reste plus qu’Aleksei qui a réussi à atteindre le pays du « camembert » (il connaît un peu langue). Il gagne la possibilité de trouver une nouvelle identité et une nationalité de rechange en s’engageant dans la légion étrangère. Seule voie de survie dans le chaos : donner son corps robuste à l’armée française, devenir un combattant, intervenir dans le Sud pour défendre les « intérêts de la Nation ».
Le film opère justement une rotation Nord Sud pour se retrouver soudain sur le delta du Niger, au Nigeria. Autre réalité, celle d’un pays de mangroves et de lagunes dévasté par l’exploitation pétrolière. Les prises de vue aériennes, impressionnantes, décrivent un paysage naturel grignoté et attaqué par l’or noir. Jomo (Morr Ndiaye), membre du mouvement armé MEND (Movement for the Emancipation of the Niger Delta) défend son village en prenant en otage des employés de compagnies pétrolières. Il aurait bien aimé faire autre chose de sa vie (danser en boîte, être « disco boy ») mais il n’a d’autre choix que la violence pour protéger sa culture. Sa vie est en danger et l’immigration représente une voie de de fuite pour lui et sa sœur (ou compagne ?) Udoka (Laetitia Ky). Comme pour mieux décentrer notre regard, le cinéaste a brouillé les géographies et les frontières. Les paysages filmés sont le plus souvent denses, naturels et un peu inquiétants : forêts, sous-bois, voies d’eau, cieux étoilés. Les repères sont flous, on ne sait jamais très bien où on est et quand se déroule l’action. L’Occident riche, aimant à migrations, est composé de paysages urbains plongés dans la nuit ou d’intérieurs quasi floutés (caserne, tunnels, boîte de nuit). Le monde est filmé comme un magma informe dont les repères de temps, de langue et de géographie sont en convulsion frénétique.
Abbruzzese raconte le monde d’aujourd’hui en puisant dans les images et les corps plus que dans les dialogues. Ses personnages sont comme Aleksei devenu Alex : des apatrides ou en voie de l’être, comme Jomo et Udoka, des humains en marge des pays riches. Les dialogues sont minimaux et ce que le biélorusse connaît du français, il l’a appris dans les films, sous forme de mots repères, culturels et gastronomiques. La France pour lui, c’est boire du Bordeaux. Acteur fascinant, Franz Rogowski a ce corps et ce visage expressif typés, très particuliers, incarnant bien l’étranger, le solitaire flottant sans attache dans un monde violent. Il se montre de plus en plus seul et en recherche d’une unité perdue. La légion étrangère, famille virile qui demande le sang pour acquérir la nationalité, n'est qu’un artifice insatisfaisant. Le film est centré sur son personnage en désarroi et on pourra regretter sans doute le manque d’incarnation, le caractère un peu trop abstrait et métaphorique des personnages d’Udoka et de Jomo. Néanmoins, leur présence mutique, leurs yeux vairons dessinant une gémellité font pencher le film vers quelque chose de mystique et d’assez beau qui renvoie ici vers une unité brisée, qu’il serait nécessaire de reconstituer.
C’est là où la musique intervient et œuvre à reconnecter les humains entre eux. Elle est avec la danse un langage universel, ouvert à tous. Filmé comme un paysage mental, irréel, la boîte de nuit est le lieu fusionnel où les liens et un langage commun se recréent. Tout en exprimant sa douleur par son corps en torsion, Alex semble retrouver en partie ce qu’il a perdu (je ne raconterai pas la fin). Pour l’apprécier, il ne faut pas trop intellectualiser Disco boy mais en goûter les saveurs sensorielles. Emporté par la danse des sens et des sons, j’avoue avoir adhéré pleinement à ce beau film physique et déroutant, qui préfère les images aux discours pour nous parler d’aujourd’hui.