Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Ciné-club ambulant, voyage en cinéphilie - Page 54

  • Promesses de l'ombre de David Cronenberg

    easternpromises_468x614.jpgLondres, années 2000. Un gangster russe est égorgé dans un salon de coiffure. Une jeune femme à l’accent slave s’évanouit dans une épicerie. Elle meurt à l’hôpital en mettant au monde une petite fille. Une sage-femme d’origine russe, Anna Khitrova (Naomi Watts), trouve un carnet dans les affaires de la défunte, se fait un devoir de le traduire et de donner des nouvelles à la famille du nouveau né. La carte d’un restaurant trouvée dans le carnet la conduit vers l’établissement de Semyon (Armin Mueller Stahl), un patriarche russe aux airs de gentil grand-père, secondé par son fils Kirill (Vincent Cassel) et Nikolaï, leur chauffeur (Viggo Mortensen). A mesure que le carnet est traduit, la vérité se fait entendre en voix off, par la voix désespérée de la défunte.

    Dès les premières scènes, le montage joue d’une dialectique entre identité slave commune aux personnages et appartenance à des univers diamétralement opposés. Deux mondes issus de l’ancien bloc soviétique vivent parallèlement à Londres, sans se toucher : d’une part un monde d’immigrés d’ancienne date décrit comme celui « des gens ordinaires », familial, intime, quotidien, habité par de désirs de normalité et d’intégration, de l’autre un monde violent et mortifère, celui de la mafia russe, des trafics et de la traite des blanches, incarné par Semyon, Kirill, Nikolaï et leurs ennemis. Dans la forme cela donne une alternance entre scènes d’intérieur diurnes et visions de films noirs (caves, maison close, ruelles mal éclairées) que n’aurait pas renié le Jules Dassin londonien des Forbans de la nuit (1959). L’ambiance très étrange du film procède en grande partie dans le frottement entre ces deux univers qui ne tourne jamais tout à fait à l’affrontement. Des portes s’ouvrent bien mais Cronenberg s’amuse à les fermer ou à en barrer le passage. La porte du restaurant de Semyon est filmée comme un passage vers l’Enfer, gardé par le fascinant Nikolaï, figure centrale et personnage multiple de cerbère, apprenti-boss, chauffeur, factotum, ange exterminateur et justicier au corps tatoué. L’espace d’un plan, filmé derrière la flamme d’un foyer Nikolaï révèle son destin de damné, gardien d’un monde infernal interdit aux gens honnêtes. Nikolaï est le personnage pivot entre les deux univers, empêchant en permanence le passage de l’un à l’autre, empêchant surtout Anna d’y pénétrer et de subir peut-être le destin malheureux des filles de l’Est attirées par ces fameuses « promesses de l’ombre » du titre français, qu’on entendrait presque comme « promesses de Londres » : promesses de réussite, d’émancipation, de consommation etc..

    L’étrangeté du film provient également du décalage de traitement entre le monde «  réaliste » d’Ana (la famille, l’hôpital), et un monde de la pègre hautement caricatural. Les stéréotypes mafieux sont grossis : accent russe, violence sanguinaire, figure écrasante du patriarche, tatouages de taulard sibérien, tueurs tchéchènes décrits comme « des loups » etc. Porté par un scénario aux raccords narratifs parfois peu crédibles, le film se situe à la lisière de l’invraisemblable et du grotesque (cf. l’interprétation outrancière de Vincent Cassel). S’il ne tombe pas dedans à pieds joints c’est qu’il ne se lasse pas de détourner les codes du film noir. Si les décors et les personnages sont en partie ceux du genre, les situations ne répondent pas à la logique « fatale » du film noir. Anna Khitrova a beau entrer en contact avec Semyon, elle n’a pas mis le doigt dans un engrenage qui va la broyer. A aucun moment elle n’est menacée physiquement. Elle apparaît même comme un personnage volontaire, courageux, sain. Sur sa moto, elle passe facilement pour le personnage « masculin » du film. C’est véritablement Nikolaï, incarné par Viggo Mortensen, qui semble jouer le rôle « féminin » dévolu au film noir. Il est beau, mutique, ambigu et vaguement menaçant. Son corps tatoué noueux sidère tant il semble contenir de violence. Elle éclatera dans un hammam lors d’un affrontement tétanisant avec les fameux bandits tchétchènes. Cronenberg a créé un personnage d’ « homme fatal », fragile, sexuellement troublant, aussi bien pour Ana que pour le faible Kirill. Décrit comme un bel animal - sa peau décorée comme celle d’un reptile ne lasse pas de fasciner – c’est lui qui par courts instants apparaît comme pris au piège du système mafieux, incarné par cette société criminelle appelée « Vory v Zakone ».

    En arrière plan, le Londres ultralibéral des années Blair est la ville-monde parfaite pour le film. Elle est le miroir impitoyable des mutations violentes qui ont déchiré l’Union Soviétique depuis 30 ans. Décrite par Semyon comme une ville de « putains », elle offre aux uns, les gens ordinaires, des opportunités de réussite et d’intégration, aux autres, mafieux et trafiquants, toutes sortes d’opportunités de business. Entre les deux, de pauvres filles sans le sou cherchant le bonheur ne trouvent que malheur et destruction.

    Etrange est le mot qui me vient le plus à propos de ce film hybride. Construit sur une trame bancale de série B que le premier réalisateur venu aurait transformé en navet bon pour le « direct to video », il fonctionne pour peu qu’on se laisse porter par son romanesque décalé et qu’à l’image du pauvre Kirill on s’abandonne dans les bras viriles de l’envoutant Nikolaï…

  • Buongiorno, notte: le terrorisme comme sacrifice

    BuongiornoNotte1.jpgRetour magistral sur ces années de plomb qui ont traumatisé l’Italie. 1978 : l’homme qui a scellé l’entente entre la vieillissante Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste, Aldo Moro, est enlevé par les Brigades Rouges. 55 jours plus tard, il sera retrouvé mort dans une voiture. L’Italie est scandalisée et la classe politique tient là son martyr. Marco Bellochio a emprunté le chemin risqué de la fiction pour nous raconter le face-à-face entre Aldo Moro et ses tueurs, évocation sans nostalgie d’une époque trouble dans laquelle se sont égarés certains.

    D’abord, il y a un dispositif d’enfermement parfaitement maîtrisé. Trois hommes, une femme, leur victime, emprisonnés dans un appartement avec pour seule fenêtre sur le monde une TV obsédante, vomissant ses nouvelles, ses variétés. Ensuite, il y a le regard perdu de Chiara – Maya Sansa -, compagne des terroristes et double-témoin du réalisateur. Face à un homme qui va mourir et ne sait pas pourquoi, elle est en proie à un combat intérieur : idéologie révolutionnaire contre conscience morale. Autour d’elle s’exacerbent les symptômes de l’aliénation mentale. Le cadrage resserré, sans profondeur de champ, isole les brigadistes tandis que la musique - Shine on you crazy diamond de Pink Floyd, chanson sur la folie – fait écho à leurs dérives mentales. Le film intègre des extraits de propagande soviétique et de TV italienne, achevant la création d’un univers de huis-clos prêt à imploser. Enfermement, paranoïa, confusion : comme les canaris sur le balcon, ils sont pris dans une cage dont ils ne semblent pouvoir sortir. Chiara balance entre rectitude révolutionnaire et culpabilité, semble prête à sauver Moro mais de suspense il n’y aura pas, c’est le point de soudure entre fiction et Histoire. 

    Marco Bellochio ne cherche pas à juger ses personnages, bourreaux ou victime, mais à les révéler dans l’absurdité de l’acte terroriste. La mise en évidence d’une radicalité religieuse – ils sont prêts à mourir pour leur foi, comme les premiers chrétiens - rappelle le lien entre terrorisme et sacrifice. De même, les objectifs du terrorisme sont confrontés à ses contradictions : toute négociation avec l’Etat est inopérante (« on ne négocie pas avec des terroristes »), l’action « révolutionnaire » est donc renvoyée à sa logique suicidaire.

    Quand on sort de l’appartement, on découvre l’Italie de l’époque et on mesure le fossé entre la société italienne et les terroristes qu’elle a créés. L’Italie apparaît comme un pays de consensus, dans lequel les extrêmes, parce qu’ils répondent à des conservatismes de même nature, se retrouvent et s’harmonisent. Comme dans cette scène de banquet auquel participe Chiara, on peut prier pieusement sur la tombe d’un défunt puis entonner au repas un chant de partisan, comme si les traditions, catholiques et communistes, au lieu de s’annihiler l’une l’autre, s’associaient en un pacte de stabilité politique. La mise à mort d’Aldo Moro dans ce contexte, est un geste d’illuminés, qui révulsera la société. De ce geste ne partiront ni insurrections ouvrières ni Grand Soir. Au contraire, il renforcera la main-mise sur le pays d’une Eglise et d’une classe politique complètement décaties, qu’on dirait ravie de laisser Moro entre des mains fanatiques. Dans les yeux désolés de Chiara ou de ses compagnons encagoulés, se lit déjà leur triste fin.

    Moins illustratif et beaucoup plus cinématographique que Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, Buongiorno, notte est un film remarquable à tous points de vue : jeu intense sur des psychés déformées, portrait d’une femme et d’un pays déboussolés, analyse politique et historique pénétrante.

  • Films d'enfance, si embarrassants

    Gérard Oury a été un des pourvoyeurs de films de ma jeunesse (de mon enfance devrais-je dire). A ce titre, j’avais un certain respect pour ce réalisateur de comédies populaires (La folie des grandeurs, le Corniaud, Les aventures de Rabbi Jacob, l’As des as) et j’avais mal supporté que Michel Ciment, critique à Positif et au Masque et la Plume, dont je respecte beaucoup les avis, fasse étalage de mépris à l’égard d’un cinéaste dont le grand défaut semblait d’avoir du succès. Maintenant que j’ai revu en DVD la Grande vadrouille, sorti en 1966, j’ai presque envie de jeter moi aussi une bonne poignée de terre sur le cercueil d'Oury !

    grande-vadrouille.jpgPour mémoire, la Grande vadrouille commence pendant la Deuxième Guerre Mondiale, par le parachutage sur Paris de pilotes anglais dont l’avion a été abattu. Engagés dans une course poursuite avec les Allemands qui va les mener jusqu’en Bourgogne, ils seront aidés par un chef d’orchestre irascible (Louis de Funès bien sûr) et un peintre de bâtiment gentillet (Bourvil). Un artiste et un ouvrier français, au secours des anglais, contre les allemands. Rien de choquant a priori dans cette association d’improbables résistants. On aurait pu dire, en interprétant un peu : un bourgeois de droite et un communiste. L’opposition des caractères, recette comique gagnante du cinéma français, qui sera resservie maintes fois par des émules d’Oury comme Francis Veber.

    Vingt ans après l’avoir vu à la TV, je suis tombé de haut. Je sais, Oury n’est pas Lubitsch ni Wilder, mais quand même, on parle d’un « monument » de la comédie française ! Ce film, qui renvoie de la France occupée l’image d’un pays peuplée de résistants, dégouline de démagogie. Pétain, les collabos, les rafles ? Pas vu. Il n’y avait en France que des résistants face à ces bourrins d’allemands claqueurs de bottes. Il n’y avait que des braves gens prêts à rendre service aux pilotes anglais. Pendant tout le film se dégage le sentiment d’un réalisateur servilement attaché à flatter son public. L’accusation de révisionnisme porterait si on n’avait le sentiment que Gérard Oury, plein de bons sentiments, a voulu éviter à son public les mauvais souvenirs de la guerre. Comme si on ne pouvait rire qu’en cachant la vérité. Enorme contresens d’un réalisateur qui avait bien dû voir To be or not to be de Lubitsch (1942) auquel la Grande vadrouille renvoie explicitement.

    Il aurait peut-être fallu que la Grande vadrouille me fasse simplement rire pour que je mette de côté mes critiques. Hélas, ce film, qui est la matrice de la grande comédie à la française (rythmée, pourvue d’acteurs cabotins et de bons mots) a mal vieilli.  Vieilli dans sa représentation du pays (tendance béret-baguette et religieuse en cornette), dans son gros comique anti-boche et dans le cabotinage ininterrompu des acteurs.

    Finalement, Oury restera pour moi un cinéaste d’enfance dont l’œuvre me rattache à l’époque où mes goûts n’étaient pas formés. Le génie grimaçant de Louis de Funès suffisait. Avant Veber, Oury a créé une sorte de cinéma sans cinéma, transposition de mécaniques comiques efficaces et dans l’air du temps mais sans rien qui ressemble à un style. Un très mauvais cinéaste, donc.

    On ne devrait jamais revoir les films de son enfance !!!

  • Inception, entre blockbuster boum-boum et sous-Matrix prétentieux

    inception.jpg

    L’inception est une technique permettant d’implanter une conviction ou une idée fixe dans l’esprit de quelqu’un en s’introduisant dans ses rêves. S’il veut revoir ses enfants et rentrer aux USA où il est recherché par la justice, Cobb (Leonardo Di Caprio) doit introduire une idée dans l’esprit d’un jeune héritier milliardaire, pour le compte d’un industriel japonais. Il pourra alors rentrer au pays.

    Malgré un premier quart d’heure intrigant, on flaire vite le concept séduisant qui va s’engluer dans le conventionnel. En effet, le film s’engage dans une fuite en avant stérile, entre blockbuster boum-boum et sous-Matrix prétentieux. Les rêves qu’on peut superposer et imbriquer constituent une très belle idée de scénario, une mine de chausse-trappes. La matière même du rêve est riche de visions et d’angoisses. Ces aspects-là ne seront que peu exploités par Christopher Nolan. Tout comme ces grandes architectures visuelles qu’il déploie sous nos yeux, belles mais sans épaisseur, son film ne cache pas grand chose, n’emmène pas très loin, émeut peu. Au lieu de construire un déroutant dédale fantasmatique, l’artificier a assemblé quelques pièces de lego, les a balancé dans un grand seau et secoué frénétiquement, comme un moutard surexcité par ses nouveaux jouets. On a le droit à des scènes d’action utilisant décors variés, montage saccadé et ralentis, comme dans n’importe quel James Bond. On se fiche complètement de l’inception en question (cette fade histoire d’héritier), elle n’est que le paravent d’une histoire intime, entre Mall (Marion Cotillard) et Cobb qui nous joue pour la millionième fois le père séparé de ses enfants et obsédé par sa femme (disparue ? morte ? partie ?). Une histoire de papa-maman déjà vue dans Shutter Island avec le même Di Caprio et qui s’achèvera par les retrouvailles avec deux petits enfants blonds ! Mais comme Nolan est un « surdoué » et qu’on ne la lui fait pas, c’est peut-être un rêve que Cobb a créé pour se cacher la réalité, donc mystère et boule de gomme...

    Outre le fait que ce film met des moyens considérables au service d’un enjeu microscopique (« rentrer à la maison pour revoir Fifi et Loulou »), on est surpris par moment de la quantité de dialogues censés nous faciliter la compréhension de l’intrigue. Pour l’occasion la pauvre Ellen Page (cf.  Juno) a été transformée en commentatrice effarée de tout ce bordel, une sorte de traductrice pour sourd-muet d’un programme qui va trop vite pour elle. Ce besoin de baliser ce qui peut l’être répond en tout point aux exigences d’un film hollywoodien. Surtout ne pas se perdre. On n’est pas dans le croisement monstrueux entre Mulholland Drive et Mission Impossible. Nolan n’est pas un Lynch qui aurait appris le maniement des armes. Il est le réalisateur d’un film tout en imagerie et faux nez esthétiques, qui a trop peur de larguer son spectateur pour être vraiment troublant.

    Je m’étonne que cette prétentieuse camelote ait autant de succès et surtout me pose la question : que peut-il bien rester d’un film si artificiel quelques semaines après l’avoir vu ? Inception n’arrivera en tout cas pas à réaliser sa propre inception dans mon cerveau. Il n’y restera pas longtemps.

     

  • Raja: aimer sans parler la même langue?

    raja.jpg

    Il y a des films qu'on a la chance de voir un jour au cinéma, presque par hasard, par défaut, comme si on s'était trompé de séance. Raja de Doillon (2003) : surprise et beau souvenir de spectateur. Je ressors, pour le plaisir cette chronique du film, écrite à l'époque pour le défunt autrecinema.org.

    Soit un libertin vieillissant, Frédéric (Pascal Greggory) qui aime lutiner de jeunes marocaines bien pauvres, s'éprenant d'une d'entre elles, Raja (Najat Benssallem) et ce film de Jacques Doillon emprunte dès ses premières images le ton malsain de la fable houellebecquienne : donne-moi ton corps d'indigente, prends mon pognon, tout le monde est content. Sauf que ce début égrillard, incroyablement cynique - Pascal Greggory en fait des tonnes dans le registre de vieux beau qui veut « du cul léger » - débouche sur une admirable fable sur l'impossible communication Nord-Sud.

    Pauvre et illettrée, Raja ne parle pas français. Elle est un corps doté d'une langue inintelligible que Frédéric, qui l'a embauchée comme femme de ménage, prend un malin plaisir à harceler. Les données semblent évidentes de chaque côté : Frédéric dégoûté de l'amour veut du cul contre quelques dirhams, Raja, orpheline obligée de faire des passes pour entretenir Youssef, son copain chômeur, ne dédaigne pas l'argent d'un riche étranger, même si cela l'oblige à affronter certains dilemmes : comment servir ce Français bien pressant sans perdre le peu de dignité qui lui reste ? Si elle se donne sans contrepartie « sérieuse », elle est une pute, si elle ne soutire pas d'argent à Frédéric, on lui fera le reproche. Dilemme encore simple : tant qu'il paie pour la voir, on en reste à une relation marchande basique, on parle la langue de l'argent, « flouze », et on se comprend. Mais que se passe-t-il quand il y a des sentiments ? Quand les masques tombent et que le désir, des deux côtés, brouille la donne ? Eh bien le film devient une machine à produire de l'incompréhension, très vaudevillesque. Sans s'en rendre compte, Raja et Frédéric pâtissent de ne parler la même langue- elle connaît quelques mots simples, lui pérore sur ses sentiments sans se faire comprendre. Leur différence sociale produit de l'empêchement amoureux et le film bat en brêche la toute-puissance de l'Amour en tant que langage universel, dans un exercice qui rappelle par moment Rohmer. Chez Rohmer, on parle énormément : on se sert de la langue pour créer de l'illusion et du jeu, mais en connaissance de cause. Là, Raja et Frédéric ne peuvent partager leur amour faute de partager la même langue, ils sont obligés de passer par des intermédiaires intéressés (les servantes, le frère de Raja, Youssef) qui les renvoient sans cesse au biais de toute relation Nord/Sud : tu es riche, elle est pauvre, tu veux baiser, elle en veut à ton fric. Raja et Frédéric doutent, certains de leurs sentiments mais renvoyés au prétendues arrières-pensées de l'autre. Le film devient de plus en plus angoissant et comique, sans que l'évidence d'une solution ne se profile.

    Vissés à nos bons sentiments et à nos happy-ends habituels - l'amour se jouant toujours des différences, mais bien sûr ! - nous souffrons jusqu'au bout de l'incroyable dialogue biaisé que Doillon a mis en place. Ce qui promettait un conte de fée entre une Cendrillon de Marrakech et un libertin en quête de rédemption se révèle un intriguant huis-clos pessimiste.

  • Xala: l'impuissance des puissants selon Sembene

    xala.JPG

    Comment filmer de manière simple une situation complexe ? Dans les premières minutes de Xala il s'agit de décrire la transition opérée par le Sénégal entre colonie et post-colonie et le passage entre deux dominations, celle des blancs et celle d'une classe possédante inféodée. Un groupe d'hommes ordinaires, boubous et bonnets sur la tête, marchent sur la Chambre de Commerce de Dakar, interrompent la réunion des hommes d'affaire français et les raccompagnent vers la sortie. Le portrait d'un président noir est accroché dans la salle de réunion. Mais le coup de force tout en fanfare est contredit dans les scènes suivantes. Nos nouveaux hommes d'affaires, costumés et parlant un français maniéré, se voient proposés par les Français qu'ils ont chassés des valises de billets qu'ils d'acceptent avec gourmandise. On reverra ces ex-colonisateurs tout au long du film, énigmatiques « Dupont-Durand » dont la présence ne lassera pas de faire rire. Le message est limpide : l'indépendance du Sénégal a été confisquée par une classe de possédants corrompus. On pourrait trouver le propos et les situations caricaturales, ils me paraissent au contraire traduire en un langage cinématographique simple, pour un public populaire, les sentiments des contemporains d'Ousmane Sembene sur l'indépendance de leur pays.

    Parmi les possédants, El Hadji Abdou Kader Beye a prospéré dans l'import-export. Sa réussite économique est scellée par un mariage avec une troisième femme. Au soir de sa noce, il ne peut malheureusement consommer son union. Il se croit touché par le xala, terme wolof désignant à la fois l'état d'impuissance sexuelle et le sort d'impuissance jeté contre une personne. Simple panne ou maraboutage imaginé par une de ses épouses ? El Hadji en appelle aux marabouts pour guérir son mal. Il n'hésite pas à parcourir la brousse et à payer cher ceux qui prétendent le guérir. Paradoxe d'un homme qui ne se sent africain que dans l'exercice de la polygamie et qui, privé soudain de sa virilité, en appelle aux traditions d'une culture, la sienne, qu'il méprise. Entretemps, le jour de ses noces, savoureux moment de satire du film, on l'aura vu étaler sa réussite au milieu de semblables qui littéralement « jouent » aux blancs. « J'étais en Suisse mais j'en suis parti, je ne pouvais pas faire un pas sans croiser des nègres » badine un des convives noirs de la noce. Par ailleurs, on notera comment, tout au long du film, la langue française alimente la séparation sociale. Aux puissants le français aux pauvres ou aux militants (la fille d'El Hadji) le wolof. « Comment vas-tu ma fille » demande El Hadji « Diamarec » répond sa fille (traduction : j'ai la paix). « Mais pourquoi me réponds-tu toujours en wolof quand je te parle ?! » éclate le père.

    Revenons au fameux « xala ». Le sujet est documenté sur le web et relève de croyances anciennes encore prégnantes. Le xala est un sort d'impuissance qu'on jette à quelqu'un, pour empêcher qu'il pratique l'adultère, mette en cloque une parente ou par simple malveillance. En dépit de la modernité, on craint encore le xala au Sénégal, notamment à l'approche des mariages. Dans le film, l'impuissance agit comme sort, punition et métaphore. Sort parce que le maraboutage est effectivement prouvé. Punition : celle d'un notable corrompu/d'un africain dans ce qu'il a de plus précieux (culturellement parlant) : sa virilité. Métaphore enfin de l'impuissance de ces « puissants », incapables de sortir leur pays du sous-développement. Car si un petit nombre de privilégiés amasse et jouit, le reste du peuple, représenté par un paysan et par des mendiants (« déchets humains » dit El Hadji), stagne dans la misère. C'est dans la représentation du petit peuple que Sembene trouve matière à équilibrer son film entre satire et émotion. Sur fond de musique traditionnelle (« diamono, diamono », « la vie, la vie » se plaint le griot) se déploie la solidarité des humbles et des infirmes.

    Au terme de ses pérégrinations maraboutiques, El Hadji aura perdu sa fortune, sa place, ses femmes et aura subi la vengeance des faibles. Je n'en dirai pas plus sur le dénouement mis à part le sentiment d'amertume que dégage le film et ma frustration vis-à-vis des personnages. Sembene a développé un théâtre de Guignol à la sauce sénégalaise, où seules les femmes ont un semblant d'épaisseur. La justesse naturaliste du film se trouve par moments annihilée par un excès de didactisme et surtout par l'absence de développements psychologiques des personnages. El Hadji Abdou Kader Beye n'est qu'un pantin dont la disgrâce ne révèle pas grand-chose d'autre que sa médiocrité. Ses copains affairistes ne valent pas mieux. Le théâtre des petites combines, parfois démonstratif, montre alors ses limites. Sembene prouvera ultérieurement qu'il est capable de mieux développer ses personnages et ce sont les films où ils sont les plus fouillés qui sont de mon point de vue les plus réussis (je pense à Moolaadé et à Guelwaar).

    Malgré ses imperfections, Xala est un film passionnant. Quinze ans après l'indépendance du Sénégal, il offrait au public de son pays une satire corrosive de ses classes dirigeantes et un pendant africain au chef d'œuvre de Buñuel, le Charme discret de la bourgeoisie (1972).

    NB : l'œuvre d'Ousmane Sembene est disponible en versions DVD, à la vente, à la Médiathèque des 3 mondes (http://www.cine3mondes.com/).