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Ciné-club ambulant, voyage en cinéphilie - Page 54

  • Le Samouraï et Collateral, polars habillés

    Voir le Samouraï de Melville (1967), c’est prendre une leçon d’esthétique qui durera une vie de spectateur ou de cinéaste. Le scénario du Samouraï tient en 5 lignes : Jeff Costello (Alain Delon), un mystérieux tueur professionnel, exécute le propriétaire d’un club parisien. Partiellement reconnu lors du meurtre, il est entendu par la Police mais il a un solide alibi : il était avec sa maîtresse à l’heure du crime, ce qu’elle confirme. Malgré l’alibi, la Police le surveille tandis que ses commanditaires prennent peur et veulent s’en débarrasser. Ces 5 lignes pourraient être la description d’un film passable ou médiocre. Elles sont le squelette narratif d’un film mythique.

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    Melville crée une mythologie du tueur. L’assassin professionnel est un héros tragique et romantique auquel le spectateur peut s’identifier. Il pèse sur lui une malédiction, celle de tuer sans se laisser voir, celle d’agir parfaitement. Le tueur ne doit jamais laisser de traces, sinon on pourrait remonter à lui et à ses commanditaires. Son sort est constamment en jeu et s’il veut réussir, il doit être seul. D’où la figure clef du Samouraï, métaphore du guerrier solitaire tenu par l’honneur : « il n’existe pas d’être plus seul au monde que le Samouraï, à part le tigre dans la jungle » dit le Bushido, que Melville cite en introduction. Toute l’esthétique du film consiste à placer dans le costume tragique du tueur solitaire un personnage singulier et mystérieux, du nom de Jeff Costello. Jeff Costello est « un loup solitaire », un professionnel méticuleux, aux gestes maîtrisés. Jeff Costello est beau. Pas seulement parce qu’il a le visage blanc et fin d’Alain Delon, ses yeux clairs, la fragilité virile de l’acteur. Aussi parce qu’il porte l’imperméable et le chapeau à merveille. Jeff Costello ne dit rien ou très peu, en général des phrases qui restent : « Je ne perds jamais, jamais vraiment ». Jeff Costello est aimé des femmes, qui ne le trahissent pas : malgré les pressions de la Police, la belle Jane (Nathalie Delon) refuse de le donner. Jeff Costello est comme ce canari en cage qu’il garde dans sa chambre d’hôtel, seul et vulnérable.

    Melville habille le polar

    Le Samouraï est un écheveau de décors, et de détails qui comptent. La chambre d’hôtel et son canari. La banlieue. Le club de jazz. Le commissariat. La galerie de peintures contemporaines. Le métro parisien. Le chapeau et l’imperméable. Le trousseau de clefs. Le micro. Le téléphone. La carte du métro qui clignote. Melville crée avec une méticulosité et un sens maniaque du détail un univers d’images aussi important que l’intrigue elle-même. La mémoire est alimentée en plans savamment composés qui entretiennent la mythologie du film. C’est d’ailleurs le plus beau compliment qu’on puisse lui faire: longtemps après la vision, l’histoire peut s’effacer mais il en reste beaucoup d’images. Ce serait ma définition du bon cinéma : il laisse des images durablement.

    Melville a habillé le polar moderne pour longtemps. Il est définitivement une affaire de style. C’est une poétique des décors urbains, des nocturnes où se croisent flics, bandits et filles de joie. C’est le concentré visuel d’une ville avec ses couleurs, ses ombres et sa topographie. Comme le Samouraï, les meilleurs polars modernes sont indissociables d’une ville. Bullitt (Yates) et San Francisco. French Connection (Friedkin) et New York. The Killer (Woo) et Hong Kong. Collateral (Mann) et Los Angeles. Des films dont l’impact visuel plus que l’intrigue est prépondérant.

    Michael Mann, une autre poésie urbaine

    Avec Collateral et ses autres films policiers (Heat, Miami Vice, Public Enemies), Michael Mann semble avoir eu des intentions voisines de celles de Melville : créer sa propre poésie urbaine. Les deux cinéastes partagent une même ambition esthétique pour le genre qu’ils aiment. L’Américain apparaît toutefois moins solennel et plus sentimental que le Français. Dans le système hollywoodien, il semble avoir trouvé un style qui le distingue du tout venant commercial. Avec le temps ses films ont des trames narratives de plus en plus minces. Ils se font de plus en plus formels et épurés. L’aspect visuel prend le pas sur la narration, en utilisant les caméras numériques qui réduisent la profondeur de champ et créent autour de l’action un environnement granuleux, brouillé, instable qui convient bien au genre. L’intrigue avec tout ce qu’elle pourrait avoir de laborieux est fluidifiée et réduite au minimum de vraisemblance.

    Collateral est une virée nocturne dans Los Angeles, d’un taximan, Max (Jamie Foxx) pris en otage par un tueur professionnel, Vincent (Tom Cruise), qui a une série d’assassinats à accomplir. Ces meurtres sont commandés par un narcotrafiquant pour échapper à la justice. Mann n’est pas vraiment intéressé par le fond de cette histoire, il a envie de filmer autre chose. Filmer Los Angeles d’abord. En mouvement, sous tous les angles, derrière les vitres du taxi ou en suivant la route, en vue plongeante. Los Angeles est une ville qu’il apprécie en voiture, en écoutant la musique qui sort de l’autoradio. Los Angeles est une ville interminable, une banlieue sans fin, succession de maisons, d’immeubles, de terrains vagues, de hangars et de bretelles d’autoroutes au coin desquels la violence peut surgir à tout moment. Il  s’arrête parfois, dans une boîte de nuit où un club de jazz mais n’y reste pas. Il repart et nous fait voir des choses étranges, comme ces loups qui traversent la rue. Filmer Tom Cruise aussi. Lui donner un vrai rôle, où il puisse être un acteur plutôt qu’une star. Visiblement Mann a compris qu’il pouvait en tirer quelque chose. Le type minutieux, autoritaire, maniaque du contrôle, fasciste qu’est Vincent, c’est Tom Cruise allant chercher en lui les traits plus sombres. C’est une autre définition du tueur, plus dur et moins abstraite que celle de Melville mais elle fonctionne aussi. Comme Jeff Costello, Vincent restera un mystère pour le spectateur.

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    Mann est un sentimental, ses films ne cessent de le confirmer. A la fin de Collateral, Max le taximan sauve de Vincent Annie (Jada Pinkett Smith), l’assistante du procureur qu’il devait assassiner. Il l’avait prise dans son taxi au début du film, il repart avec elle à la fin. L’amour est né dans le taxi, au milieu de ces paysages urbains où les hommes ne font que circuler. Le polar est un prétexte pour trouver l’amour là où il n’est pas censé être, au cœur de la ville violente.

  • La tête contre les murs, envahi de colombes et de fous

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    « Dans toutes les sociétés du monde, les bêtes féroces on les enferme » En quelques séquences, François Gérane, joué par un juvénile Jean-Pierre Mocky, passe de la liberté à l’enfermement. Il chevauche une moto, rencontre une jolie fille (Anouk Aimée), traîne dans des soirées dansantes puis, ayant une dette à rembourser, il revient chez son père pour le cambrioler. Ce n’est pas une bête féroce mais un jeune homme paumé traversant une forêt enchantée, sombre et lumineuse à la fois, qui se fait piéger par son père, un personnage de juge cruel et mesquin. A la scène suivante, le rebelle se retrouve sur un lit d’asile et ce qui frappe c’est son visage d’enfant, terrifié par ce qu’on lui fait subir. Il passe entre les mains du Docteur Varmont, joué par un Pierre Brasseur glaçant, qui enferme les malades pour protéger la société. A l’image de cette entame, le film sera une plongée dans la France pré-68, celle des jeunes gens désirant vivre, celle des juges, des psychiatres et des curés qui les enferment derrière des murs. Mais pour répondre à ce qu’en dit Jean-Pierre Mocky en interview bonus, ce sera plus qu’un film en forme de commentaire sur « l’état de nos asiles », ce sera un conte de fée malheureux, résonnant du chant des oiseaux, troué de multiple images féériques comme ces figurines païennes que modèlent les fous pour retrouver la raison.

    Comme plus tard Vol au dessus d’un nid de coucous, qui lui aussi dénoncera l’enfermement psychiatrique pour mieux parler d’aspirations à la liberté, La tête contre les murs est un film bien de son époque, d’une époque transitoire, entre les années 50 et 68, où on étouffait, où on se sentait des envies de fuir le monde construit par les adultes. Le monde d’ordre et de cynisme du Dr Varmont et du Juge Gérane dont le dialogue ne cesse de révéler les côtés répugnants : « La société mon petit est essentiellement un jeu » dira le magistrat pour mieux justifier ses bassesses, « Il n’y a que les malades qui rêvent d’évasion. Est-ce que je m’évade, moi ? » S’écrie le psychiatre.

    Bien qu’il soit l’héritier d’un cinéma français classique (on pense à Carné), amoureux des grands comédiens (Brasseur, Meurisse) et de mots d’auteur, ce film n’est plus tout à fait de cette tradition-là. La thèse qu’il défend, la dénonciation d’une psychiatrie inhumaine, il la dépasse sans cesse par une féérie de conte, par la beauté champêtre du décor, le chant des oiseaux, les visages et les jeux de comédiens jeunes et instinctifs comme Aznavour, au style lunaire surprenant. Alors qu’on craignait l’enfer psychiatrique, on se retrouve dans un paradis lumineux envahi de colombes et de fous, surveillé par un ogre (le Dr Varmont).  

    C’est tout récemment que La tête contre les murs a été édité en DVD et c’est une découverte que ce premier long métrage tourné en 1959 par George Franju et scénarisé par Jean-Pierre Mocky. Etrange association de deux réalisateurs dont les œuvres vont fortement se disjoindre.  Mocky sera un réalisateur prolifique, un commentateur social acide, adaptant notamment Frédéric Dard. Franju qui auparavant tournait des documentaires reconnus pour leur réalisme, se dépouillera du coup de gueule à la « Mocky » pour garder de ce premier film la figure imposante de Pierre Brasseur ainsi que le décor maléfique de cette France provinciale qui massacre ses propres enfants. Il en fera l’unique chef d’œuvre du cinéma d’horreur français, le sublime Les yeux sans visage (1960).

  • 24 heures chrono, série électrique

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    Puissance décuplée

    Trois saisons déjà et à chaque épisode regardé, c’est l’électricité qui me parcourt l’échine. 24 heures chrono est pour moi un objet de cinéma à la puissance décuplée par le format télévisuel. 24 heures, 24 épisodes et une multiplicité de comptes à rebours à l’intérieur du grand compte à rebours. Mon Dieu, Jack Bauer arrêtera-t-il la bombe sur Los Angeles ? Arrêterai-je de m’enfiler 4 épisodes à la suite, voire 6 quand je suis en forme ? Vais-je devenir parano à mon tour ?

    Jack Bauer molosse christique qui porte sur les épaules tous les péchés du contre-terrorisme, j’ai toutes les raisons de te détester. Ta paranoïa débordante, ta voix doucement éraillée et ton petit sourire lubrique passant furtivement sur tes lèvres quand il te faut torturer un terroriste ne lassent pas de me crisper. Et pourtant, toi tu fais le sale boulot et à chaque fois tu le paies. Tu perds ta femme dans la première saison, tu coupes à la hache la main de ton futur gendre à la fin de la troisième. Quant aux femmes, catastrophe ! Soit elles te trahissent (Nina Myers !), soit elles disparaissent. Pas de chance Jack ! Mais c’est quand même grâce à toutes ces punitions qu’on peut dire qu’il y a une justice immanente et qu’en fait la série n’est pas si fasciste que ça. Le sale boulot et les choix moraux dégueulasses se paient, finalement, en toute conscience. Les responsabilités sont endossées et sanctionnées. La torture, j’y reviendrai quand même plus loin…

    L’Amérique est en danger et Jack Bauer a 24 heures pour la sauver. Première série en temps réel dit la jaquette du DVD. Temps réel ne veut pas dire temps réaliste. N’importe quel humain soumis aux événements en cascade comme ceux qui s’entrechoquent dans cette série deviendrait fou, drogué ou mourrait d’une crise cardiaque. Jack se shoote à l’héroïne dans la troisième saison, c’est bien la moindre des choses. Tout est porté à l’intensité jusqu’à l’invraisemblable, c’est aussi pour cela que j’aime cette série. Il y a des rebondissements tellement extravagants que je ne peux pas la prendre tout à fait au sérieux. Imaginez le directeur de la CTU (Counter Terrorist Unit) qui se prend une balle en plein cou, est opéré en urgence et quelques heures plus tard, sorti de l’hôpital dirige la traque au virus tandis que sa propre épouse, qui bosse avec lui, est menacée d’un virus mortel puis kidnappée par les terroristes! La mécanique feuilletonesque grossit comme une avalanche au fur et à mesure des épisodes. L’intrigue principale centrée sur la menace terroriste se double ou se triple d’intrigues secondaires haletantes.

    Vision américaine

    On peut compter sur les américains pour faire passer la pilule du réalisme. Le fonctionnement de la CTU, avec ses règles et ses protocoles de sécurité compilés dans des « books » peut sembler à peu près vraisemblable, tout comme l’organisation des agents entre « tactic » (bureau) et « field operations » (action). Pour le reste, on semble loin d’une vision réaliste de l’espionnage et du contre-terrorisme. Prenons une œuvre touchant au même imaginaire, le roman de DOA, Citoyens clandestins (2007), qui est lui-même un objet à suspense très réussi. Il raconte comment des agents des services secrets infiltrés dans les milieux terroristes finissent par déjouer un attentat sur le sol français. Etalée sur plusieurs mois, la traque mobilise des heures de surveillance et de filature, engendre aussi des fausses pistes qui font perdre des jours de travail. Chez DOA, ce sont des hommes de terrain fragiles, faillibles, qui accomplissent une mission de longue haleine. C’est bien leurs capacités à s’infiltrer et à dissimuler leurs failles (les émotions) qui en font des bons espions. L’espionnage est décrit comme un travail ennuyeux, laborieux, faits de rares moments d’action. Tout à son efficacité narrative 24 heures chrono n’est pas du tout habité de la même philosophie,. La série est au contraire traversée d’une défiance envers les humains et d’une croyance absolue dans les possibilités de la technologie. Si le compte à rebours peut sans cesse être vaincu, c’est grâce au super héros solitaire qui brise la règle commune (Bauer) mais aussi parce que la CTU est branchée en quelques cliques sur tous les réseaux mondiaux (bancaires, satellitaires, téléphoniques, vidéosurveillance, bases de données administratives etc.) et que ceux-ci finissent toujours par produire une piste. Pur fantasme américain qu’un monde en ligne, numérisé et vidéosurveillé. Fantasme de toute puissance qui habite l’Amérique, son cinéma d’action et d’espionnage en est rempli, de Conversation secrète de Coppola aux bons navets de Tony Scott, Spy game ou Enemy of the state. On a beau dire que le 11 septembre a pu avoir lieu à cause de la déficience des moyens humains (trop de technologies et pas assez d’espions), ils croient qu’un suivi satellitaire est plus efficace qu’une filature ou qu’une infiltration.

    Ce qui ralentit le contre-terrorisme, c’est l’humain, dissimulateur, taupe, traître, ennemi caché qui a accès au système de l’intérieur. C’est ce qui m’avait sidéré à la vision de la première saison. Tout membre de la CTU est un traître potentiel et chacun a le devoir d’espionner et de révéler les fautes des autres. La CTU est concentrée dans un bâtiment panoptique où le moindre mouvement de cils d’un agent est repérable et suspect. La mise en scène de cette paranoïa est l’un des meilleurs atouts de 24h. Du haut de son bureau on peut  téléphoner à un agent et par la vitre observer sa réaction. L’agent en question peut passer sans transition de son bureau à la salle d’interrogatoire où il sera soumis à la question, dans un mouvement d’une facilité terrifiante.

    Apologie de la torture ?

    C’est le « temps réel » qui permet de justifier l’utilisation de la torture. C’est le temps réel qui est fasciste et c’est en cela que 24 heures est une série perverse dont il ne faut pas accepter toutes les justifications. Oui Jack emploie des moyens dégueulasses, il en est conscient et il paie pour ce qu’il fait. En même temps, les enjeux qui sont posés ne peuvent que justifier la torture : « on a quelques minutes pour déjouer une menace, que faire si ce n’est torturer le seul suspect qu’on ait ? » Il n’y a jamais de réel choix quand des millions d’humains risquent de mourir dans les 24 heures. La seule réponse morale que la série donne est une punition a posteriori, une mise au ban du héros aux mains tachées de sang. Jack Bauer expie pour ses nombreux péchés. Comme tout bon héros américain, il porte sa croix.

    Forces centrifuges

    J’ai parlé d’électricité dans l’échine au début de la chronique. Plus que la torture cette image évoque bien l’excitation que j’ai ressentie au cours de la saison 2 où en même temps que la traque anti-terroriste se jouait la destitution (« impeachment ») du président David Palmer (joué par l’excellent Dennis Haysbert). La série décrit de façon magistrale un pouvoir présidentiel soumis à d’incroyables forces centrifuges capables de le déstabiliser et de le dévoyer. Lobbies, hommes de l’ombre, famille et conseillers, ennemis politiques, tous ont intérêt à manipuler le Président. Ce qui est sans cesse testé c’est la capacité de ce dernier à décider et à agir en conservant une éthique. Vision américaine d’une magistrature suprême qui se doit de rester propre parce qu’elle est confiée par le peuple. En même temps, dans l’ombre et en coulisses du pouvoir s’agitent des hommes moins tenus par les scrupules. Leur statut dans la série est très ambigu, le Président doit être protégé et le moins informé de ce qu’ils font. Mais on comprend qu’ils lui sont indispensables et qu’aux coups tordus qui menacent le Président doivent être opposés des moyens tout aussi déshonorants. Le pouvoir est impitoyable et corrupteur et on ne peut lui opposer qu’une éthique individuelle impossible à tenir. Le Président Palmer apparaît admirable mais pour le moins naïf dans sa rigidité morale et Sherry Palmer, son épouse jouée par la très Lady Macbeth Penny Johnson est là pour le lui rappeler. 

    Après la première trilogie et un sacré shoot de suspense et de paranoïa, je verrais bien la suite. Rien à faire que ce soit la droitière Fox qui produise cette came à la morale toxique mais hautement addictive. 24 heures chrono est rempli à ras-bord de mauvais penchants, tant pis pour les âmes sensibles. « You have no idea how far I'm willing to go to acquire your cooperation », prévient Jack Bauer. Tout est dit.

     

  • Promesses de l'ombre de David Cronenberg

    easternpromises_468x614.jpgLondres, années 2000. Un gangster russe est égorgé dans un salon de coiffure. Une jeune femme à l’accent slave s’évanouit dans une épicerie. Elle meurt à l’hôpital en mettant au monde une petite fille. Une sage-femme d’origine russe, Anna Khitrova (Naomi Watts), trouve un carnet dans les affaires de la défunte, se fait un devoir de le traduire et de donner des nouvelles à la famille du nouveau né. La carte d’un restaurant trouvée dans le carnet la conduit vers l’établissement de Semyon (Armin Mueller Stahl), un patriarche russe aux airs de gentil grand-père, secondé par son fils Kirill (Vincent Cassel) et Nikolaï, leur chauffeur (Viggo Mortensen). A mesure que le carnet est traduit, la vérité se fait entendre en voix off, par la voix désespérée de la défunte.

    Dès les premières scènes, le montage joue d’une dialectique entre identité slave commune aux personnages et appartenance à des univers diamétralement opposés. Deux mondes issus de l’ancien bloc soviétique vivent parallèlement à Londres, sans se toucher : d’une part un monde d’immigrés d’ancienne date décrit comme celui « des gens ordinaires », familial, intime, quotidien, habité par de désirs de normalité et d’intégration, de l’autre un monde violent et mortifère, celui de la mafia russe, des trafics et de la traite des blanches, incarné par Semyon, Kirill, Nikolaï et leurs ennemis. Dans la forme cela donne une alternance entre scènes d’intérieur diurnes et visions de films noirs (caves, maison close, ruelles mal éclairées) que n’aurait pas renié le Jules Dassin londonien des Forbans de la nuit (1959). L’ambiance très étrange du film procède en grande partie dans le frottement entre ces deux univers qui ne tourne jamais tout à fait à l’affrontement. Des portes s’ouvrent bien mais Cronenberg s’amuse à les fermer ou à en barrer le passage. La porte du restaurant de Semyon est filmée comme un passage vers l’Enfer, gardé par le fascinant Nikolaï, figure centrale et personnage multiple de cerbère, apprenti-boss, chauffeur, factotum, ange exterminateur et justicier au corps tatoué. L’espace d’un plan, filmé derrière la flamme d’un foyer Nikolaï révèle son destin de damné, gardien d’un monde infernal interdit aux gens honnêtes. Nikolaï est le personnage pivot entre les deux univers, empêchant en permanence le passage de l’un à l’autre, empêchant surtout Anna d’y pénétrer et de subir peut-être le destin malheureux des filles de l’Est attirées par ces fameuses « promesses de l’ombre » du titre français, qu’on entendrait presque comme « promesses de Londres » : promesses de réussite, d’émancipation, de consommation etc..

    L’étrangeté du film provient également du décalage de traitement entre le monde «  réaliste » d’Ana (la famille, l’hôpital), et un monde de la pègre hautement caricatural. Les stéréotypes mafieux sont grossis : accent russe, violence sanguinaire, figure écrasante du patriarche, tatouages de taulard sibérien, tueurs tchéchènes décrits comme « des loups » etc. Porté par un scénario aux raccords narratifs parfois peu crédibles, le film se situe à la lisière de l’invraisemblable et du grotesque (cf. l’interprétation outrancière de Vincent Cassel). S’il ne tombe pas dedans à pieds joints c’est qu’il ne se lasse pas de détourner les codes du film noir. Si les décors et les personnages sont en partie ceux du genre, les situations ne répondent pas à la logique « fatale » du film noir. Anna Khitrova a beau entrer en contact avec Semyon, elle n’a pas mis le doigt dans un engrenage qui va la broyer. A aucun moment elle n’est menacée physiquement. Elle apparaît même comme un personnage volontaire, courageux, sain. Sur sa moto, elle passe facilement pour le personnage « masculin » du film. C’est véritablement Nikolaï, incarné par Viggo Mortensen, qui semble jouer le rôle « féminin » dévolu au film noir. Il est beau, mutique, ambigu et vaguement menaçant. Son corps tatoué noueux sidère tant il semble contenir de violence. Elle éclatera dans un hammam lors d’un affrontement tétanisant avec les fameux bandits tchétchènes. Cronenberg a créé un personnage d’ « homme fatal », fragile, sexuellement troublant, aussi bien pour Ana que pour le faible Kirill. Décrit comme un bel animal - sa peau décorée comme celle d’un reptile ne lasse pas de fasciner – c’est lui qui par courts instants apparaît comme pris au piège du système mafieux, incarné par cette société criminelle appelée « Vory v Zakone ».

    En arrière plan, le Londres ultralibéral des années Blair est la ville-monde parfaite pour le film. Elle est le miroir impitoyable des mutations violentes qui ont déchiré l’Union Soviétique depuis 30 ans. Décrite par Semyon comme une ville de « putains », elle offre aux uns, les gens ordinaires, des opportunités de réussite et d’intégration, aux autres, mafieux et trafiquants, toutes sortes d’opportunités de business. Entre les deux, de pauvres filles sans le sou cherchant le bonheur ne trouvent que malheur et destruction.

    Etrange est le mot qui me vient le plus à propos de ce film hybride. Construit sur une trame bancale de série B que le premier réalisateur venu aurait transformé en navet bon pour le « direct to video », il fonctionne pour peu qu’on se laisse porter par son romanesque décalé et qu’à l’image du pauvre Kirill on s’abandonne dans les bras viriles de l’envoutant Nikolaï…

  • Buongiorno, notte: le terrorisme comme sacrifice

    BuongiornoNotte1.jpgRetour magistral sur ces années de plomb qui ont traumatisé l’Italie. 1978 : l’homme qui a scellé l’entente entre la vieillissante Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste, Aldo Moro, est enlevé par les Brigades Rouges. 55 jours plus tard, il sera retrouvé mort dans une voiture. L’Italie est scandalisée et la classe politique tient là son martyr. Marco Bellochio a emprunté le chemin risqué de la fiction pour nous raconter le face-à-face entre Aldo Moro et ses tueurs, évocation sans nostalgie d’une époque trouble dans laquelle se sont égarés certains.

    D’abord, il y a un dispositif d’enfermement parfaitement maîtrisé. Trois hommes, une femme, leur victime, emprisonnés dans un appartement avec pour seule fenêtre sur le monde une TV obsédante, vomissant ses nouvelles, ses variétés. Ensuite, il y a le regard perdu de Chiara – Maya Sansa -, compagne des terroristes et double-témoin du réalisateur. Face à un homme qui va mourir et ne sait pas pourquoi, elle est en proie à un combat intérieur : idéologie révolutionnaire contre conscience morale. Autour d’elle s’exacerbent les symptômes de l’aliénation mentale. Le cadrage resserré, sans profondeur de champ, isole les brigadistes tandis que la musique - Shine on you crazy diamond de Pink Floyd, chanson sur la folie – fait écho à leurs dérives mentales. Le film intègre des extraits de propagande soviétique et de TV italienne, achevant la création d’un univers de huis-clos prêt à imploser. Enfermement, paranoïa, confusion : comme les canaris sur le balcon, ils sont pris dans une cage dont ils ne semblent pouvoir sortir. Chiara balance entre rectitude révolutionnaire et culpabilité, semble prête à sauver Moro mais de suspense il n’y aura pas, c’est le point de soudure entre fiction et Histoire. 

    Marco Bellochio ne cherche pas à juger ses personnages, bourreaux ou victime, mais à les révéler dans l’absurdité de l’acte terroriste. La mise en évidence d’une radicalité religieuse – ils sont prêts à mourir pour leur foi, comme les premiers chrétiens - rappelle le lien entre terrorisme et sacrifice. De même, les objectifs du terrorisme sont confrontés à ses contradictions : toute négociation avec l’Etat est inopérante (« on ne négocie pas avec des terroristes »), l’action « révolutionnaire » est donc renvoyée à sa logique suicidaire.

    Quand on sort de l’appartement, on découvre l’Italie de l’époque et on mesure le fossé entre la société italienne et les terroristes qu’elle a créés. L’Italie apparaît comme un pays de consensus, dans lequel les extrêmes, parce qu’ils répondent à des conservatismes de même nature, se retrouvent et s’harmonisent. Comme dans cette scène de banquet auquel participe Chiara, on peut prier pieusement sur la tombe d’un défunt puis entonner au repas un chant de partisan, comme si les traditions, catholiques et communistes, au lieu de s’annihiler l’une l’autre, s’associaient en un pacte de stabilité politique. La mise à mort d’Aldo Moro dans ce contexte, est un geste d’illuminés, qui révulsera la société. De ce geste ne partiront ni insurrections ouvrières ni Grand Soir. Au contraire, il renforcera la main-mise sur le pays d’une Eglise et d’une classe politique complètement décaties, qu’on dirait ravie de laisser Moro entre des mains fanatiques. Dans les yeux désolés de Chiara ou de ses compagnons encagoulés, se lit déjà leur triste fin.

    Moins illustratif et beaucoup plus cinématographique que Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, Buongiorno, notte est un film remarquable à tous points de vue : jeu intense sur des psychés déformées, portrait d’une femme et d’un pays déboussolés, analyse politique et historique pénétrante.

  • Films d'enfance, si embarrassants

    Gérard Oury a été un des pourvoyeurs de films de ma jeunesse (de mon enfance devrais-je dire). A ce titre, j’avais un certain respect pour ce réalisateur de comédies populaires (La folie des grandeurs, le Corniaud, Les aventures de Rabbi Jacob, l’As des as) et j’avais mal supporté que Michel Ciment, critique à Positif et au Masque et la Plume, dont je respecte beaucoup les avis, fasse étalage de mépris à l’égard d’un cinéaste dont le grand défaut semblait d’avoir du succès. Maintenant que j’ai revu en DVD la Grande vadrouille, sorti en 1966, j’ai presque envie de jeter moi aussi une bonne poignée de terre sur le cercueil d'Oury !

    grande-vadrouille.jpgPour mémoire, la Grande vadrouille commence pendant la Deuxième Guerre Mondiale, par le parachutage sur Paris de pilotes anglais dont l’avion a été abattu. Engagés dans une course poursuite avec les Allemands qui va les mener jusqu’en Bourgogne, ils seront aidés par un chef d’orchestre irascible (Louis de Funès bien sûr) et un peintre de bâtiment gentillet (Bourvil). Un artiste et un ouvrier français, au secours des anglais, contre les allemands. Rien de choquant a priori dans cette association d’improbables résistants. On aurait pu dire, en interprétant un peu : un bourgeois de droite et un communiste. L’opposition des caractères, recette comique gagnante du cinéma français, qui sera resservie maintes fois par des émules d’Oury comme Francis Veber.

    Vingt ans après l’avoir vu à la TV, je suis tombé de haut. Je sais, Oury n’est pas Lubitsch ni Wilder, mais quand même, on parle d’un « monument » de la comédie française ! Ce film, qui renvoie de la France occupée l’image d’un pays peuplée de résistants, dégouline de démagogie. Pétain, les collabos, les rafles ? Pas vu. Il n’y avait en France que des résistants face à ces bourrins d’allemands claqueurs de bottes. Il n’y avait que des braves gens prêts à rendre service aux pilotes anglais. Pendant tout le film se dégage le sentiment d’un réalisateur servilement attaché à flatter son public. L’accusation de révisionnisme porterait si on n’avait le sentiment que Gérard Oury, plein de bons sentiments, a voulu éviter à son public les mauvais souvenirs de la guerre. Comme si on ne pouvait rire qu’en cachant la vérité. Enorme contresens d’un réalisateur qui avait bien dû voir To be or not to be de Lubitsch (1942) auquel la Grande vadrouille renvoie explicitement.

    Il aurait peut-être fallu que la Grande vadrouille me fasse simplement rire pour que je mette de côté mes critiques. Hélas, ce film, qui est la matrice de la grande comédie à la française (rythmée, pourvue d’acteurs cabotins et de bons mots) a mal vieilli.  Vieilli dans sa représentation du pays (tendance béret-baguette et religieuse en cornette), dans son gros comique anti-boche et dans le cabotinage ininterrompu des acteurs.

    Finalement, Oury restera pour moi un cinéaste d’enfance dont l’œuvre me rattache à l’époque où mes goûts n’étaient pas formés. Le génie grimaçant de Louis de Funès suffisait. Avant Veber, Oury a créé une sorte de cinéma sans cinéma, transposition de mécaniques comiques efficaces et dans l’air du temps mais sans rien qui ressemble à un style. Un très mauvais cinéaste, donc.

    On ne devrait jamais revoir les films de son enfance !!!