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Ciné-club ambulant, voyage en cinéphilie - Page 53

  • Pauline Kael, la critique qui regardait avant de révérer

    Kae_Pauline.jpgLes chroniques européennes et américaines de Pauline Kael, parues en deux volumes aux éditions Sonatine, sont un régal pour qui aime écrire des critiques de cinéma ou simplement discuter de films pendant des heures. Pour le New Yorker et de nombreuses revues, des années 60 au début des années 80, Pauline Kael a fait quelque chose de rare : elle a regardé des films de la première à la dernière image, les a analysés, en a dit du bien et souvent beaucoup de mal, toujours en argumentant et en pointant les failles formelles et discursives. Elle n’a pas eu de dévotion béate. Elle n’a pas eu de révérence particulière pour les génies, « maestros » et autres grands auteurs. Elle ne s’est pas aplatie devant le cinéma européen, plus « arty » et moins formaté que son équivalent américain. Elle n’a pas non plus pardonné au cinéma hollywoodien quand il était mauvais. Vacuité ou confusion du propos, faiblesse des personnages, surinvestissement technique, snobisme, tendance à la caricature, elle a su pointer, quel que soit le réalisateur, de vrais défauts se cachant derrière des grands noms (Fellini, Bergman, Antonioni, Truffaut etc.). Habitué à la révérence de la critique française dès qu’il s’agit d’un auteur confirmé, je ne suis tout simplement plus habitué à lire une critique argumentée et acerbe portant sur le film d’un réalisateur estampillé « patrimoine mondial du cinéma ». Il en faut des efforts, aux critiques journalistiques, pour avouer qu’un Woody Allen, un Eastwood, un Almodovar voir un David Lynch peut être un film raté. On sent le malaise du critique à devoir se démarquer du troupeau  et avouer sans fard que telle grande figure du cinéma a réalisé un mauvais film. Imaginez si Invictus avait été réalisé par Ron Howard ou Mystic river par Frank Darabont, on aurait sorti les bazookas, de Libé à Positif. Il en fallu de l’encre, pour inscrire ces films dans le grand œuvre eastwoodien et leur pardonner leurs défauts bien réels.

    Bien sûr, j’ai été amusé et souvent choqué à la lecture de certaines critiques de Pauline Kael. Bien que ce ne soit pas l’essentiel de ses articles, elle a l’art de la formule assassine. « Clint Eastwood n’est pas antipathique ; ce n’est pas un acteur, aussi peut-on difficilement le trouver mauvais. » « Intérieurs n’est pas un film païen, c’est un paillasson. » « Zabriskie Point est un désastre mais, comme on peut l’imaginer, Antonioni ne tourne pas de désastres ordinaires ». Je l’ai trouvée parfois terriblement injuste. Baisers volés, « un film jetable » ! Jeremiah Johnson, « gonflé de folklore lourdingue » ! Inutile de tout citer, il serait trompeur de faire croire à un jeu de massacre. La dame aime aussi des films et sait très bien dire pourquoi. Elle parle avec passion du Privé et de Nashville d’Altman, de Taxi Driver et de Mean Streets de Scorsese, des cinémas de Bertolucci et de Godard, de Coppola et de bien d’autres. Atteignant parfois la douzaine de pages, ces chroniques procèdent d’un œil incroyable et d’un investissement peu commun pour disséquer les films. Il faut une passion indéniable pour regarder aussi bien les films. Quand on se met à la critique, on évite difficilement certains écueils, Pauline Kael a plutôt réussi à les contourner.

    Le premier écueil est une tendance contemporaine à parler d’autre chose que du film lui-même, on parle plutôt du phénomène médiatique, du budget publicitaire, de la présence de stars, du contexte favorable au discours du film, de l’écho qu’il pourrait rencontrer. On évoque le « retour » de l’auteur mais on ne parle pratiquement pas du film, de sa dramaturgie, de son impact visuel, de sa capacité à émouvoir. Je me souviens du film de George Clooney: Good night, and good luck. Tout un tapage médiatique avait été fait en France autour de cette évocation du maccarthysme, facilement convertie par la presse en brûlot anti-bush. A l’arrivée, un film soigné (beau noir et blanc) mais complètement anecdotique, qui avait eu la chance d’être réalisé par une star comme on les aime, charismatique et de gauche (liberal en américain). Très peu s’en rappellent désormais.

    Le second écueil est l’aplatissement devant un auteur dont la filmographie fait partie du patrimoine mondial ou est en passe de l’être. Il est courant de se sentir écrasé par une œuvre qu’on n’a pas bien comprise ou que l’ensemble des critiques acclament. On éprouve un sentiment similaire à celui de devoir déboulonner la statue géante de Saddam Hussein avec un simple tournevis. J’ai passé beaucoup de temps, il y a quelques années à découvrir les films de Michelangelo Antonioni à la cinémathèque royale de Bruxelles et j’entretiens une fascination pour son œuvre dont j’apprécie l’impact visuel et la beauté. Mais je dois bien avouer que ses films peuvent être particulièrement pesants et ennuyeux (Désert rouge par exemple) ou parfois terriblement hermétiques (Blow up ou Profession reporter) au point qu’on peut se demander si le maestro n’a pas mis beaucoup de moyens formels au service d’un discours assez confus et fumeux. A ce titre la chronique de Blow up faite par Kael m’a remis en mémoire le sentiment de confusion que j’ai éprouvé devant ce film que je n’ai jamais bien compris mais dont beaucoup de scènes me restent en mémoire. Kael souligne bien l’accumulation d’images et de détails censés faire sens mais qui au final ne disent pas grand-chose de clair. Non sans humour sont citées les élucubrations intellos que ce film a pu susciter, ce que certains critiques ont dû écrire pour paraître intelligents. Il est difficile pour moi de dire aujourd’hui si Blow-up est une arnaque ou un grand film. Peut-être resterai-je toujours dans l’entre-deux, peut-être était-ce ce que voulait Antonioni. Ses meilleurs films sont sans doute ceux du début, comme Femmes entre elles, tandis que Blow-up est le produit d'une époque (les années 60) qui cherchait absolument la touche artiste et le subversif.

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    Qu’on s’appelle Kael ou non, parler de cinéma, c’est au final, derrière les références, les intuitions et le jugement percutant faire étalage de sa subjectivité. C’est se trouver piégé par les effets de sidération visuelle, par des stimuli, par l’impact d’images mythiques qui resteront gravées à vie dans la mémoire même si le film dont elles sont issues ne résisterait pas à une analyse rationnelle. C’est se trouver pris au piège de processus d’identification à un personnage, à un (anti) héros. C’est bien la limite de l’exercice critique prétendument analytique, il ne suffit pas à détourner de certains films. Ainsi, Kael semble détester Clint Eastwood. Au-delà de son dégoût pour le positionnement droitier de la star, elle ne lui trouve aucune qualité. Elle ne voit pas qu’il a créé physiquement un mythe cinématographique pour le grand public. Elle ne voit pas qu’une partie du public cinéphile peut succomber, encore aujourd’hui, à des mauvais penchants (le spectacle primaire de la vengeance par exemple) et aduler davantage Dirty Harry que Nashville, un film probablement beaucoup plus intelligent.

    Même si ses jugements sont contestables, sa rigueur critique incite à remettre en cause la valeur de certaines oeuvres et à exercer un regard toujours plus exigeant sur les films. Débusquer les effets faciles et les balourdises du cinéma commercial. Lever les arnaques dissimulées derrière les prétentions du cinéma d’auteur. Cela mérite bien une gratitude posthume pour cette grande dame de la critique, disparue en 2001.

    Chroniques américaines, Sonatine, 569 pages

    Chroniques européennes, Sonatine, 478 pages

  • American gangster, polar à la mode tweed et chinchilla

    Avec American gangster, Ridley Scott a voulu réalisé un polar à la manière des années 70. Imaginez : le styliste Ridley Scott s’attaquant à un des genres les plus beaux et sauvages de ces années-là : le polar urbain new yorkais. Bien que le genre ait produit ses rejetons les plus splendides et disgracieux avant l’ère Reagan, je pense à French Connection (Friedkin), Serpico (Lumet), Mean streets et Taxi driver (Scorsese), il a enfanté tardivement quelques superbes monstres comme Bad lieutenant et  King of New York (Ferrara). Voici donc qu’en 2007, Scott, après avoir filmé dans La grande année le Sud de la France comme un décor publicitaire pour l’huile d’olive Puget, s’attaquait à un type de cinéma particulièrement marqué esthétiquement. L’esthétique, au réalisateur anglais, ça le connaît bien, sa filmographie en témoigne et pour American Gangster, il s’est appliqué. Il a filmé un New York esquinté, porté aux gris et aux beiges sombres par le directeur de la photographie Harris Savides (qui a travaillé avec Fincher, Woody Allen et Gus Van Sant). Il a enveloppé ses personnages de tweed et de chinchilla, les a habillé de chemises à cols pelle à tarte, leur a ceint le cou de chaines en or qui brillent, les fait danser sur de la soul. Il fait sortir des téléviseurs des images de la guerre du Vietnam, évoque en passant les droits civils. Il met en scène un thème typique de l'ère Nixon et du film noir en général, celui de la ville minée par le crime et la corruption de ses hommes de loi.

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    Dans American gangster, tout est reconstitué avec luxe et profusion de détails d’époque mais le formalisme poussé du film est stérile, Ridley Scott peinant à donner à ses images violence et « chaleur » documentaire. Sa reconstitution est trop riche, sa vision trop clinquante et froide. On le surprend même à faire du beau, multipliant les ralentis et les travellings classieux, à l’exemple de ces enfants de Harlem arrosés par une borne d’eau, filmés au ralenti. Avec lui de toute façon, même la crasse a quelque chose de propre. Les séquences se déroulant en Thaïlande sont représentatives de son incapacité à filmer le malsain et le sale en général, en particulier l’atmosphère de laisser-aller et de décadence opiacée qui flottait sur l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam. Tout semble trop net et trop neutre dans cette évadée asiatique. Il n’est qu’à voir la rencontre dans la jungle qu’effectue Frank Lucas, l’american gangster du film (Denzel Washington), avec un producteur de pavot. On ne sent pas la chaleur étouffante, on n’entend pas de mouches voler sur des visages en sueur, on ne s’inquiète nullement de ce qui peut arriver. Il n’est qu’à comparer cette séquence avec ce qu’a fait Michael Cimino dans l’Année du dragon, où se déroulait également une scène de rencontre avec des narcotrafiquants dans la jungle. On y sentait du danger.

    American Gangster raconte comment Frank Lucas, jusqu’ici chauffeur d’un gros caïd de Harlem, s’enrichit à la mort de son patron en important de l’héroïne grâce aux avions militaires qui font l’aller-retour avec le Vietnam. En contrepoint, le détective Richie Roberts (Russell Crowe) mène l’enquête pour le district attorney de New York. Rien ne vaut une bonne opposition d’acteurs pour illustrer le combat mythique entre le gangster/autodidacte/riche entrepreneur/métaphore du capitalisme américain et l’homme de loi intègre/solitaire/obstiné/qui gagne à la fin. C’est d’ailleurs une nécessité pour Ridley Scott que d’avoir des acteurs confirmés, voire des stars comme Crowe ou Washington, pour transcender les clichés, pour donner du corps et de la profondeur à ses personnages tandis que lui s’occupe de l’image. Comme David Fincher qui a eu besoin d’un Brad Pitt, entre autres, pour donner une plus grande humanité à certaines œuvres particulièrement formelles (Fight Club, Seven, Benjamin Button).

    Au jeu de l’opposition entre les deux acteurs, c’est Russell Crowe qui remporte la victoire. Naturel, décontracté dans son rôle de flic à la ramasse sur le plan familial, il ne donne jamais l’impression de jouer, contrairement à Denzel Washington qui semble, lui, constamment chercher le bon jeu pour son personnage. Le factotum resté longtemps dans l’ombre d’un vieux caïd paranoïaque aurait pu donner un personnage plus complexe que ce qui nous est proposé. Un personnage travaillé par l’ambition, le ressentiment ou la violence. Bien que le scénario en ait fait un homme d’affaire rangé et lisse, en quête d'honorabilité bourgeoise, on ne capte pas de tensions qui travaillent Lucas en profondeur et on a du mal à croire qu’il n’en ressente pas. On n’est pas chez Scorsese, grand créateur de héros névrosés et autodestructeurs. Washington joue de façon trop mécanique sa partition de chef d’entreprise autoritaire qui semble croire à ses principes d’honnêteté et de travail. Son personnage n’est convaincant que par intermittences, quand il se détend et dévoile sa part de cynisme. La violence et le meurtre ne vont pas non plus au sage et lisse Denzel. La scène où il tabasse son cousin n’est pas crédible, il reste figé dans son masque de sang froid, ne choque pas et l’impression de déjà-vu, souvent en mieux (les fureurs de Joe Pesci dans Casino), domine. Sa prestation en demi-teinte et la frustration que l’on peut ressentir à ne croiser que furtivement l’excellent Josh Brolin en flic ripou font d’American Gangster un film décevant malgré son ampleur de saga (2h56). Souvent captivant et agréable à regarder, il manque d’une énergie capable de faire exploser sa belle vitrine formelle.

    Pour sa défense, le film a bien des idées de cinéma et des choses à dire. Ce fameux million de dollars que Roberts a trouvé dans une voiture et qu’il n’a pas voulu prendre, passant ensuite pour une imbécile auprès des autres policiers, questionne de manière narquoise l’intégrité du héros dans un monde dominé par la corruption. La fourrure de chinchilla qui transforme pour une soirée Frank Lucas l’entrepreneur en clone d’Iceberg Slim et le fait repérer par les flics est une bonne trouvaille du scénario. De même l’entrevue avec le mafieux Dominic Cattano, arrive à nous faire rire quand  Armand Assante proclame, engoncé dans le tweed, qu’il est « un homme de la Renaissance ». Enfin, la convergence entre les figures du criminel et de l’entrepreneur américain est finement évoquée. Voir le bon Frank Lucas sermonner ses frères sur l’éthique du travail puis tuer sous leurs yeux et en pleine rue un rival, est assez amusant. Bien qu’il ne soit pas à la hauteur des films de référence du genre et qu’il manque d’une réelle intensité, American gangster cumule donc suffisamment d’idées et de rythme pour faire un bon film.

  • About Schmidt, satire pépère et conventionnelle

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    Retrouver Jack Nicholson m’est toujours réjouissant. Je vis sur des souvenirs de ses meilleurs films. On parle quand même du mec qui a joué dans Cinq pièces faciles, Vol au-dessus d’un nid de coucous, Shining ou plein d’autres œuvres emblématiques des années 70. Une vraie star charismatique doublée d’un acteur électrisant. Un modèle d’homme fragile, sympathique et un peu voyou, maniant l’ironie et la malice, colérique et violent quand on ne s’y attend pas. Un acteur qui peut surjouer allègrement, comme dans The departed mais c’est aussi pour cela qu’on se souvient de ce film, pas le meilleur de Scorsese.

    Mollasson et prévisible

    Alors plein d’enthousiasme je me suis dit qu’il fallait voir About Schmidt (2002), dont la couverture de DVD me faisait de l’œil depuis trop longtemps - elle montre la tête de l’acteur en gros plan, vieilli, mal rasé, l’air vaguement méchant. Long soupir. Cette histoire d’un retraité des assurances qui en même temps que sa femme perd le peu de goût qu’il a à la vie est terriblement mollassonne et prévisible. A l’image de Nicholson qui semble constipé et alourdi de son propre corps, le film se traîne à petite allure, dépourvu d’énergie et de vie.

    Ça commence par un dîner où Warren Schmidt est fêté par ses collègues, après 40 ans de bons et loyaux services aux assurances Woodmen. Son remplaçant, un trentenaire au sourire ultra-brite lui dit qu’il peut revenir au bureau quand il le souhaite, ses conseils seront toujours appréciés. Devinez quoi ? Quelques scènes plus tard, Warren revient au bureau et le jeune successeur l’accueille un peu gêné, n’ayant évidemment plus l'envie d’écouter les conseils de ce prédécesseur qui a fait son temps. La scène se clôt sur la vision des cartons de dossiers de Warren mis au rebut par le jeune connard qui lui a pris sa place. On s’y attendait mais ça ne s’arrête pas là. Warren est désormais coincé à la maison avec son épouse, Helen, avec qui évidemment il n’a pas la moindre envie de passer le temps. Elle ronfle, elle est maniaque et elle collectionne des petits objets kitchs et inutiles. Il ne peut pas la supporter. On s’en serait douté, la vision du couple roulant vers la fête d’adieu nous avait déjà tout fait comprendre. Ils n’avaient rien à se dire. C’est une situation crédible mais qui ne se caractérise pas par son originalité.
    Soudain, Helen meurt et Warren est effondré. S’ensuit une phase où il idéalise la défunte. Attendri il regarde les habits de son épouse, pose un oeil nostalgique sur ses chaussures et, dans une boîte, découvre une correspondance. Evidemment des lettres d’amour de l’amant ! Warren, pas content, va casser la gueule à celui-ci, qui n’est autre que son meilleur ami et ex-collègue.  Il n’en faut pas plus que ces exemples, pris dans la première demi heure du film, pour comprendre que tout est prévisible dans About Schmidt.

    Le film part d’Omaha Nebraska et se retrouve à Denver Colorado. Ce n’est pas qu’une comédie satirique, c’est aussi un roadmovie en plein Midwest, dans cette Amérique plate et endormie où on met des rideaux beigeasses aux fenêtres et où on aime les bibelots moches. Le sens du détail méchant est d’ailleurs la principale réussite du film. Le monotone Midwest est parfait pour brosser des personnages d’imbéciles. Il y a une sorte de fausseté indolore et de conformisme dans l’air qu’Alexander Payne, le réalisateur, capte assez bien. Warren décide de conduire  jusqu’à Denver pour empêcher le mariage de sa fille unique chérie, Janice, avec Randall, un vendeur de waterbeds. Comme on s’y attendait Warren a peu d’estime pour son futur gendre. Il faut dire que Dermot Mulroney joue un gentil plouc barbichu aussi niais que tête à claques. La famille de Randall a le droit au même traitement caricatural : sa mère Roberta (Kathy Bates) est une ancienne hippie encore nymphomane, son frère est un abruti sans consistance et le père, Larry, est un personnage à peine développé. Ce qui manque le plus ici, ce sont des situations qui aillent au-delà des lieux communs et de simples mécaniques satiriques. Ce n’est pas que Payne veuille démontrer que les relations humaines sont impossibles ou stériles, c’est juste que toute possibilité de dialogue véritable est mis hors plan. Alors que le film est marqué par le deuil et l’amertume du retraité, on n’assiste jamais à un échange sincère avec les autres humains. Seuls les lettres qu’il envoie à Ndugu, un orphelin tanzanien révèlent l’homme amer qu’il est devenu. C’est un gimmick que cette histoire d’enfant africain, artificiel certes mais qui a au moins le mérite d’apporter un peu de vérité et, à la fin, un vrai moment d’émotion.

    Comme la carapace d’une tortue

    La misanthropie de Warren est voulue et exploitée à fond par le scénario, ce qui sclérose le film en opposant systématiquement l’amertume du héros à imbécilité du reste de l’humanité. A l’intérieur de ce schéma, Nicholson  reste ce qu’il est : un acteur capable de faire passer beaucoup de sentiments, de la frustration à la colère sourde. Mais il est frustrant de le voir par moment si exsangue, si épuisé. Le plan sur son discours de mariage est terrible. Encombré de son gros ventre, isolé par la caméra, il fait de la peine à voir. Le film pèse sur ses épaules comme la carapace d’une tortue. C’est un roadmovie quand même et durant son parcours, j’aurais aimé non pas que Warren passe de l’amertume à la joie mais que soit organisée une vraie confrontation avec autrui. Que le film, par moments, oublie son train-train et sa mécanique satirique facile et se dévoile, plus vrai, plus humain. Midwest ou pas, il n’y avait pas de raisons à ce qu’About Schmidt ne soit pas simplement surprenant, comme peut l’être l’existence.

    Recadrage

    Dans son livre Le cinéma américain des années 70, Jean-Baptiste Thoret évoquait ce cinéma US qui sortait du cadre, le secouait, le brisait. Les Scorsese, Friedkin, Ashby, Rafelson, Peckinpah mettaient en scène une aspiration à la libération, un trop plein d’énergie et de violence à évacuer. Une nouvelle génération d’acteurs plus libres et moins stéréotypés, comme Hopper, De Niro, Pacino, Dern ou Nicholson prêtaient leur naturel à ces films. 30 ans après, l’acteur le plus emblématique de cette génération est mis sous la camisole d’un film conventionnel et ennuyeux. Ça s’appelle un recadrage, c’est dans l’air du temps et c’est assez triste.

  • Le Samouraï et Collateral, polars habillés

    Voir le Samouraï de Melville (1967), c’est prendre une leçon d’esthétique qui durera une vie de spectateur ou de cinéaste. Le scénario du Samouraï tient en 5 lignes : Jeff Costello (Alain Delon), un mystérieux tueur professionnel, exécute le propriétaire d’un club parisien. Partiellement reconnu lors du meurtre, il est entendu par la Police mais il a un solide alibi : il était avec sa maîtresse à l’heure du crime, ce qu’elle confirme. Malgré l’alibi, la Police le surveille tandis que ses commanditaires prennent peur et veulent s’en débarrasser. Ces 5 lignes pourraient être la description d’un film passable ou médiocre. Elles sont le squelette narratif d’un film mythique.

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    Melville crée une mythologie du tueur. L’assassin professionnel est un héros tragique et romantique auquel le spectateur peut s’identifier. Il pèse sur lui une malédiction, celle de tuer sans se laisser voir, celle d’agir parfaitement. Le tueur ne doit jamais laisser de traces, sinon on pourrait remonter à lui et à ses commanditaires. Son sort est constamment en jeu et s’il veut réussir, il doit être seul. D’où la figure clef du Samouraï, métaphore du guerrier solitaire tenu par l’honneur : « il n’existe pas d’être plus seul au monde que le Samouraï, à part le tigre dans la jungle » dit le Bushido, que Melville cite en introduction. Toute l’esthétique du film consiste à placer dans le costume tragique du tueur solitaire un personnage singulier et mystérieux, du nom de Jeff Costello. Jeff Costello est « un loup solitaire », un professionnel méticuleux, aux gestes maîtrisés. Jeff Costello est beau. Pas seulement parce qu’il a le visage blanc et fin d’Alain Delon, ses yeux clairs, la fragilité virile de l’acteur. Aussi parce qu’il porte l’imperméable et le chapeau à merveille. Jeff Costello ne dit rien ou très peu, en général des phrases qui restent : « Je ne perds jamais, jamais vraiment ». Jeff Costello est aimé des femmes, qui ne le trahissent pas : malgré les pressions de la Police, la belle Jane (Nathalie Delon) refuse de le donner. Jeff Costello est comme ce canari en cage qu’il garde dans sa chambre d’hôtel, seul et vulnérable.

    Melville habille le polar

    Le Samouraï est un écheveau de décors, et de détails qui comptent. La chambre d’hôtel et son canari. La banlieue. Le club de jazz. Le commissariat. La galerie de peintures contemporaines. Le métro parisien. Le chapeau et l’imperméable. Le trousseau de clefs. Le micro. Le téléphone. La carte du métro qui clignote. Melville crée avec une méticulosité et un sens maniaque du détail un univers d’images aussi important que l’intrigue elle-même. La mémoire est alimentée en plans savamment composés qui entretiennent la mythologie du film. C’est d’ailleurs le plus beau compliment qu’on puisse lui faire: longtemps après la vision, l’histoire peut s’effacer mais il en reste beaucoup d’images. Ce serait ma définition du bon cinéma : il laisse des images durablement.

    Melville a habillé le polar moderne pour longtemps. Il est définitivement une affaire de style. C’est une poétique des décors urbains, des nocturnes où se croisent flics, bandits et filles de joie. C’est le concentré visuel d’une ville avec ses couleurs, ses ombres et sa topographie. Comme le Samouraï, les meilleurs polars modernes sont indissociables d’une ville. Bullitt (Yates) et San Francisco. French Connection (Friedkin) et New York. The Killer (Woo) et Hong Kong. Collateral (Mann) et Los Angeles. Des films dont l’impact visuel plus que l’intrigue est prépondérant.

    Michael Mann, une autre poésie urbaine

    Avec Collateral et ses autres films policiers (Heat, Miami Vice, Public Enemies), Michael Mann semble avoir eu des intentions voisines de celles de Melville : créer sa propre poésie urbaine. Les deux cinéastes partagent une même ambition esthétique pour le genre qu’ils aiment. L’Américain apparaît toutefois moins solennel et plus sentimental que le Français. Dans le système hollywoodien, il semble avoir trouvé un style qui le distingue du tout venant commercial. Avec le temps ses films ont des trames narratives de plus en plus minces. Ils se font de plus en plus formels et épurés. L’aspect visuel prend le pas sur la narration, en utilisant les caméras numériques qui réduisent la profondeur de champ et créent autour de l’action un environnement granuleux, brouillé, instable qui convient bien au genre. L’intrigue avec tout ce qu’elle pourrait avoir de laborieux est fluidifiée et réduite au minimum de vraisemblance.

    Collateral est une virée nocturne dans Los Angeles, d’un taximan, Max (Jamie Foxx) pris en otage par un tueur professionnel, Vincent (Tom Cruise), qui a une série d’assassinats à accomplir. Ces meurtres sont commandés par un narcotrafiquant pour échapper à la justice. Mann n’est pas vraiment intéressé par le fond de cette histoire, il a envie de filmer autre chose. Filmer Los Angeles d’abord. En mouvement, sous tous les angles, derrière les vitres du taxi ou en suivant la route, en vue plongeante. Los Angeles est une ville qu’il apprécie en voiture, en écoutant la musique qui sort de l’autoradio. Los Angeles est une ville interminable, une banlieue sans fin, succession de maisons, d’immeubles, de terrains vagues, de hangars et de bretelles d’autoroutes au coin desquels la violence peut surgir à tout moment. Il  s’arrête parfois, dans une boîte de nuit où un club de jazz mais n’y reste pas. Il repart et nous fait voir des choses étranges, comme ces loups qui traversent la rue. Filmer Tom Cruise aussi. Lui donner un vrai rôle, où il puisse être un acteur plutôt qu’une star. Visiblement Mann a compris qu’il pouvait en tirer quelque chose. Le type minutieux, autoritaire, maniaque du contrôle, fasciste qu’est Vincent, c’est Tom Cruise allant chercher en lui les traits plus sombres. C’est une autre définition du tueur, plus dur et moins abstraite que celle de Melville mais elle fonctionne aussi. Comme Jeff Costello, Vincent restera un mystère pour le spectateur.

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    Mann est un sentimental, ses films ne cessent de le confirmer. A la fin de Collateral, Max le taximan sauve de Vincent Annie (Jada Pinkett Smith), l’assistante du procureur qu’il devait assassiner. Il l’avait prise dans son taxi au début du film, il repart avec elle à la fin. L’amour est né dans le taxi, au milieu de ces paysages urbains où les hommes ne font que circuler. Le polar est un prétexte pour trouver l’amour là où il n’est pas censé être, au cœur de la ville violente.

  • La tête contre les murs, envahi de colombes et de fous

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    « Dans toutes les sociétés du monde, les bêtes féroces on les enferme » En quelques séquences, François Gérane, joué par un juvénile Jean-Pierre Mocky, passe de la liberté à l’enfermement. Il chevauche une moto, rencontre une jolie fille (Anouk Aimée), traîne dans des soirées dansantes puis, ayant une dette à rembourser, il revient chez son père pour le cambrioler. Ce n’est pas une bête féroce mais un jeune homme paumé traversant une forêt enchantée, sombre et lumineuse à la fois, qui se fait piéger par son père, un personnage de juge cruel et mesquin. A la scène suivante, le rebelle se retrouve sur un lit d’asile et ce qui frappe c’est son visage d’enfant, terrifié par ce qu’on lui fait subir. Il passe entre les mains du Docteur Varmont, joué par un Pierre Brasseur glaçant, qui enferme les malades pour protéger la société. A l’image de cette entame, le film sera une plongée dans la France pré-68, celle des jeunes gens désirant vivre, celle des juges, des psychiatres et des curés qui les enferment derrière des murs. Mais pour répondre à ce qu’en dit Jean-Pierre Mocky en interview bonus, ce sera plus qu’un film en forme de commentaire sur « l’état de nos asiles », ce sera un conte de fée malheureux, résonnant du chant des oiseaux, troué de multiple images féériques comme ces figurines païennes que modèlent les fous pour retrouver la raison.

    Comme plus tard Vol au dessus d’un nid de coucous, qui lui aussi dénoncera l’enfermement psychiatrique pour mieux parler d’aspirations à la liberté, La tête contre les murs est un film bien de son époque, d’une époque transitoire, entre les années 50 et 68, où on étouffait, où on se sentait des envies de fuir le monde construit par les adultes. Le monde d’ordre et de cynisme du Dr Varmont et du Juge Gérane dont le dialogue ne cesse de révéler les côtés répugnants : « La société mon petit est essentiellement un jeu » dira le magistrat pour mieux justifier ses bassesses, « Il n’y a que les malades qui rêvent d’évasion. Est-ce que je m’évade, moi ? » S’écrie le psychiatre.

    Bien qu’il soit l’héritier d’un cinéma français classique (on pense à Carné), amoureux des grands comédiens (Brasseur, Meurisse) et de mots d’auteur, ce film n’est plus tout à fait de cette tradition-là. La thèse qu’il défend, la dénonciation d’une psychiatrie inhumaine, il la dépasse sans cesse par une féérie de conte, par la beauté champêtre du décor, le chant des oiseaux, les visages et les jeux de comédiens jeunes et instinctifs comme Aznavour, au style lunaire surprenant. Alors qu’on craignait l’enfer psychiatrique, on se retrouve dans un paradis lumineux envahi de colombes et de fous, surveillé par un ogre (le Dr Varmont).  

    C’est tout récemment que La tête contre les murs a été édité en DVD et c’est une découverte que ce premier long métrage tourné en 1959 par George Franju et scénarisé par Jean-Pierre Mocky. Etrange association de deux réalisateurs dont les œuvres vont fortement se disjoindre.  Mocky sera un réalisateur prolifique, un commentateur social acide, adaptant notamment Frédéric Dard. Franju qui auparavant tournait des documentaires reconnus pour leur réalisme, se dépouillera du coup de gueule à la « Mocky » pour garder de ce premier film la figure imposante de Pierre Brasseur ainsi que le décor maléfique de cette France provinciale qui massacre ses propres enfants. Il en fera l’unique chef d’œuvre du cinéma d’horreur français, le sublime Les yeux sans visage (1960).

  • 24 heures chrono, série électrique

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    Puissance décuplée

    Trois saisons déjà et à chaque épisode regardé, c’est l’électricité qui me parcourt l’échine. 24 heures chrono est pour moi un objet de cinéma à la puissance décuplée par le format télévisuel. 24 heures, 24 épisodes et une multiplicité de comptes à rebours à l’intérieur du grand compte à rebours. Mon Dieu, Jack Bauer arrêtera-t-il la bombe sur Los Angeles ? Arrêterai-je de m’enfiler 4 épisodes à la suite, voire 6 quand je suis en forme ? Vais-je devenir parano à mon tour ?

    Jack Bauer molosse christique qui porte sur les épaules tous les péchés du contre-terrorisme, j’ai toutes les raisons de te détester. Ta paranoïa débordante, ta voix doucement éraillée et ton petit sourire lubrique passant furtivement sur tes lèvres quand il te faut torturer un terroriste ne lassent pas de me crisper. Et pourtant, toi tu fais le sale boulot et à chaque fois tu le paies. Tu perds ta femme dans la première saison, tu coupes à la hache la main de ton futur gendre à la fin de la troisième. Quant aux femmes, catastrophe ! Soit elles te trahissent (Nina Myers !), soit elles disparaissent. Pas de chance Jack ! Mais c’est quand même grâce à toutes ces punitions qu’on peut dire qu’il y a une justice immanente et qu’en fait la série n’est pas si fasciste que ça. Le sale boulot et les choix moraux dégueulasses se paient, finalement, en toute conscience. Les responsabilités sont endossées et sanctionnées. La torture, j’y reviendrai quand même plus loin…

    L’Amérique est en danger et Jack Bauer a 24 heures pour la sauver. Première série en temps réel dit la jaquette du DVD. Temps réel ne veut pas dire temps réaliste. N’importe quel humain soumis aux événements en cascade comme ceux qui s’entrechoquent dans cette série deviendrait fou, drogué ou mourrait d’une crise cardiaque. Jack se shoote à l’héroïne dans la troisième saison, c’est bien la moindre des choses. Tout est porté à l’intensité jusqu’à l’invraisemblable, c’est aussi pour cela que j’aime cette série. Il y a des rebondissements tellement extravagants que je ne peux pas la prendre tout à fait au sérieux. Imaginez le directeur de la CTU (Counter Terrorist Unit) qui se prend une balle en plein cou, est opéré en urgence et quelques heures plus tard, sorti de l’hôpital dirige la traque au virus tandis que sa propre épouse, qui bosse avec lui, est menacée d’un virus mortel puis kidnappée par les terroristes! La mécanique feuilletonesque grossit comme une avalanche au fur et à mesure des épisodes. L’intrigue principale centrée sur la menace terroriste se double ou se triple d’intrigues secondaires haletantes.

    Vision américaine

    On peut compter sur les américains pour faire passer la pilule du réalisme. Le fonctionnement de la CTU, avec ses règles et ses protocoles de sécurité compilés dans des « books » peut sembler à peu près vraisemblable, tout comme l’organisation des agents entre « tactic » (bureau) et « field operations » (action). Pour le reste, on semble loin d’une vision réaliste de l’espionnage et du contre-terrorisme. Prenons une œuvre touchant au même imaginaire, le roman de DOA, Citoyens clandestins (2007), qui est lui-même un objet à suspense très réussi. Il raconte comment des agents des services secrets infiltrés dans les milieux terroristes finissent par déjouer un attentat sur le sol français. Etalée sur plusieurs mois, la traque mobilise des heures de surveillance et de filature, engendre aussi des fausses pistes qui font perdre des jours de travail. Chez DOA, ce sont des hommes de terrain fragiles, faillibles, qui accomplissent une mission de longue haleine. C’est bien leurs capacités à s’infiltrer et à dissimuler leurs failles (les émotions) qui en font des bons espions. L’espionnage est décrit comme un travail ennuyeux, laborieux, faits de rares moments d’action. Tout à son efficacité narrative 24 heures chrono n’est pas du tout habité de la même philosophie,. La série est au contraire traversée d’une défiance envers les humains et d’une croyance absolue dans les possibilités de la technologie. Si le compte à rebours peut sans cesse être vaincu, c’est grâce au super héros solitaire qui brise la règle commune (Bauer) mais aussi parce que la CTU est branchée en quelques cliques sur tous les réseaux mondiaux (bancaires, satellitaires, téléphoniques, vidéosurveillance, bases de données administratives etc.) et que ceux-ci finissent toujours par produire une piste. Pur fantasme américain qu’un monde en ligne, numérisé et vidéosurveillé. Fantasme de toute puissance qui habite l’Amérique, son cinéma d’action et d’espionnage en est rempli, de Conversation secrète de Coppola aux bons navets de Tony Scott, Spy game ou Enemy of the state. On a beau dire que le 11 septembre a pu avoir lieu à cause de la déficience des moyens humains (trop de technologies et pas assez d’espions), ils croient qu’un suivi satellitaire est plus efficace qu’une filature ou qu’une infiltration.

    Ce qui ralentit le contre-terrorisme, c’est l’humain, dissimulateur, taupe, traître, ennemi caché qui a accès au système de l’intérieur. C’est ce qui m’avait sidéré à la vision de la première saison. Tout membre de la CTU est un traître potentiel et chacun a le devoir d’espionner et de révéler les fautes des autres. La CTU est concentrée dans un bâtiment panoptique où le moindre mouvement de cils d’un agent est repérable et suspect. La mise en scène de cette paranoïa est l’un des meilleurs atouts de 24h. Du haut de son bureau on peut  téléphoner à un agent et par la vitre observer sa réaction. L’agent en question peut passer sans transition de son bureau à la salle d’interrogatoire où il sera soumis à la question, dans un mouvement d’une facilité terrifiante.

    Apologie de la torture ?

    C’est le « temps réel » qui permet de justifier l’utilisation de la torture. C’est le temps réel qui est fasciste et c’est en cela que 24 heures est une série perverse dont il ne faut pas accepter toutes les justifications. Oui Jack emploie des moyens dégueulasses, il en est conscient et il paie pour ce qu’il fait. En même temps, les enjeux qui sont posés ne peuvent que justifier la torture : « on a quelques minutes pour déjouer une menace, que faire si ce n’est torturer le seul suspect qu’on ait ? » Il n’y a jamais de réel choix quand des millions d’humains risquent de mourir dans les 24 heures. La seule réponse morale que la série donne est une punition a posteriori, une mise au ban du héros aux mains tachées de sang. Jack Bauer expie pour ses nombreux péchés. Comme tout bon héros américain, il porte sa croix.

    Forces centrifuges

    J’ai parlé d’électricité dans l’échine au début de la chronique. Plus que la torture cette image évoque bien l’excitation que j’ai ressentie au cours de la saison 2 où en même temps que la traque anti-terroriste se jouait la destitution (« impeachment ») du président David Palmer (joué par l’excellent Dennis Haysbert). La série décrit de façon magistrale un pouvoir présidentiel soumis à d’incroyables forces centrifuges capables de le déstabiliser et de le dévoyer. Lobbies, hommes de l’ombre, famille et conseillers, ennemis politiques, tous ont intérêt à manipuler le Président. Ce qui est sans cesse testé c’est la capacité de ce dernier à décider et à agir en conservant une éthique. Vision américaine d’une magistrature suprême qui se doit de rester propre parce qu’elle est confiée par le peuple. En même temps, dans l’ombre et en coulisses du pouvoir s’agitent des hommes moins tenus par les scrupules. Leur statut dans la série est très ambigu, le Président doit être protégé et le moins informé de ce qu’ils font. Mais on comprend qu’ils lui sont indispensables et qu’aux coups tordus qui menacent le Président doivent être opposés des moyens tout aussi déshonorants. Le pouvoir est impitoyable et corrupteur et on ne peut lui opposer qu’une éthique individuelle impossible à tenir. Le Président Palmer apparaît admirable mais pour le moins naïf dans sa rigidité morale et Sherry Palmer, son épouse jouée par la très Lady Macbeth Penny Johnson est là pour le lui rappeler. 

    Après la première trilogie et un sacré shoot de suspense et de paranoïa, je verrais bien la suite. Rien à faire que ce soit la droitière Fox qui produise cette came à la morale toxique mais hautement addictive. 24 heures chrono est rempli à ras-bord de mauvais penchants, tant pis pour les âmes sensibles. « You have no idea how far I'm willing to go to acquire your cooperation », prévient Jack Bauer. Tout est dit.