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vincent cassel

  • Black Swan, martyre en tutu

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    Le premier adjectif qui m’est venu à propos de Black Swan est que c’est un film puritain. Je m’explique. En quelques mots, c’est l’histoire d’une danseuse de ballet qui réprime sa sexualité. A l’occasion de la reprise du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, Nina Sayers (Nathalie Portman) décroche le double rôle d’Odette, le cygne blanc, et d’Odile, le cygne noir. Nina Sayers porte jusqu’à l’anorexie un désir de perfection et de contrôle de sa danse qui, s’il lui fait interpréter parfaitement le cygne blanc, animal pur et gracieux, l’empêche de s’approprier le rôle du cygne noir, trop lascif pour elle. Alors que son visage d’oiseau affamé, ses membres comme des ailes faméliques et ses pieds palmés la métamorphosent progressivement en cygne, elle est incapable d’assumer cette part animale qui devrait faire palpiter son corps de jeune fille. Dans une mise en scène asphyxiante, caméra à l’épaule, Darren Aronofsky encage, étouffe et mutile Nathalie Portman, resserrant le cadre autour d’elle. Le supplice libère des tendances psychotiques et transforme Black Swan en film d’horreur outrancier qui, s’il a assez d’intensité pour étourdir le spectateur, n’émeut finalement pas beaucoup.

    Pour revenir au puritanisme et à ses implications, la pauvre Nina est écartelée entre deux injonctions contradictoires : celle de sa mère (Barbara Hershey), « reste une petite fille » et celle de son metteur en scène, Leroy (Vincent Cassel), « libère ton côté pute », injonctions traduisant cette tendance paradoxale (qu’on dit contemporaine) à réprimer son corps, ses désirs, à rester dans l’enfance, tout en exhibant un langage cru, une apparence libérée. Nina n’y arrivant pas, c’est le personnage de Lily (la charnue Mila Kunis) qui symbolise le pôle « pute ». Aronofsky en a fait une petite nana bien vulgaire qui, avec son tatouage dans le dos, son string dans le sac à main et sa propension à gober des ecstasy s’apparente à une apprentie hardeuse. Bien qu’elle tienne du fantasme et de cette fameuse vision puritaine de la femme libérée (une cochonne), on aurait aimé qu’Aronofsky fasse vivre Lily comme un vrai personnage et que l’échappée en sa compagnie dans la nuit new yorkaise ne se résume pas uniquement à ce clip putassier qu’il nous sert. Lily est symptomatique de ces figures caricaturales, voilées par les visions de Nina qui peuplent ce film cauchemardesque. Dans Black Swan, c’est finalement le miroir, l’image de soi et la représentation de l’autre qui produisent de la terreur. L’altérité n’est pas vraiment incarnée et problématisée et le film y perd beaucoup. J’aurais aimé voir de Wynona Ryder davantage que ce rôle à peine esquissé de danseuse étoile délaissée et malheureuse. Le metteur en scène l’a transformée en épave accidentée et repoussoir finalement peu intéressant.

    Black Swan fait immanquablement penser à Carrie ou le bal du diable de Brian De Palma (1976) où la jeune Carrie « White », interprétée par Sissy Spacek découvrait en même temps que ses premières règles le pouvoir de télékinésie (déplacer des objets par simple volonté) et s’en servait pour se débarrasser de ceux qui lui voulaient du mal. Barbara Hershey, en mère vivant par procuration, n’est pas loin de ressembler à la mère de Carrie, jouée par l’hallucinée Piper Laurie, qui était prête à tout pour réprimer la sexualité de sa fille. L’assimilation entre sexualité féminine et monstruosité était bien marquée mais chez De Palma on jonglait entre violence graphique et parodie, l’humour était présent. Ces lycéens qui moquaient cruellement Carrie étaient des têtes à claques que tout adolescent un peu complexé avait envie de tuer. Black Swan manque de cette excitation graphique et de cette beauté vénéneuse, un peu écœurante, à base de couleurs criardes, qu’on trouve chez De Palma et également chez Argento (voir le terrifiant Suspiria). Par l’usage d’une photographie terne, le réalisateur a pris le partie d’un réalisme un peu moche et étouffant, d’une esthétique crue. On rêvait avant de le voir d’un film gracieux et maléfique à la fois, glacé et brûlant, sans cesse en équilibre entre répression et libération. On rêvait d’une Nathalie Portman à la fois prude et perverse, à la fois Justine et Juliette. Or Portman, qui fait penser à une martyre chrétienne, à une Sainte Rosa en tutu, ne provoque pas le moindre commencement de trouble sensuel, seulement de la pitié. Black Swan est un chemin de croix dominé par l’horreur du sexe et la frigidité. Comme tout calvaire, il n’autorise pas d’échappée. Dans sa froideur de sa mise en scène choc, il manque de beauté et d’onirisme. Le  Lac des cygnes, œuvre de 1887 dont il s’inspire est-il de cette nature froide et horrifique ? Darren Aronofsky avait certes le droit de proposer sa version et sa vision de l’œuvre de Tchaïkovski, ce qu’il a fait. Black Swan n’est évidemment pas une adaptation littérale mais on remarquera, à la lecture du résumé ci-dessus, inspiré de Wikipedia, que le scénario a tranché allègrement dans les possibilités oniriques de l’œuvre.

    A l’approche de sa majorité le jeune prince Siegfried doit se choisir une épouse au cours d’un bal donné pour son anniversaire. Vexé de ne pouvoir choisir celle-ci par amour, il se rend durant la nuit dans la forêt. C'est alors qu'il voit passer une nuée de cygnes. Une fois les cygnes parvenus près d'un lac, il épaule son arbalète, s'apprêtant à tirer, mais il s'arrête aussitôt ; devant lui se tient une belle femme vêtue de plumes de cygne blanches. Enamourés, ils dansent et Siegfried apprend que la jeune femme est en fait Odette. Un terrible sorcier, Von Rothbart, la captura et lui jeta un sort ; le jour, elle serait transformée en cygne et la nuit, elle redeviendrait femme. Le prince Siegfried s’éprend d'elle et commence à lui déclarer son amour. Von Rothbart apparaît. Siegfried menace de le tuer mais Odette intervient ; si Von Rothbart meurt avant que le sort ne soit brisé, le sort sera irréversible. Le seul moyen de briser le sort est que le prince épouse Odette.

    Le lendemain, au bal, à la suite des candidates fiancées, survient le sorcier Rothbart, avec sa fille Odile, vêtue de noir (le cygne noir), qui est le sosie d'Odette. Abusé par la ressemblance, Siegfried danse avec elle, lui déclare son amour et annonce à la cour qu'il compte l'épouser. Au moment où vont être célébrées les noces, la véritable Odette apparaît. Horrifié et conscient de sa méprise, Siegfried court vers le lac des cygnes. Siegfried ayant déclaré son amour à Odile, il condamne, sans le savoir, Odette à demeurer un cygne pour toujours. Réalisant que ce sont ses derniers instants en tant qu'humain, elle se suicide en se jetant dans les eaux du lac. Le prince se jette lui aussi dans le lac. Cet acte d'amour et de sacrifice détruit Von Rothbart et ses pouvoirs et les amants s'élèvent au paradis en une apothéose ;

    Dans Black Swan, la figure masculine a été évacuée. A part Thomas Leroy, personnage plus provocant que réellement inquiétant, Black Swan manque de figures masculines comme celles d’un Siegfried ou d’un Von Rothbart, c’est-à-dire de figures réellement incarnées du désir et du Mal. Enfermé dans le cauchemar schizophrène de son héroïne, Black Swan relève d’une vision monstrueuse un peu vaine, qui n’a pour elle que la surenchère tourbillonnante de sa mise en scène. Black Swan, c’est un remake de La Mouche de Cronenberg sauf qu’à la place des poils noirs ce sont des plumes de la même couleur qui pousseront sur le corps de la pauvre Nina, sauf que la mise en scène très frontale et peu subtile d’Aronofsky ne provoque pas le danger et le malaise de celle de Cronenberg. Tout insolite et nerveux qu’il est, Black Swan est un film qui manque d’ambigüité et de finesse.

  • Promesses de l'ombre de David Cronenberg

    easternpromises_468x614.jpgLondres, années 2000. Un gangster russe est égorgé dans un salon de coiffure. Une jeune femme à l’accent slave s’évanouit dans une épicerie. Elle meurt à l’hôpital en mettant au monde une petite fille. Une sage-femme d’origine russe, Anna Khitrova (Naomi Watts), trouve un carnet dans les affaires de la défunte, se fait un devoir de le traduire et de donner des nouvelles à la famille du nouveau né. La carte d’un restaurant trouvée dans le carnet la conduit vers l’établissement de Semyon (Armin Mueller Stahl), un patriarche russe aux airs de gentil grand-père, secondé par son fils Kirill (Vincent Cassel) et Nikolaï, leur chauffeur (Viggo Mortensen). A mesure que le carnet est traduit, la vérité se fait entendre en voix off, par la voix désespérée de la défunte.

    Dès les premières scènes, le montage joue d’une dialectique entre identité slave commune aux personnages et appartenance à des univers diamétralement opposés. Deux mondes issus de l’ancien bloc soviétique vivent parallèlement à Londres, sans se toucher : d’une part un monde d’immigrés d’ancienne date décrit comme celui « des gens ordinaires », familial, intime, quotidien, habité par de désirs de normalité et d’intégration, de l’autre un monde violent et mortifère, celui de la mafia russe, des trafics et de la traite des blanches, incarné par Semyon, Kirill, Nikolaï et leurs ennemis. Dans la forme cela donne une alternance entre scènes d’intérieur diurnes et visions de films noirs (caves, maison close, ruelles mal éclairées) que n’aurait pas renié le Jules Dassin londonien des Forbans de la nuit (1959). L’ambiance très étrange du film procède en grande partie dans le frottement entre ces deux univers qui ne tourne jamais tout à fait à l’affrontement. Des portes s’ouvrent bien mais Cronenberg s’amuse à les fermer ou à en barrer le passage. La porte du restaurant de Semyon est filmée comme un passage vers l’Enfer, gardé par le fascinant Nikolaï, figure centrale et personnage multiple de cerbère, apprenti-boss, chauffeur, factotum, ange exterminateur et justicier au corps tatoué. L’espace d’un plan, filmé derrière la flamme d’un foyer Nikolaï révèle son destin de damné, gardien d’un monde infernal interdit aux gens honnêtes. Nikolaï est le personnage pivot entre les deux univers, empêchant en permanence le passage de l’un à l’autre, empêchant surtout Anna d’y pénétrer et de subir peut-être le destin malheureux des filles de l’Est attirées par ces fameuses « promesses de l’ombre » du titre français, qu’on entendrait presque comme « promesses de Londres » : promesses de réussite, d’émancipation, de consommation etc..

    L’étrangeté du film provient également du décalage de traitement entre le monde «  réaliste » d’Ana (la famille, l’hôpital), et un monde de la pègre hautement caricatural. Les stéréotypes mafieux sont grossis : accent russe, violence sanguinaire, figure écrasante du patriarche, tatouages de taulard sibérien, tueurs tchéchènes décrits comme « des loups » etc. Porté par un scénario aux raccords narratifs parfois peu crédibles, le film se situe à la lisière de l’invraisemblable et du grotesque (cf. l’interprétation outrancière de Vincent Cassel). S’il ne tombe pas dedans à pieds joints c’est qu’il ne se lasse pas de détourner les codes du film noir. Si les décors et les personnages sont en partie ceux du genre, les situations ne répondent pas à la logique « fatale » du film noir. Anna Khitrova a beau entrer en contact avec Semyon, elle n’a pas mis le doigt dans un engrenage qui va la broyer. A aucun moment elle n’est menacée physiquement. Elle apparaît même comme un personnage volontaire, courageux, sain. Sur sa moto, elle passe facilement pour le personnage « masculin » du film. C’est véritablement Nikolaï, incarné par Viggo Mortensen, qui semble jouer le rôle « féminin » dévolu au film noir. Il est beau, mutique, ambigu et vaguement menaçant. Son corps tatoué noueux sidère tant il semble contenir de violence. Elle éclatera dans un hammam lors d’un affrontement tétanisant avec les fameux bandits tchétchènes. Cronenberg a créé un personnage d’ « homme fatal », fragile, sexuellement troublant, aussi bien pour Ana que pour le faible Kirill. Décrit comme un bel animal - sa peau décorée comme celle d’un reptile ne lasse pas de fasciner – c’est lui qui par courts instants apparaît comme pris au piège du système mafieux, incarné par cette société criminelle appelée « Vory v Zakone ».

    En arrière plan, le Londres ultralibéral des années Blair est la ville-monde parfaite pour le film. Elle est le miroir impitoyable des mutations violentes qui ont déchiré l’Union Soviétique depuis 30 ans. Décrite par Semyon comme une ville de « putains », elle offre aux uns, les gens ordinaires, des opportunités de réussite et d’intégration, aux autres, mafieux et trafiquants, toutes sortes d’opportunités de business. Entre les deux, de pauvres filles sans le sou cherchant le bonheur ne trouvent que malheur et destruction.

    Etrange est le mot qui me vient le plus à propos de ce film hybride. Construit sur une trame bancale de série B que le premier réalisateur venu aurait transformé en navet bon pour le « direct to video », il fonctionne pour peu qu’on se laisse porter par son romanesque décalé et qu’à l’image du pauvre Kirill on s’abandonne dans les bras viriles de l’envoutant Nikolaï…