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michael mann

  • Le Samouraï et Collateral, polars habillés

    Voir le Samouraï de Melville (1967), c’est prendre une leçon d’esthétique qui durera une vie de spectateur ou de cinéaste. Le scénario du Samouraï tient en 5 lignes : Jeff Costello (Alain Delon), un mystérieux tueur professionnel, exécute le propriétaire d’un club parisien. Partiellement reconnu lors du meurtre, il est entendu par la Police mais il a un solide alibi : il était avec sa maîtresse à l’heure du crime, ce qu’elle confirme. Malgré l’alibi, la Police le surveille tandis que ses commanditaires prennent peur et veulent s’en débarrasser. Ces 5 lignes pourraient être la description d’un film passable ou médiocre. Elles sont le squelette narratif d’un film mythique.

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    Melville crée une mythologie du tueur. L’assassin professionnel est un héros tragique et romantique auquel le spectateur peut s’identifier. Il pèse sur lui une malédiction, celle de tuer sans se laisser voir, celle d’agir parfaitement. Le tueur ne doit jamais laisser de traces, sinon on pourrait remonter à lui et à ses commanditaires. Son sort est constamment en jeu et s’il veut réussir, il doit être seul. D’où la figure clef du Samouraï, métaphore du guerrier solitaire tenu par l’honneur : « il n’existe pas d’être plus seul au monde que le Samouraï, à part le tigre dans la jungle » dit le Bushido, que Melville cite en introduction. Toute l’esthétique du film consiste à placer dans le costume tragique du tueur solitaire un personnage singulier et mystérieux, du nom de Jeff Costello. Jeff Costello est « un loup solitaire », un professionnel méticuleux, aux gestes maîtrisés. Jeff Costello est beau. Pas seulement parce qu’il a le visage blanc et fin d’Alain Delon, ses yeux clairs, la fragilité virile de l’acteur. Aussi parce qu’il porte l’imperméable et le chapeau à merveille. Jeff Costello ne dit rien ou très peu, en général des phrases qui restent : « Je ne perds jamais, jamais vraiment ». Jeff Costello est aimé des femmes, qui ne le trahissent pas : malgré les pressions de la Police, la belle Jane (Nathalie Delon) refuse de le donner. Jeff Costello est comme ce canari en cage qu’il garde dans sa chambre d’hôtel, seul et vulnérable.

    Melville habille le polar

    Le Samouraï est un écheveau de décors, et de détails qui comptent. La chambre d’hôtel et son canari. La banlieue. Le club de jazz. Le commissariat. La galerie de peintures contemporaines. Le métro parisien. Le chapeau et l’imperméable. Le trousseau de clefs. Le micro. Le téléphone. La carte du métro qui clignote. Melville crée avec une méticulosité et un sens maniaque du détail un univers d’images aussi important que l’intrigue elle-même. La mémoire est alimentée en plans savamment composés qui entretiennent la mythologie du film. C’est d’ailleurs le plus beau compliment qu’on puisse lui faire: longtemps après la vision, l’histoire peut s’effacer mais il en reste beaucoup d’images. Ce serait ma définition du bon cinéma : il laisse des images durablement.

    Melville a habillé le polar moderne pour longtemps. Il est définitivement une affaire de style. C’est une poétique des décors urbains, des nocturnes où se croisent flics, bandits et filles de joie. C’est le concentré visuel d’une ville avec ses couleurs, ses ombres et sa topographie. Comme le Samouraï, les meilleurs polars modernes sont indissociables d’une ville. Bullitt (Yates) et San Francisco. French Connection (Friedkin) et New York. The Killer (Woo) et Hong Kong. Collateral (Mann) et Los Angeles. Des films dont l’impact visuel plus que l’intrigue est prépondérant.

    Michael Mann, une autre poésie urbaine

    Avec Collateral et ses autres films policiers (Heat, Miami Vice, Public Enemies), Michael Mann semble avoir eu des intentions voisines de celles de Melville : créer sa propre poésie urbaine. Les deux cinéastes partagent une même ambition esthétique pour le genre qu’ils aiment. L’Américain apparaît toutefois moins solennel et plus sentimental que le Français. Dans le système hollywoodien, il semble avoir trouvé un style qui le distingue du tout venant commercial. Avec le temps ses films ont des trames narratives de plus en plus minces. Ils se font de plus en plus formels et épurés. L’aspect visuel prend le pas sur la narration, en utilisant les caméras numériques qui réduisent la profondeur de champ et créent autour de l’action un environnement granuleux, brouillé, instable qui convient bien au genre. L’intrigue avec tout ce qu’elle pourrait avoir de laborieux est fluidifiée et réduite au minimum de vraisemblance.

    Collateral est une virée nocturne dans Los Angeles, d’un taximan, Max (Jamie Foxx) pris en otage par un tueur professionnel, Vincent (Tom Cruise), qui a une série d’assassinats à accomplir. Ces meurtres sont commandés par un narcotrafiquant pour échapper à la justice. Mann n’est pas vraiment intéressé par le fond de cette histoire, il a envie de filmer autre chose. Filmer Los Angeles d’abord. En mouvement, sous tous les angles, derrière les vitres du taxi ou en suivant la route, en vue plongeante. Los Angeles est une ville qu’il apprécie en voiture, en écoutant la musique qui sort de l’autoradio. Los Angeles est une ville interminable, une banlieue sans fin, succession de maisons, d’immeubles, de terrains vagues, de hangars et de bretelles d’autoroutes au coin desquels la violence peut surgir à tout moment. Il  s’arrête parfois, dans une boîte de nuit où un club de jazz mais n’y reste pas. Il repart et nous fait voir des choses étranges, comme ces loups qui traversent la rue. Filmer Tom Cruise aussi. Lui donner un vrai rôle, où il puisse être un acteur plutôt qu’une star. Visiblement Mann a compris qu’il pouvait en tirer quelque chose. Le type minutieux, autoritaire, maniaque du contrôle, fasciste qu’est Vincent, c’est Tom Cruise allant chercher en lui les traits plus sombres. C’est une autre définition du tueur, plus dur et moins abstraite que celle de Melville mais elle fonctionne aussi. Comme Jeff Costello, Vincent restera un mystère pour le spectateur.

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    Mann est un sentimental, ses films ne cessent de le confirmer. A la fin de Collateral, Max le taximan sauve de Vincent Annie (Jada Pinkett Smith), l’assistante du procureur qu’il devait assassiner. Il l’avait prise dans son taxi au début du film, il repart avec elle à la fin. L’amour est né dans le taxi, au milieu de ces paysages urbains où les hommes ne font que circuler. Le polar est un prétexte pour trouver l’amour là où il n’est pas censé être, au cœur de la ville violente.