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La femme de Tchaïkovski (Kirill Serebrennikov)

On ne peut que reconnaître le sens esthétique et la sophistication visuelle du cinéma de Kirill Serebrennikov. Aidé de son directeur de la photographie Vladislav Opelyants, il sait créer des atmosphères oniriques, fiévreuses et anxiogènes. Qu’on pense à Leto et ses rockers, à la fièvre de Petrov et son dessinateur de BD ou à cette femme de Tchaïkovski, le mariage de l’Art et du social provoque de furieuses convulsions, des débordements esthétiques allant jusqu’à produire des effets clips qu’on peut trouver gratuits et maniérés. Jusqu’à présent, ce cinéma éblouit par sa virtuosité mais produit peu d’émotions et La femme de Tchaïkovski demeure dans cette lignée.

Pourtant, le film débute sur une séquence guillerette baignée de lumière blanche. Ce sera l’un des seuls moments heureux du film. Dans un salon de la petite noblesse russe où on se pique de parler français, hommes et femmes mélangés s’amusent innocemment autour de Piotr Tchaïkovski (Odin Lund Biron), musicien brillant dont le spectateur connaît déjà la renommée. Apprentie musicienne, Antonina Miliukova (Alyona Mikhailova) ignore sa célébrité mais en tombe follement amoureuse. Autour d’elle, la lumière éblouissante et la musique créent un halo aveuglant. On devine qu’en elle se mêlent un amour pur et virginal et un mysticisme profond. Cette jeune aristocrate issue d’un foyer malheureux vit dans un absolu ne tolérant aucune sorte de compromis et c’est sans doute le compromis que représente son mariage avec le célèbre compositeur qui va sceller son malheur définitif. L’entame du film ne fait aucune ambiguïté sur ce point : Tchaïkovski n’a jamais aimé son épouse. Sensible à l’argent de sa dot et à la normalisation qu’implique le mariage, il a accepté de se lier à elle mais n’a aucune attirance pour les femmes. Vite dégoûté, il fuit son contact et ne s’égaye qu’en présence des autres hommes. Son homosexualité n’est pas dissimulée et la société patriarcale russe ne fait qu’accentuer la séparation des sexes : alors que les hommes occupent l’espace public et les lieux mondains, les femmes ne sont à leur place que dans un espace domestique rempli de frustrations. Antonina refuse de divorcer et s’enfonce progressivement dans un malheur que son désir absolu rend irrémédiable. On croit pouvoir compatir et assister à un film baigné de lyrisme « tchaïkovskien » mais on peine à le faire tant cet amour s’apparente à de la névrose. On a beau lui dire qu’il est homosexuel, elle ne veut rien entendre et s’accroche à son mariage.

Par un avertissement liminaire soulignant la condition inférieure des femmes dans la Russie tsariste, le cinéaste a placé son film sur un plan historico-politique. Plutôt qu’une émotion facile, le spectateur est invité à y chercher une signification politique mais est-ce uniquement la condition féminine qui a intéressé Serebrennikov? A plusieurs reprises, je me suis demandé ce que le destin pathétique de cette femme représentait pour le réalisateur. Certes elle demeure inflexible et résiste à la pression de la société patriarcale mais son obstination à vouloir rester la femme du génie interroge. Alyona Mikhailova joue avec force un personnage malheureux qui défie la sympathie du spectateur. Je me suis d’abord demandé si ce personnage qui mourra dans un asile d’aliénés à l’aube de la révolution bolchévique n’est pas une allégorie cruelle du peuple russe, de sa petitesse et de sa grandeur. Son mysticisme, son aveuglement pathologique, son antisémitisme acerbe font écho aux illusions idéologiques dans lesquels il a pu s’abîmer. Mais cette femme solitaire, malheureuse, cernée d’espions et décidée à résister à la société qui veut l’effacer de l’histoire, est aussi un personnage pur et révolté. Gloire nationale, Tchaïkovski est comparé à un soleil et on se demande si Antonina n’est pas comme cette mouche qui bourdonne de temps en temps au front du grand homme, lui rappelant la misère morale et matérielle dans laquelle il l’a mise. Alors qu’il atteint le firmament artistique, sa situation désespérée la transforme en monstre vindicatif, habillé d’une robe rouge sang et d’un voile de dentelle noire. L’égoïsme du musicien a avili un être tendre et dévoué, qui ne demandait qu’une place minuscule dans sa vie.

Une critique féministe fort pertinente (ici) souligne le prisme puissant du regard féminin posé sur un « grand homme » de la Russie. L’intention du cinéaste aurait été de questionner la figure du génie masculin, d’en souligner le caractère destructeur pour les femmes et pour la société en général. Antonina n’est pas un génie de la musique mais elle a étudié au conservatoire et se permet à un moment de critiquer sa façon de diriger un orchestre. Ne méritait-elle pas une place à ses côtés ? En tout cas, le regard de Serebrennikov pulvérise les préjugés du spectateur et c’est ce qui rend si malaisée la vision de son film. Il ne sera jamais question d’illustrer l’univers romantique de Tchaïkovski. Au contraire, le film est un tunnel suffocant et sombre rempli d’images de misère. Son « héroïne » effraie par sa déchéance cruelle. La femme de Tchaïkovski rebute par son désespoir sans compromis.

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