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Toute la beauté et le sang versé (Laura Poitras)

D’où vient ce titre qu’on croirait extrait d’un poème ? Le spectateur attendra les derniers moments de ce documentaire pour en comprendre l’origine. Entretemps, le film de Laura Poitras aura brassé et embrassé plusieurs thématiques qui loin d’éparpiller son propos en décuplent sa force. La beauté et le sang versé se réfèrent à tant de choses dans la vie de la photographe Nan Goldin : la beauté de l’engagement collectif contre le fléau des opioïdes et le sang des 500000 américains morts d’overdose, la beauté de ce monde marginal, intime, gay, lesbien, sexuel, nocturne que sa photographie a révélé et le sang qu’ils ont payé dans les années SIDA, la beauté d’une sœur aînée et aimée et le malheur qu’elle a subi. Il n’est pas évident de faire cohabiter autant de lignes narratives dans un film d’1H57 et peut-être que certains spectateurs y verront un manque de cohérence mais j’ai été ému par cette autobiographie qui sans cesse part de l’intime pour se projeter dans le combat collectif.

Le récit commence dans la lutte militante. Nan Goldin s’active avec le groupe P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) pour que les grands musées comme le MET ou le Guggenheim se débarrassent du nom et des financements de la famille Sackler, qui s’est enrichie grâce à l’Oxycontin. Les propriétaires de la firme pharmaceutique Purdue connaissaient les effets nocifs de cet antalgique et ont encouragé massivement sa prescription. En toute connaissance, ils ont transformé des patients en toxicomanes, dont Goldin elle-même. De ce point de départ, le film dévie soudain vers le récit autobiographique et l’évocation de la sœur de Nan (Nancy), Barbara, dont on apprend la jeunesse rebelle, la dépression et le suicide. La réalisatrice utilise les photographies de famille puis viendront celles de Goldin. Les images auxquelles se superpose la voix de l’artiste sont une porte d’entrée vers un hors champ douloureux. Le spectateur entre dans la jeunesse et la genèse de cette artiste par le biais banal, innocent de photo de famille. Tout paraît normal autour du pavillon de banlieue des années 50 mais rien ne l’est. La voix raconte une famille sans amour, effrayée par les tendances lesbiennes de Barbara et qui va l'envoyer en institution psychiatrique. Ce sont des années de répression et de conformisme terrifiant. Résonne un peu du All tomorrow’s parties du Velvet Underground et on pense à Lou Reed auquel ses parents, à la même époque, avaient imposé des séances d’électrochocs pour le guérir de son homosexualité !

Le mot qui revient sans cesse dans le film et définit le mieux son projet est celui de « stigmatisation ». Goldin parle de cette société américaine dont l’impitoyable normalité s’est construite sur la dénonciation et la mise à l’écart des homosexuels, des minorités, des « déviants » (« freaks ») puis plus tard des malades du SIDA et des toxicomanes. Le film met en débat la notion même de normalité. Retourner la stigmatisation revient à dénoncer les gens « normaux » et bien intégrés qui sont à l’origine du mal. Le nom des Sackler revient beaucoup dans le film. Ils sont extrêmement riches et ont bâti leur honorabilité sur le financement des musées et des universités. Quoi de plus noble que de mettre sa fortune au service de la culture : là est toute l’hypocrisie de cette famille enrichie sur la douleur des autres. Mais le champ culturel n’est pas séparé du champ sociétal, Goldin le sait très bien. Pour contrer cette hypocrisie, son travail est double : un activisme pour dénoncer les milliardaires cupides et les éjecter des musées, une œuvre artistique mettant en scène la vie et l’intimité de gens marginaux.

Toute la beauté et le sang versé déroule une vision chronologique de l’art de Nan Goldin. La forme repose sur une succession de diaporamas créant un cycle de moments heureux, d’émancipation (« la beauté ») et de souffrances et de répression (« le sang »). La musique très variée, souvent magnifique comme la chanson What makes a man de Charles Aznavour, offre des repères chronologiques et accentue les émotions, sans être envahissante. Parce qu’elle entrecroise son intimité avec l’évolution de la société américaine, son œuvre photographique est plus puissante pour le spectateur que le récit de sa lutte contre les Sackler. Grâce à elle, des individus effrayés, rejetés car gay ou transsexuels, pouvaient se voir beaux et épanouis, cela touche grandement le spectateur. Le bonheur s’avère plus douloureux à regarder quand les photographies évoquent le backslash des années SIDA, la destruction des vies autour de la photographe.

Concentré sur la dénonciation des Sackler, le film manque peut-être d’une vision historicisée sur le rôle pervers de l’industrie pharmaceutique dans la société américaine. La dénonciation du système de profit capitaliste est faite mais Laura Poitras aurait pu montrer l’ancienneté des ravages causés par cette industrie. Il suffit de se documenter pour voir que le drame n’a pas commencé avec l’Oxycontin ou le Fentanyl mais avec tous ces médicaments délivrés massivement aux américains avant les années 50 : quaaludes, barbituriques, amphétamines… Goldin ne le dit pas mais je me suis demandé si la mort de sa sœur n’avait pas été « accélérée » par ce type de traitements médicamenteux. A rebours de sa mission curative, l’industrie pharmaceutique aura participé à la mise sous camisole chimique des populations marginales. En disant cela, on s’éloigne de l’analyse cinématographique mais c’est ce qu’il y a de bien avec ce documentaire : il émeut tout en ouvrant grand les pistes de réflexion sur le capitalisme et son emprise sur la vie des gens.

Les derniers instants du film sont bouleversants quand, après avoir été au bout de la procédure juridique contre les Sackler, Nan Goldin revient sur sa sœur Barbara et sur sa mère. L’histoire s’achève par où elle a commencé, dans le traumatisme originel qui a poussé Nancy à devenir Nan. Une vraie rebelle qui a fait de sa rébellion un combat pour tous ceux, nombreux, qui ressemblent à sa sœur défunte.

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