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Leto (Kirill Serebrennikov)

On entre dans le club par un escalier de fer, perché au-dessus d’une cour de briques sinistre et déserte. On se faufile par une fenêtre des toilettes, on évite les gardiens et puis on rejoint les coulisses et la scène dans un plan-séquence de toute beauté. Les décibels fusent, un groupe chante l’ennui et la frustration de la jeunesse. L’histoire du rock a souvent pris ce type de chemin. Les futurs punks, les Clash, Pistols ou Damned passant par derrière pour assister au premier concert des Ramones au Roundhouse de Londres en 1976. L’histoire se répète à Leningrad en 1980, derrière le Rideau de fer donc. Les jeunes gens ont droit d’écouter mais sagement assis et la direction du club fait en sorte que les paroles ne heurtent pas la bonne morale socialiste. La jeunesse a envie de bouger mais on la canalise, on l’empêche, on la réprime.

Parfum de mythologie

La deuxième séquence a encore ce parfum de mythologie. Viktor Tsoy (Teo Yoo), jeune artisan et compositeur inspiré, rejoint Mayk Naumenko (Roman Bilyk) et sa femme Natasha (Irina Starshenbaum) pour une fête alcoolisée sur la plage. Comme si on était en Californie au mitan des années 60, on blague, on boit, on chante et surtout on partage l’envie de faire de la musique ensemble.  On se croirait à Monterey mais c’est la mer baltique ! La séquence est très belle et Kirill Serebrennikov n’aura de cesse de poétiser, de sublimer par ses plans et par le noir et blanc lumineux de son chef-opérateur Vladislav Opelyants la naissance du rock en Union Soviétique. Tsoy et Naumenko ont existé et sont célèbres en Russie pour leurs groupes respectifs Kino et Zoopark. Leto (лето) qui signifie « été » en russe, raconte cet instant de pleine floraison musicale où ils ont pris leur envol.

Comme les plages d’un album de rock

Leto n’est pas construit comme un biopic à l’américaine et donne assez peu de repères temporels. On aperçoit Brejnev à la télévision mais ni Mayk ni Viktor n’ont visiblement envie de parler politique – ce n’est sans doute pas possible. Si le film s’appelle « été », c’est qu’il ne dure que le temps fugace d’une saison. Il donne l’impression constante de flotter au gré de rencontres, de répétitions, de concerts et ses séquences s’enchaînent comme les plages d’un album de rock. Tout à son enthousiasme solaire, le film regorge de séquences graphiques, clips soudains rompant avec la triste réalité : on chante Passenger d’Iggy Pop dans un bus bondé de Leningrad. Au fur et à mesure que Leto avance, on se sent dans une bulle hors du temps et c’est sans doute la limite du film. On est tellement accroché au rêve esthétique de Mayk, à sa passion dévorante pour le rock anglo-saxon que la vie quotidienne en URSS semble un décor artificiel dans ce film si joli.

Un soupçon d’amertume

En étant des précurseurs dans un pays aussi fermé, Mayk et Viktor ne reçoivent que le meilleur du rock. On se retrouve dans le rêve de tout fan de rock qui se respecte, émerveillé d’entendre pour la première fois : T. Rex et Marc Bolan, David Bowie, Blondie, Lou Reed et le Velvet Underground… il n’y a que du bon et la bande-son, gorgée de classiques et de chansons russes, est formidable. Cela dit, même si ce n’est pas très explicite, le film laisse percer un soupçon d’amertume. Natasha n’est pas insensible au très beau Viktor, ce qui semble embarrasser Mayk. Un triangle amoureux se crée mais sans drame visible à sa surface. Dans une autre séquence, le batteur Oleg est enrôlé dans l’armée pour partir en Afghanistan, rien n’en sera dit. Et puis il y a dans ce bel été un parfum très fort d’éphémère. Toute la musique qu’ils adorent vient du passé et d’un âge d’or révolu. En 1980, le punk est mort et on jure par la New wave qui ne durera pas très longtemps. Le rock russe arrive plein de naïveté et d’espoirs alors que la meilleure phase du rock est révolue. Il faut au plus vite saisir l’énergie de cette musique, combiner les beautés et l’énergie du punk, du glam, du folk et du rock psychédélique. Le film est à ce point dans le présent qu’il s’interdit le recul historique, l’analyse psychologique, comme s’il fallait préserver la beauté et l’urgence de l’instant.

C’est sans doute cela que Serebrennikov a voulu capter : la beauté éphémère d’une jeunesse, sa liberté, sa créativité qui la protégeaient d’un régime politique sinistre. Le réalisateur en a profité aussi pour compléter la mythologie rock : il n’y a pas que Jimi Hendrix, Brian Jones ou Janis Joplin qui sont morts jeunes, Tsoy et Naumenko ont disparu précocement, avant que l’URSS ne s’effondre. Leto est un moment d’âge d’or célébré comme un album culte. Le scénario s’attachant davantage à la force collective et esthétique qu’à la psychologie des personnages, le film pourra sans doute décevoir et tenir à distance le spectateur peu fan de cette musique. Beau et virtuose, il passera pour vain et prétentieux auprès de certains. Il aura été pourtant un des films les plus gracieux de 2018.

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