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As bestas (Rodrigo Sorogoyen)

Vu en salle au milieu de l’été, ce drame âpre reste en mémoire. Il est avec La nuit du 12 l’un des plus beaux prétextes à retourner au cinéma cette année. Avant d’y aller sur la foi d’excellentes critiques et d’une bande-annonce très sombre, le film m’interrogeait sur son identité et son degré de violence : un drame familial ? Un film social ? Un thriller rural ? Et puis les premières images évoquent une terre peu montrée sur grand écran : la Galice, région rurale à la pointe nord-ouest de l’Espagne. Olga (Marina Fois) et Antoine (Denis Menochet) s’y sont installés comme néo-campagnards, attirés par la beauté de ces paysages boisés et vallonnés. Leur fille restée en France, le scénario nous laisse deviner qu’ils avaient de bons métiers, des amis mais que le charme d’une vie plus proche de la nature, à cultiver bio, à restaurer des masures, les a convaincus de s’installer.

Malgré le charme environnant, Sorogoyen décrit dès l’entame un malaise persistant. Le village est un lieu en vase clos où les affinités comme les haines se ressentent facilement. Au café et en dehors, Antoine affronte les regards et les sarcasmes des frères Anta, Xan (Luis Zahera) et Lorenzo (Diego Anido), issus d’une famille paysanne du cru. Au fur et à mesure du film, les moqueries se transforment en franche hostilité, la tension monte mais restera contenue jusqu’à exploser. As bestas fonctionne comme un ballon à la limite de l’éclatement, dont on laisse échapper ponctuellement un peu d’air pour le garder intact. L’atmosphère du film oppresse le spectateur sur 2H17, en jouant sur un équilibre constant entre la paranoïa d’Antoine, qui veut filmer les méfaits de Xan et Lorenzo, et le ressentiment des frères qui s’exprime en insinuations plutôt qu’en reproches francs. Antoine veut produire des preuves par l’image, avec un camescope, mais cela traduit comme une impuissance chez lui à comprendre ce qui anime les frères Anta et qui est beaucoup plus gros qu’une simple hostilité de paysans arriérés. C’est une forme de guerre entre deux mondes qui ne dit pas son nom, qu’Olga semble avoir mieux compris que son mari. D’ailleurs il ne parviendra jamais à traduire en images la réalité de leur hostilité et les preuves de leur culpabilité.

Le schéma n’est pas nouveau : paysans du coin contre urbains, ploucs contre éduqués, sauvages contre civilisés. La situation de départ fait penser à deux films marquants des années 70 : Deliverance de John Boorman et les Chiens de paille de Peckinpah. Deux films interrogeant la notion de civilisation et la violence primitive dissimulée derrière. Deux histoires au cours desquelles des citadins « modernes » affrontent la violence de gens de la campagne. S’il souhaitait s’engager sur ce terrain de réflexion pour mettre en cause la frontière entre civilisation et violence, As bestas n’y est pas parvenu, malgré son titre évoquant implicitement les bêtes c’est-à-dire les chevaux sauvages de Galice. Dévoilant par petites touches de dialogue son enjeu social, As bestas évoque une guerre de survie, une lutte des classes entre deux produits du monde capitaliste. Au nom de la beauté des lieux, Antoine et Olga ont refusé de signer pour l’installation d’éoliennes qui auraient permis à leurs voisins d’améliorer leur sort en touchant une redevance. Au nom d’un idéal de citadins écolos (de bobos pourrait-on dire), ils ont privé une famille paysanne pauvre du droit de foutre le camp. Il y a aux deux tiers du film une séquence essentielle d’affrontement quand Antoine provoque Xan à exprimer ses griefs. La colère de Xan donne à voir la détresse d’un monde paysan à l’agonie, qui n’a que faire de beaux paysages et de légumes bios. La parole d’un « plouc » prend tout d’un coup plus de poids que les rêves de nature d’un néo-rural. Sorogoyen filme une catharsis sociale qui ne pourra hélas trouver une issue pacifique. Il y a une lutte des classes involontaire entre des enracinés qui n’ont pas choisi leur vie et des nouveaux venus qui ont pu choisir la leur. Cette lutte s’exprime aussi par l’image de corps différents : la carcasse puissante et bien nourrie de Ménochet contre les corps tendus et amaigris de Luis Zahera et Diego Anido.

As bestas est une œuvre puissante qui inscrit la fragmentation sociale de ce monde jusques dans une contrée ancestrale. Dans le cycle des saisons qui transforme ses paysages, la Galice filmée par Sorogoyen traduit parfaitement les antagonismes entre les personnages du film. L’été révèle la douceur lumineuse de ses collines qu’Antoine contemple sous un ciel étoilé. L’hiver révèle la froideur et la dureté de ses conditions qu’affronte Olga et que les frères Anta ont toujours connu. Olga, que Marina Fois interprète magistralement, comprend que pour vivre définitivement là-bas, il faut dépasser les rêves d’Antoine et prendre sa part de labeur et de souffrance comme les gens du coin. C’est par là qu’elle pourra habiter une terre qui n’est pas la sienne.

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