Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Illusions perdues (Xavier Giannoli)

Du roman de Balzac, lu avec passion il y a plus de 20 ans mais pas relu depuis, je n’avais plus en tête qu’une vague trame de souvenirs. Illusions perdues avait été pour moi une révélation du génie de cet écrivain et le film de Giannoli a réveillé des souvenirs… dont beaucoup ne sont pas à l’écran ! Une œuvre de cinéma n’a pas à être complètement fidèle à une œuvre littéraire, ça n’aurait aucun sens. Même si l’adaptation qu’en ont fait le cinéaste et son scénariste Jacques Fieschi, m’a déçu par certains aspects, j’admets qu’on en retire un point de vue précis et particulièrement acerbe. Illusions perdues est un film sur une société impitoyable, celle de la Restauration, dont on devine par moult clins d’œil qu’il fait référence à notre époque.

J’ai entendu parler d’un aspirant président de la République (Z…) qui a appelé sa maison d’édition Rubempré en hommage au « héros » d’Illusions perdues. Peut-être l’a-t-il fait en référence ironique au métier de journaliste cruellement dépeint par le roman. Il s’est plus sûrement identifié au jeune homme de milieu modeste aspirant à la gloire littéraire, se rêvant nouveau Chateaubriand. Le « héros » du roman balzacien, ce Lucien Chardon qui par sa mère aspire à être Lucien de Rubempré, est un petit ouvrier imprimeur d’Angoulême. Montant à la capitale par amour pour la Marquise de Bargeton, il rêve de voir éditer son Archer de Charles IX, roman à la Walter Scott. Pour survivre il se fait journaliste et polémiste sans éthique mais il garde des liens avec le Cénacle de l’écrivain Daniel d’Arthez, réunion d’artistes intègres se refusant aux filouteries du milieu littéraire.

Dans le film, pas de Cénacle, pas de d’Arthez ni de David Séchard, son beau-frère honnête, pas d’Archer de Charles IX, juste ce petit recueil de poèmes Les Marguerites qui le rattache à la province. Le Rubempré interprété par Benjamin Voisin s’enivre de sa gloire éphémère. Au lieu d’un roman ou de poèmes, on ne le voit écrire que de méchants articles. On sait que Balzac rêvait d’être écrivain célèbre et homme d’affaires, qu’il courait après l’argent, l’apparat et rêvait à la noblesse (Madame Hanska !). Entre les illusions littéraires d’un jeune homme idéaliste et ses besoins d’argent, le film penche très fortement du côté matériel. Giannoli s’est assez peu intéressé aux déceptions artistiques du jeune homme, davantage à son rôle de « pantin social », acteur et témoin des turpitudes de la société.

Le réalisateur a retenu de Balzac sa capacité à décrire les strates sociales d’une société. Il y a des milieux, des corporations qui ont leurs aspirations morales, leurs comportements sociaux et leurs vices. Du roman, il s’est donc focalisé sur les mœurs journalistiques crapoteuses de la Restauration. Tableau grinçant d’un milieu dont on comprend qu’il reflète celui d’aujourd’hui. La voix off ne parle pas de clash mais de polémiques, pas de fake news mais de canards, pas de réseaux sociaux mais d’entrepreneurs orchestrant applaudissements ou jets de tomates (Jean-François Stévenin !). Les chaînes d’information en continu de l’époque sont ces petits journaux libéraux ou royalistes qui colportent des ragots et flattent les bas instincts de leurs lecteurs. Tout ceci est décrit avec un sens du rythme et de l’effervescence qui dit très bien la vanité des choses. Alors que la vie de province semblait figée et mélancolique, celle de Paris est dominée par les lumières dorées de l’Opéra, des théâtres et des réceptions.

Si l’aspect cinglant et acide du film passe aussi bien et qu’on ne s’y ennuie pas, c’est parce qu’il s’organise comme une suite de mises en scènes et de tableaux électrisants servis par d’excellents acteurs. Chaque fois que le vaniteux Rubempré nous guide dans une nouvelle séquence mondaine, il nous introduit sur la scène d’un spectacle. Qu’on soit dans la salle de rédaction d’un journal, à une soirée à l’Opéra ou à une réception chez la Marquise d’Espard, la caméra saisit tous les mouvements du jeu social : les joies, les sourires, les peurs, les jalousies, les conflits. La vie est une scène où chacun joue un rôle. La sincérité est un bien rare et cher. Tout est faux certes mais on s’amuse et on vit intensément. Dans un long travelling, Coralie et Lucien vont de pièce en pièce, emportés par le mouvement enivrant de leurs succès.

Ce qui permet au spectateur de ne pas s’accabler est la diversité joyeuse des situations et des êtres humains. Si Louise de Bargeton (Cécile de France) et Coralie (Salomé Dewaels) sont des saintes tendres et aimantes, d’Espard une vipère (excellente Jeanne Balibar), Nathan est un artiste mondain et droit (Xavier Dolan), Lousteau un filou cynique et drôle (Vincent Lacoste), Finot un requin des affaires (Louis-Do de Lencquesaing) etc. La farandole d’acteurs aux registres variés contredit sans cesse le constat social accablant. Il y a certes un peu de cabotinage mais aussi des rôles inattendus. Il est intéressant de voir un Xavier Dolan, à contre-courant de son aura d’idole branchée, jouer un artiste sage et d’obédience royaliste.

La fin du film décrit comme un immense besoin de purification. Le récit n’a pas épargné son « héros », Icare qui s’est trop rapproché du soleil. Pas un être haïssable mais un naïf que la réussite a rendu vaniteux et a fait tourner comme une girouette. Giannoli le filme nu, la verge en gros plan, dépouillé de toute dignité comme aujourd’hui n’importe quel bouffon médiatique. Chardon n’a pas réussi à devenir Rubempré. Trop faible pour cette société, pas assez constant, il s’est fait broyer.

Les commentaires sont fermés.