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Dark Waters (Todd Haynes)

A mes yeux de cinéphile, Todd Haynes a le privilège de faire partie d’une caste dorée, celle des quelques réalisateurs américains qu’on peut qualifier sans rougir d’auteurs. Un auteur marquant à côté de quelques autres de sa génération (Paul Thomas Anderson, les frères Coen, Jarmush, Wes Anderson, Tarantino, Van Sant). Sa filmographie se distingue par sa sophistication esthétique et son sens de la reconstitution, évidents dans des films comme Carol, Loin du paradis ou Le musée des merveilles. J’avais été touché aussi par Velvet Goldmine, déclaration d’amour au glam rock de David Bowie et Roxy Music.

D’un point de vue thématique, Haynes est un cinéaste des identités multiples et contradictoires, ses personnages ont plusieurs visages comme Bob Dylan dans I’m not there (incarné par cinq acteurs différents) et des déchirements comme Carol, à la fois épouse modèle et lesbienne. Haynes est un auteur typiquement américain en ce qu’il utilise des images fortement reconnaissables et stéréotypées de son pays (l’Amérique des années 50 par exemple) pour mieux en explorer les failles et les tourments. Dark Waters a été considéré à sa sortie comme un film insolite dans son œuvre. C’est un film dossier basé sur des faits réels mais qui reste fidèle à ses préoccupations. Rob Bilott, incarné par le toujours bon Mark Ruffalo, est un personnage typiquement « haynesien ». Cet homme devait suivre un destin déjà écrit avant de dévier de sa trajectoire.

Comme un américain des années 50

Bilott est originaire de Parkersburg, petite ville de Virginie Occidentale. Filmé dans toute sa grisaille industrielle et ses forêts sombres, c’est un coin de l’Amérique modeste et besogneuse vivant grâce aux usines du géant chimique DuPont. Il est devenu avocat associé au cabinet Taft Stettinius & Hollister qui travaille pour le secteur des grandes entreprises chimiques. Il s’est formé chez DuPont, ce qui a son importance dans l’histoire. Bilott avait le profil rêvé pour travailler aux intérêts d’une industrie toute puissante sans trop se poser de question. Il va pourtant défendre ceux d’un petit agriculteur dont le troupeau est empoisonné par des rejets toxiques. L’usine de Parkersburg fabrique le Teflon qui protège les poêles. Comment faire reconnaître à l’entreprise que cette fabrication empoisonne les populations locales ?

La chronologie a son importance dans Dark Waters. Chaque progrès de l’affaire est marqué d’une date qui dit la longueur de la bataille juridique. Le récit débute en 1998 et s’achève peu avant 2016. Haynes filme Bilott comme un américain des années 50. Il travaille pour un cabinet prestigieux tendance WASP. Il aime conduire des américaines. Dans un intérieur assez moche, sa femme Sarah (Anne Hathaway) qui porte des pulls kitsch élève leurs enfants. Elle a sacrifié sa carrière pour celle de son mari. On sent le couple traditionnel qui adhère aux valeurs de travail et de réussite du pays. Pourtant, dès que l’avocat va se mettre à chercher la vérité, quelque chose va se craqueler et Haynes va capter les tiraillements du personnage. Bilott a tout pour réussir sauf que c’est « un plouc », originaire de Parkersburg et que chercher la vérité revient à revenir à ses origines modestes et à renoncer à la réussite à laquelle il a sacrifié sa vie. Année après année, malgré son travail, sa vie se délite. Le vernis de la famille américaine se fissure, la bonne épouse en a assez. La vérité finit par empoisonner la vie comme le C8, composant toxique issu de la fabrication du Teflon. Le Teflon, symbole formidable de progrès apparu dans les années 50, produit un poison redoutable pour les êtres vivants. Il dit tout de l'origine viciée de la prospérité américaine.

Tout est pourri derrière les apparences

Chercher la vérité au pays du big business, c’est donc révéler quelque chose de bien moche dans le rêve américain. A Parkersburgh tout appartient à DuPont et ça se voit. A Parkersburgh, tout est empoisonné par DuPont mais ça ne se voit pas. Grâce au travail d’Edward Lachman, son directeur de la photographie, Haynes nous fait sentir la présence du poison quand il filme les forêts et le cours de l’Ohio pollué par les rejets massifs de C8. L’image est saturée de teintes grises et noires, la nature révèle un aspect inquiétant et corrompu. Trouver la vérité, c’est comprendre que tout est pourri derrière les apparences. On quitte les immeubles de bureau immaculés pour un pays désolé et sinistre. On voit deux visages de l’Amérique préexistant à Trump mais dont il s’est fait le porte-parole : les milieux d’affaire et le petit peuple de farmers et d’ouvriers. Le réalisateur démontre une certaine compassion pour ce dernier mais nous donne à voir une des réalités désespérantes du capitalisme américain.

Ruffalo, la tête enfoncée dans les épaules, ploie sous le fardeau du travail et de la vérité. Le scénario nous fait sentir l’âpreté du conflit juridique. Le rythme est lourd et tortueux, il semble que ça ne terminera jamais. Ce n’est certes pas le déroulé précis et technique de l’affaire qui intéresse le réalisateur, on le sent au rôle peu clair de certains protagonistes (le personnage de Bill Pullman notamment). Mais le sujet est prenant et la leçon tirée universelle : le modèle qui nous a enrichi a fini par nous empoisonner.

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