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Cinéclub: Le Rebelle (King Vidor)

Regarder Le Rebelle de King Vidor, film datant de 1949, c’est découvrir ce phénomène proprement américain qu’est Ayn Rand. De son nom Alissa Zinovievna Rosenbaum, cette immigrée née en Russie, arrivée en 1926 aux USA, ayant travaillé comme scénariste à Hollywood, est devenue l’écrivain le plus vendu et le plus culte aux Etats-Unis depuis la parution de son roman The Fountainhead (La source vive) en 1943, dont Le Rebelle est l’adaptation. Suivront Atlas shrugged (La grève), roman fleuve vendu à des millions d’exemplaires puis des essais comme La vertu de l’égoïsme, qui résume bien sa philosophie. Rand est une des inspiratrices du libertarisme américain, mouvement politique chérissant la liberté individuelle et prônant un état minimal, garant de la propriété privée. Les « vertus » de l’égoïsme et de la liberté parlent aujourd’hui à nombre de milliardaires comme Jeff Bezos, Richard Branson, les frères Koch ou Rupert Murdoch.

Le film de Vidor est une illustration éclatante des valeurs portées par Rand, qui a écrit le scénario. C’est une célébration forcenée de l’égoïsme et du génie créateur de quelques individus face à la médiocrité des masses. Le rebelle en question est Howard Roark (Gary Cooper), architecte concevant des bâtiments révolutionnaires mais ne trouvant que peu de clients. Roark préfère refuser les projets ou déchoir que de compromettre ses plans. Seule compte sa vision et ses projets qu’il considère comme des fins en soi. Cooper en donne une interprétation sobre et hautaine : cet homme intègre et sûr de lui est au-dessus des médiocres. Son génie visionnaire n’est reconnu que de quelques individus: l’héritière Dominique Francon (Patricia Neal) et le magnat de la presse Gail Wynand (Robert Massey), self-made man avide de pouvoir. S’il reconnaît également le talent de Roark, le venimeux Ellsworth Toohey (Robert Douglas) se fera un devoir de l’étouffer pour consolider son influence.

Vidor donne à ce manifeste individualiste une frénésie formelle fascinante. Le format quasi carré du film, en 1,37, standard pour l’époque, renforce la verticalité des éléments architecturaux ainsi que la taille des héros. Les silhouettes allongées et coupantes de Cooper et de Patricia Neal fendent le cadre, comme s’ils étaient des êtres d’exception. L’effet de grandeur est encore accentué par les contrastes tranchés entre lumière et obscurité. Le monde selon Rand est divisé en deux, entre grandeur et médiocrité, et le génie d’un individu peut être tapi dans l’ombre, en attendant d’être révélé à la lumière. En trois plans introductifs brefs, le monde normal, celui des compromis, est saisi face caméra : un homme fondu dans l’obscurité, filmé de dos, est jugé par un tenant de l’académisme ambiant. Son travail sort trop de l’ordinaire pour être accepté. Cet homme n’a aucune chance de réussir dans un monde dominé par le conformisme. Peu importe, se dit-on, il s’accrochera et sera reconnu. Le discours est sommaire et sans nuance mais le cinéma a ceci d’unique qu’il est capable, par sa force poétique, d’enjoliver les discours simplistes. Roark porte son génie comme le signe de Caïn, symbole de malédiction et d’exception. Femme de caractère aux traits coupants (quel visage !), Dominique reconnaît Roark comme un de ces êtres d’élite qu’elle chérit. Les scènes de flirt entre elle et lui sont exacerbées par le jeu expressif de Neal et la musique grandiloquente de Max Steiner. On s’amuse de la tension sexuelle et des symboles phalliques innombrables : Cooper et sa perceuse fendant le marbre, Cooper et ses immeubles aux formes aiguës. Dans la vie, Neal et Cooper étaient amants, on comprend mieux le feu troublant dans les yeux de l’actrice !

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A la verticalité des buildings de Roark s’oppose la vaste platitude de la salle de rédaction du Banner, la gazette populiste de Wynand. C’est là que se forme et se fabrique l’opinion générale honnie par Rand. Le génie prométhéen de Roark, guidé par son seul accomplissement, est un don pour l’humanité trop imbécile pour le comprendre. Le film ne cesse de clamer que la médiocrité et le compromis garantissent la réussite, que les « gagnants » sont des parasites et des nuls et que le public les suit comme un troupeau d’abrutis. Le propos est brutal, incongru dans le cinéma hollywoodien, art et industrie « de masse ». Le Rebelle est donc une drôle de critique du capitalisme de masse auquel s’oppose un capitalisme idéalisé d’individus souverains et géniaux. Issue de l’URSS naissante, Rand était une anti-communiste viscérale, elle ne pouvait critiquer le système américain qu’en lui rêvant une forme idéale dont ce film est une parfaite illustration. Rêver d’un monde débarrassé de la corruption et de la banalité, sublimé par l’intelligence créatrice de quelques individus, voilà en tout cas un discours propre à émerveiller un large public et à alimenter le fameux « american dream ».

Visuellement magnifique, le film est simpliste et grandiose en même temps, c’est le lot des œuvres fortement allégoriques (Rand était une grande admiratrice de Victor Hugo). Si on peut rester de marbre devant cet éloge du génie créateur, on peut aussi regarder Le Rebelle comme un objet culturel et idéologique assez unique en son genre, typiquement américain.

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