John Huston
El reino (Rodrigo Sorogoyen)
Ce qu’il y a de commun à beaucoup de films sur la corruption, c’est que plus ils avancent, plus l’étendue de celle-ci se dévoile et plus la quête du présumé héros devient une lutte pour sa propre survie. Au cinéma le « système » a toujours un temps d’avance sur les individus, qu’ils soient eux-mêmes bons ou méchants. Dans Point blank de John Boorman (1967), un tueur à gages interprété par Lee Marvin gravit les échelons d’une société criminelle pour récupérer son argent. Plus il monte, moins il y voit clair. Dans l’excellent Mort d’un pourri de Lautner (1977), le héros joué par Alain Delon cherche les responsables du meurtre de son ami député. Au bout d’une intrigue très sombre et mouvementée se révèle un système de corruption tenant la France giscardienne dans ses mailles d’intérêts. Aucune chance d’y mettre fin : le pur a beau connaître la vérité, il n’a pas le pouvoir d’arrêter la pourriture.
Survie dans un monde darwinien
Rodrigo Sorogoyen s’était distingué avec le trépidant mais assez bourrin Que dios nos perdone. Le scénario de ce serial killer movie était conventionnel mais on se réjouissait tout de même de ces flics virils en pleine déconfiture. El reino tient un scénario plus dense et travaillé que son prédécesseur. Ce n’est pas Mort mais Survie d’un pourri ! Le film renouvelle le genre en utilisant comme héros un type corrompu, un homme du système. Il ne fait aucun doute que Manuel Lopez-Vidal (Antonio de la Torre, excellent) s’est goinfré grâce à un système de fraude. Il ne fait aucun doute non plus que la corruption soit généralisée, bien qu’on n’en connaisse aucun détail. Manuel est poursuivi par la justice et sacrifié par ses « amis » politiques. Pourtant, son propre parti est menacé d’une plus grosse affaire. Manuel n’a pas envie de jouer les fusibles et décide de ne pas tomber seul. Ce n’est pas un homme intègre, c’est un individu qui joue sa survie dans le monde darwinien de la politique. El reino n’est pas une histoire de morale publique mais de justice individuelle. Antonio ne veut pas être le seul coupable d’un système de corruption généralisée.
On ne survit qu’en se mettant en mouvement. Alors que l’institution judiciaire et les médias le cernent, que les caciques de son parti l’abandonnent, Manuel doit avoir un coup d’avance. La mise en scène est à l’image de sa course solitaire pour rassembler des preuves et faire tomber ses adversaires. Au contraire du héros intègre qui découvre le système tel un aveugle recouvrant ponctuellement la vue, Manuel, personnage sans regret ni illusion, sait à qui il a affaire. Il survit en fonçant et en décidant au plus vite. Le montage est nerveux et la musique électro pulse, illustrant l’adrénaline s’emparant de lui. Emprisonné dans l’étroitesse d’un couloir ou d’un balcon, isolé dans son propre dressing ou encerclé dans une antichambre, son corps cherche toujours l’issue de secours, l’échappatoire. La séquence de la station-service et ce qui suit est en tout point remarquable. S’il faut s’enfoncer dans l’obscurité, devenir invisible pour survivre et révéler la vérité, il est prêt à le faire. Les dernières minutes ne sont pas pour autant celles de la rédemption. Si Manuel parvient à survivre à tous les pièges, il devra se demander pourquoi il en est arrivé là.
Dynamiques des corrompus
Tout en se focalisant sur ce type amoral et combattif, Sorogoyen ne le juge pas. Il ne cherche pas même à éclaircir les zones d’ombre pour le spectateur mais plutôt à capter les dynamiques de ces politiciens corrompus, leur énergie vorace. La première séquence, celle joyeuse du restaurant, nous montre une société de jouisseurs amis et solidaires les uns des autres. Rien ne nous est expliqué mais on comprend peu à peu que ces gens sont tenus par les secrets qu’ils partagent. Qu’un membre du groupe les dévoile et l’unité volera en éclats. La première partie du film semblera sans doute rébarbative. Constituée de scènes dialoguées, elle nous montre le délitement de ce petit monde corrompu à propos d’affaires dont on ne comprend rien. La meute se défait et chacun défend son os. On ne sait pas où on va, on en sait moins qu’Antonio tout en le suivant à la trace. On s’en agace même mais El reino se bonifie dans sa seconde partie quand l’homme décide de se sauver et que la tension va crescendo.
Tout en cadence et en pulsations, El reino fait preuve d’une belle efficacité dramatique. Il doit aussi son charme à son acteur principal. Déjà remarquable dans La vengeance d’un homme patient et dans Que dios nos perdone, Antonio de la Torre est devenu la meilleure incarnation espagnole de l’homme sans qualités apparentes.