John Huston
En guerre (Stéphane Brizé)
Dans les hautes sphères de l’Etat et de l’économie, on ne parle que de négociation, de dialogue social, de concertation et de partenaires sociaux. Les mots sont méticuleusement choisis. Ils font partie d’une mise en scène dans laquelle chacun, travailleurs d’un côté, patrons de l’autre, doit se retrouver pour discuter. Le titre En guerre pour un film social, c’est un pavé lancé sur la vitrine consensuelle de l’actualité, ça fait des dégâts et des victimes, ça rappelle la réalité. Dans le nouveau film de Stéphane Brizé, récit de la lutte des ouvriers de Perrin Industrie pour sauver leur usine, on verra que les mots ont leur importance. Laurent Amédéo (Vincent Lindon), syndicaliste CGT, les utilise pour galvaniser ses troupes, nommer la réalité du combat et mettre à mal la rhétorique patronale. Il est effectivement en guerre, ce que la mise en scène de Stéphane Brizé ne cessera de montrer en même temps qu’elle interrogera le bien-fondé de cette guerre, en posant la question qui fait mal : à quoi bon lutter quand tout est déjà décidé ?
Probabilité de perdre
Le film commence par une citation de Bertold Brecht qui justifie la démarche d’Amédéo : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » Si le site d’Agen ferme, 1000 familles seront sur le carreau. C’est une situation vue des centaines de fois dans l’histoire sociale, qui ne semble pas suffisante, hélas, pour justifier une lutte « dure ». La fatalité est là, entretenue par le climat libéral : « fermer le site pour rester compétitif », « le marché nous l’impose » etc. Il n’est ici pas question de victoire mais de la probabilité plus ou moins grande de perdre. Dans cette défaite probable, il faut donc obtenir quelque chose.
Dans une guerre, il faut présenter un front uni et viser les mêmes objectifs. Or le camp d’en face tente de vous diviser en déclarant qu’il n’y a pas de combat et que « tout le monde est dans le même bateau ». Brizé montre l’inanité de ce discours consensuel par rapport à la réalité. Sa caméra balance entre deux camps réunis pour « discuter » mais qui ne font que se renvoyer à la tête leur propre vérité. Les négociations ont tout du combat de boxe. Le film est constitué en majorité de scènes de dialogues où la caméra oscille entre deux ennemis jamais réunis dans le même plan. Face à des ouvriers, individus pas forcément distingués, qui peuvent s’emporter, on retrouve des gens en costume, détenteurs d’un langage formaté et qui en appellent sans cesse à la bonne tenue. La courtoisie réclamée est regardée ici comme une arme pour calmer la « grogne » des travailleurs. D’ailleurs tous les mots du patronat, on le constate, sont des armes. Les registres peuvent être ceux de la séduction, de la rationalité économique ou du simple bon sens, les mots servent des intérêts. Même s’il feint de ne pas l’être, le camp patronal est bien « en guerre » lui aussi.
Jamais ouvriers et patrons ne partagent le même plan de cinéma. Le dialogue social est de la poudre aux yeux et l’Etat fait semblant d’y croire, nous dit-on. Mais la fragmentation concerne aussi les travailleurs. L’enjeu pour eux est de conserver un « cadre » unitaire, de ne pas se scinder entre de nouveaux fronts. Le film se nourrit des tensions à l’intérieur même du camp syndical. La caméra enregistre les mouvements de fragmentation qui progressivement isolent les acteurs les plus combatifs. Brizé ne cache pas sa sympathie pour eux mais se garde bien de charger modérés et dirigeants qui ont leur propre logique.
Se heurter à des murs
Le cinéaste se positionne en témoin d’une lutte inégale qui se joue tous les jours dans les entreprises. Alors que France 2 ou BFM fabriquent des images toutes faites, glissées entre de longues séquences de négociation, Brizé évacue de la salle les caméras TV et donne la primauté au cinéma pour montrer ce qu’est une lutte sociale. Il ne raconte rien de spécialement romanesque. Il tente de coller à une vision documentaire des luttes. Les ouvriers fictifs mais authentiques de Perrin témoignent pour les Conti (Continental), ceux de Mittal à Gandrange ou bien d’autres. Ces gens se sont heurtés à des murs : celui des mots de l’Etat et des patrons, celui du marché et de ses lois, celui plus violent des boucliers de CRS qui viennent dégager le terrain. En guerre nous montre la difficulté de ce combat désespéré.
Fallait-il une star comme Vincent Lindon à ce film documentaire ? Parmi des non-professionnels, l’acteur est convaincant. Il est charismatique et ses interventions sonnent juste. Dans le « spectacle » que constitue une lutte syndicale, il y a forcément au moins un personnage charismatique, généreux, éloquent qui prend sur ses épaules le combat de ses collègues. Le rôle de syndicaliste, fait de conviction et de persuasion, a tout à voir avec celui d’un acteur. En Lindon se rejoignent le spectaculaire et l’authenticité.
En guerre contient aussi des moments drôles ou apaisés. Ce film bouillonnant n’est pas sinistre et pesant comme pouvaient l’être La loi du marché ou Une vie. Stéphane Brizé privilégie les luttes désespérées contre les lois d’une société injuste. Mais pour une fois, ses procédés de mise en scène n’asphyxient pas le résultat. Malgré les réserves sur ses deux films précédents, il faut convenir de la cohérence et de l’opiniâtreté de son œuvre.