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L’homme irrationnel est-il le meilleur Woody Allen de ces dix dernières années ? de ces vingt dernières années ? Va savoir ! J’en ai vu beaucoup (pas tous) dont certains ont provoqué du scepticisme autour de moi (Vicky Christina Barcelona que j’aime bien), de l’enthousiasme (Match point) voire de la franche déception (To Rome with love). Chaque année sort un nouveau Woody Allen et de cette marque de fabrique, il y a autant de raisons de s’agacer que de s’enthousiasmer. Chaque année, les acteurs sont convaincants, la bande son et la photographie sont soignées et chaque année le new yorkais nous invite à adhérer à une narration fabriquée. Evidemment tous les scénarios sont des fabrications sauf qu’avec lui les coutures sont apparentes, les ficelles sont visibles, la recette est ultra lisible.
Sicario de Denis Villeneuve est un film qui ne ménage pas ses effets pour impressionner le spectateur pendant 2 heures. La musique de Jóhann Jóhannsson est grandiloquente. La réalisation privilégie les plans longs et les mouvements de caméra amples – ah cette montée sur un toit au coucher de soleil pour observer Ciudad Juarez ! La photographie de Roger Deakins est magnifique. Le film est un bel objet dont le scénario et le propos m’ont paru problématiques (attention spoilers !). Je suis sorti de ce film à la fois impressionné et frustré.
Pour un spectateur qui ignorerait tout de la culture hip-hop, y a-t-il un intérêt à aller voir Straight Outta Compton (F. Gary Gray), la saga des pionniers du gangsta rap Niggas with Attitude ? La réponse ne me paraît pas évidente passé la première heure posant le décor de cette aventure musicale. La deuxième phase de ce film un peu long (2h27) est consacrée à la gestion de la réussite des NWA, à leurs conflits d’affaires et aux difficultés à rester amis dans un contexte de compétition. Cela n’est pas désagréable à suivre mais laissera de côté ceux qui ne voient pas d’intérêt aux arcanes du rap business.
Faire partie d’un gang ou s’en sortir par la musique
Au milieu des années 80, pour un jeune noir vivant dans un quartier pauvre comme Compton (Los Angeles), les options semblent peu nombreuses : faire partie d’un gang, vivre d’un petit boulot ou s’en sortir par la musique. Tandis qu’Eazy E. est un pur produit du deal et de la rue, Dr Dre, Ice Cube, MC Ren et Yella animent des soirées en boîte de nuit. Tout ce petit monde décide de mettre ses forces en commun pour percer dans l’industrie musicale. L’enjeu du film est la sortie du ghetto par la réussite capitalistique. Il montre bien que cette histoire est d’abord celle de l’absorption du rap hardcore, genre marginal, par l’industrie du divertissement. La question des origines du mouvement est beaucoup plus intéressante que celle de la gestion du succès et elle est brillamment filmée. La scène d’ouverture, assaut par la police d’une crackhouse se révèle la plus tranchante du film. A l’époque, la question de la criminalité des ghettos noirs se règle d’un point de vue policier et militaire, littéralement au char d’assaut ! Arrestations au faciès, violence et harcèlement policier : les jeunes noirs sont constamment mis sous pression. Il était donc normal qu’ils répliquent avec cette bombe musicale que constitue Fuck tha police. Cette chanson écrite par Ice Cube après un contrôle policier musclé a une puissance équivalente au Say it loud, I’m black and I’m proud de James Brown. L’adrénaline monte quand NWA, contre les avertissements de la police locale, décide de la jouer lors d’un concert à Detroit. C’est un fait, Straight Outta Compton stimule davantage quand il se met à parler musique. Il joue le clin d’œilpertinent au spectateur dans quelques scènes réussies, quand un jeune rapper fiérot du nom de Snoop Doggy Dogg déboule pour poser son flow traînant sur Nuthin' But a G Thang ou que Tupac Shakur découvre la mélodie de California Love.
Filles à foison et billets verts
L’évocation des embrouilles contractuelles est moins convaincante. Elles sont de l’ordre de la petite histoire, celle de Eazy E, Ice Cube et de Dr Dre surtout et ne disent rien de nouveau : les pontes de l’industrie musicale sont des opportunistes et les producteurs comme Jerry Heller (Paul Giamati, pas au meilleur de sa forme) ont toujours de bonnes raisons d’entuber leurs poulains. Il manque à cette seconde partie un ton caustique et distancié sur ce qu’est devenu le gangsta rap, notamment sous la houlette de Dre. Le film l’effleure mais n’ose pas aller trop loin, peut-être parce qu’il est produit par les principaux protagonistes de la saga, Dre et Cube en personne. Le genre qu’ils ont fondé est devenu une caricature. De mode d’expression privilégié de jeunes en colère, il s’est converti en apologie des flingues, de l’argent et des filles faciles. Partant du premier album fondateur des NWA en passant par le révolutionnaire The Chronic, le genre atterrit dix ans plus tard dans les refrains accrocheurs mais cyniques de l’album 2001. Les jeunes stars arrachées au ghetto ont gouté aux filles à foison et au billet vert. Le film a du mal à assumer cette évolution. Il passe à côté des émeutes de Los Angeles (1992) sans en dire grand-chose. Il a aussi beaucoup de mal à rire du mode de vie caricatural des stars du rap. Les scènes de fête sont sages et plates si on les compare par exemple à la frénésie de débauche que Scorsese a mis dans Le loup de Wall Street. Un peu de vulgarité assumée et de flamboyance auraient rendu le film plus percutant. De même, on se demande si la scène où Dre s’engueule avec l’entourage de son sulfureux manager s’est vraiment déroulée de cette façon. Le film le décrit affligé par la violence de Suge Knight mais on peut se demander si la séparation entre les deux hommes n’est pas aussi une question de gros sous et si le passé n’est pas enjolivé par Dr Dre. Le personnage de Suge Knight, visiblement affilié aux gangs – il porte le rouge des Bloods – n'est pas approfondi. Entouré de gorilles, adepte d’un mode de vie saignant, il pouvait entraîner le film sur une pente moins reluisante. Mais les faits divers sont écartés de la belle histoire : mort de Tupac Shakur, rivalité West coast – East Coast, violences sur les femmes (avérées pour ce qui concerne Dr Dre) et règlements de compte divers. Le film se recentre sur l’amitié entre les fondateurs de NWA et sur la fin larmoyante d’Eazy E, convention obligée de tout biopic hollywoodien qui se respecte.
Divertissant et un peu lisse
Un biopic du studio Universal ne pouvait pas être le bras d’honneur de jeunes marginaux à la société américaine ni une célébration débridée d’un mode de vie pas du tout politiquement correct. On retiendra in fine que Dr Dre est un grand producteur et un brillant homme d’affaire et qu’Ice Cube est un mec franc et intègre. Confirmation pour moi que les rappers, si célèbres soient-ils, ne brillent pas par leur humilité ou par leur sens de l’autodérision. On peut donc aller voir ce film divertissant et un peu lisse pour sa musique et pour quelques bonnes scènes. Pour se préparer, s’envoyer dans les oreilles The Chronic, Doggy style de Snoop Dogg ou Compton, dernière production quatre étoiles de Dre. Et puis si on veut un éclairage plus politique sur le Los Angeles de cette époque, lire l’excellent roman 6 jours de l’écrivain Ryan Gattis (rentrée littéraire 2015) qui décrit les émeutes de Los Angeles du point de vue des gangs latinos. C’est un livre sanglant qui viendra combler à merveille la modeste minute de pellicule consacrée par le film aux émeutes de 1992.