Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Raja: aimer sans parler la même langue?

    raja.jpg

    Il y a des films qu'on a la chance de voir un jour au cinéma, presque par hasard, par défaut, comme si on s'était trompé de séance. Raja de Doillon (2003) : surprise et beau souvenir de spectateur. Je ressors, pour le plaisir cette chronique du film, écrite à l'époque pour le défunt autrecinema.org.

    Soit un libertin vieillissant, Frédéric (Pascal Greggory) qui aime lutiner de jeunes marocaines bien pauvres, s'éprenant d'une d'entre elles, Raja (Najat Benssallem) et ce film de Jacques Doillon emprunte dès ses premières images le ton malsain de la fable houellebecquienne : donne-moi ton corps d'indigente, prends mon pognon, tout le monde est content. Sauf que ce début égrillard, incroyablement cynique - Pascal Greggory en fait des tonnes dans le registre de vieux beau qui veut « du cul léger » - débouche sur une admirable fable sur l'impossible communication Nord-Sud.

    Pauvre et illettrée, Raja ne parle pas français. Elle est un corps doté d'une langue inintelligible que Frédéric, qui l'a embauchée comme femme de ménage, prend un malin plaisir à harceler. Les données semblent évidentes de chaque côté : Frédéric dégoûté de l'amour veut du cul contre quelques dirhams, Raja, orpheline obligée de faire des passes pour entretenir Youssef, son copain chômeur, ne dédaigne pas l'argent d'un riche étranger, même si cela l'oblige à affronter certains dilemmes : comment servir ce Français bien pressant sans perdre le peu de dignité qui lui reste ? Si elle se donne sans contrepartie « sérieuse », elle est une pute, si elle ne soutire pas d'argent à Frédéric, on lui fera le reproche. Dilemme encore simple : tant qu'il paie pour la voir, on en reste à une relation marchande basique, on parle la langue de l'argent, « flouze », et on se comprend. Mais que se passe-t-il quand il y a des sentiments ? Quand les masques tombent et que le désir, des deux côtés, brouille la donne ? Eh bien le film devient une machine à produire de l'incompréhension, très vaudevillesque. Sans s'en rendre compte, Raja et Frédéric pâtissent de ne parler la même langue- elle connaît quelques mots simples, lui pérore sur ses sentiments sans se faire comprendre. Leur différence sociale produit de l'empêchement amoureux et le film bat en brêche la toute-puissance de l'Amour en tant que langage universel, dans un exercice qui rappelle par moment Rohmer. Chez Rohmer, on parle énormément : on se sert de la langue pour créer de l'illusion et du jeu, mais en connaissance de cause. Là, Raja et Frédéric ne peuvent partager leur amour faute de partager la même langue, ils sont obligés de passer par des intermédiaires intéressés (les servantes, le frère de Raja, Youssef) qui les renvoient sans cesse au biais de toute relation Nord/Sud : tu es riche, elle est pauvre, tu veux baiser, elle en veut à ton fric. Raja et Frédéric doutent, certains de leurs sentiments mais renvoyés au prétendues arrières-pensées de l'autre. Le film devient de plus en plus angoissant et comique, sans que l'évidence d'une solution ne se profile.

    Vissés à nos bons sentiments et à nos happy-ends habituels - l'amour se jouant toujours des différences, mais bien sûr ! - nous souffrons jusqu'au bout de l'incroyable dialogue biaisé que Doillon a mis en place. Ce qui promettait un conte de fée entre une Cendrillon de Marrakech et un libertin en quête de rédemption se révèle un intriguant huis-clos pessimiste.

  • Xala: l'impuissance des puissants selon Sembene

    xala.JPG

    Comment filmer de manière simple une situation complexe ? Dans les premières minutes de Xala il s'agit de décrire la transition opérée par le Sénégal entre colonie et post-colonie et le passage entre deux dominations, celle des blancs et celle d'une classe possédante inféodée. Un groupe d'hommes ordinaires, boubous et bonnets sur la tête, marchent sur la Chambre de Commerce de Dakar, interrompent la réunion des hommes d'affaire français et les raccompagnent vers la sortie. Le portrait d'un président noir est accroché dans la salle de réunion. Mais le coup de force tout en fanfare est contredit dans les scènes suivantes. Nos nouveaux hommes d'affaires, costumés et parlant un français maniéré, se voient proposés par les Français qu'ils ont chassés des valises de billets qu'ils d'acceptent avec gourmandise. On reverra ces ex-colonisateurs tout au long du film, énigmatiques « Dupont-Durand » dont la présence ne lassera pas de faire rire. Le message est limpide : l'indépendance du Sénégal a été confisquée par une classe de possédants corrompus. On pourrait trouver le propos et les situations caricaturales, ils me paraissent au contraire traduire en un langage cinématographique simple, pour un public populaire, les sentiments des contemporains d'Ousmane Sembene sur l'indépendance de leur pays.

    Parmi les possédants, El Hadji Abdou Kader Beye a prospéré dans l'import-export. Sa réussite économique est scellée par un mariage avec une troisième femme. Au soir de sa noce, il ne peut malheureusement consommer son union. Il se croit touché par le xala, terme wolof désignant à la fois l'état d'impuissance sexuelle et le sort d'impuissance jeté contre une personne. Simple panne ou maraboutage imaginé par une de ses épouses ? El Hadji en appelle aux marabouts pour guérir son mal. Il n'hésite pas à parcourir la brousse et à payer cher ceux qui prétendent le guérir. Paradoxe d'un homme qui ne se sent africain que dans l'exercice de la polygamie et qui, privé soudain de sa virilité, en appelle aux traditions d'une culture, la sienne, qu'il méprise. Entretemps, le jour de ses noces, savoureux moment de satire du film, on l'aura vu étaler sa réussite au milieu de semblables qui littéralement « jouent » aux blancs. « J'étais en Suisse mais j'en suis parti, je ne pouvais pas faire un pas sans croiser des nègres » badine un des convives noirs de la noce. Par ailleurs, on notera comment, tout au long du film, la langue française alimente la séparation sociale. Aux puissants le français aux pauvres ou aux militants (la fille d'El Hadji) le wolof. « Comment vas-tu ma fille » demande El Hadji « Diamarec » répond sa fille (traduction : j'ai la paix). « Mais pourquoi me réponds-tu toujours en wolof quand je te parle ?! » éclate le père.

    Revenons au fameux « xala ». Le sujet est documenté sur le web et relève de croyances anciennes encore prégnantes. Le xala est un sort d'impuissance qu'on jette à quelqu'un, pour empêcher qu'il pratique l'adultère, mette en cloque une parente ou par simple malveillance. En dépit de la modernité, on craint encore le xala au Sénégal, notamment à l'approche des mariages. Dans le film, l'impuissance agit comme sort, punition et métaphore. Sort parce que le maraboutage est effectivement prouvé. Punition : celle d'un notable corrompu/d'un africain dans ce qu'il a de plus précieux (culturellement parlant) : sa virilité. Métaphore enfin de l'impuissance de ces « puissants », incapables de sortir leur pays du sous-développement. Car si un petit nombre de privilégiés amasse et jouit, le reste du peuple, représenté par un paysan et par des mendiants (« déchets humains » dit El Hadji), stagne dans la misère. C'est dans la représentation du petit peuple que Sembene trouve matière à équilibrer son film entre satire et émotion. Sur fond de musique traditionnelle (« diamono, diamono », « la vie, la vie » se plaint le griot) se déploie la solidarité des humbles et des infirmes.

    Au terme de ses pérégrinations maraboutiques, El Hadji aura perdu sa fortune, sa place, ses femmes et aura subi la vengeance des faibles. Je n'en dirai pas plus sur le dénouement mis à part le sentiment d'amertume que dégage le film et ma frustration vis-à-vis des personnages. Sembene a développé un théâtre de Guignol à la sauce sénégalaise, où seules les femmes ont un semblant d'épaisseur. La justesse naturaliste du film se trouve par moments annihilée par un excès de didactisme et surtout par l'absence de développements psychologiques des personnages. El Hadji Abdou Kader Beye n'est qu'un pantin dont la disgrâce ne révèle pas grand-chose d'autre que sa médiocrité. Ses copains affairistes ne valent pas mieux. Le théâtre des petites combines, parfois démonstratif, montre alors ses limites. Sembene prouvera ultérieurement qu'il est capable de mieux développer ses personnages et ce sont les films où ils sont les plus fouillés qui sont de mon point de vue les plus réussis (je pense à Moolaadé et à Guelwaar).

    Malgré ses imperfections, Xala est un film passionnant. Quinze ans après l'indépendance du Sénégal, il offrait au public de son pays une satire corrosive de ses classes dirigeantes et un pendant africain au chef d'œuvre de Buñuel, le Charme discret de la bourgeoisie (1972).

    NB : l'œuvre d'Ousmane Sembene est disponible en versions DVD, à la vente, à la Médiathèque des 3 mondes (http://www.cine3mondes.com/).

  • Sembene: l'oeil sur les plaies du Sénégal

    Borom Sarret.jpg

    Pendant les commémorations récentes des 50 ans de l'Indépendance du Sénégal, Ousmane Sembene a été cité à la va-vite parmi les artistes qui ont marqué les arts de son pays. Après avoir visionné quelques-uns de ses films, je comprends mieux pourquoi. Talentueux et souvent récompensé par des prix internationaux, il n'était pas un artiste de cour ni un homme de consensus. Pas le genre à faire des courbettes devant les politiciens ou les confréries maraboutiques toutes puissantes du pays. Que ce soit dans La noire de... (Prix Jean Vigo, 1966), Le mandat (1968), Xala (1975), Camp de Thiaroye (1987) ou Guelwaar (1990), son cinéma a toujours gratté les plaies, celles du Sénégal, pays sahélien sans grandes ressources, dont les élites politiques ont longtemps gardé un lien œdipien avec les ex-colonisateurs français.

    L'essence de son cinéma me semble résumée dans les vingt minutes de Borom Sarret (littéralement Monsieur Charrette en langue wolof), son premier court métrage de 1963. L'histoire d'un conducteur de charrette qui transporte toute sorte de gens dans Dakar : une femme enceinte, un griot, un fonctionnaire... Cahotant au galop du cheval, la caméra de Sembene se confond avec le regard du travailleur. L'oeil du pauvre enregistre la dualité entre le Dakar misérable de la tôle et celui moderne du béton. Il perçoit les distinctions sociales à l'œuvre, dans l'urbanisme et l'architecture, dans le maintien du riche, dans la brutalité du policier qui le prive de son gagne-pain. Interdit de circuler dans la zone du Plateau, où se concentrent les nantis, Borrom Sarret se fera confisquer sa charrette et rentrera piteux et sans le sou à la maison. Naturalisme satirique, lucidité sociale, ironie et tendresse mêlées pour le peuple, tout sera développé et perfectionné dans ses films suivants. En étant profondément sénégalais, Sembene sera universel. Il décrira un pays réel, le sien.

    Je reprends quelques éléments de sa biographie, repères chronologiques d'une vie intense. Sembene est né en Casamance (Sud du Sénégal) en 1923. En 1942, il est enrôlé dans les tirailleurs sénégalais. En 1946, il arrive à Marseille et travaille comme docker. Il adhère à la CGT et au PCF. En 1956, il publie son premier roman, le docker noir (pas lu). En 1960,  il publie ce qui a été pour moi une découverte littéraire, Les bouts de bois de Dieu, récit de la grève générale des cheminots du Dakar-Niger en 1947. Les influences sont évidentes (Zola, Malraux) mais sans être envahissantes. Les personnages sont forts et les conflits sociaux sont décrits dans toute leur violence, sans lyrisme. C'est un grand roman.

    A l'indépendance Sembene revient au Sénégal. Il décide de devenir cinéaste et à 40 ans intègre une école de cinéma à Moscou. N'ayant pas encore vu Emitaï (1971), Ceddo (1977) ou Faat Kiné (2000), je rajouterais aux films cités précédemment Moolaadé (2004), son dernier, le plus beau que j'aie visionné, sur une femme qui se révolte contre l'excision de petites filles, dans un village du Sahel. Le plus abouti esthétiquement et le plus libérateur dans son propos. Le plus fin aussi car il faut de la subtilité pour affronter une tradition à ce point imprimée dans le cerveau de certains hommes.

    Ousmane Sembene est décédé en 2007. A Dakar, il n'y a plus de salles de cinéma grand public depuis la fermeture du Paris. Sur quels grands écrans survivra l'héritage de ce grand cinéaste populaire ?

  • Scorsese tout près de s'échouer sur Shutter Island

    Shutter Island commence par une image splendide. Un fond blanc laiteux laisse doucement apparaître les contours gris et fantomatiques d'un ferry. Le mystère est inscrit dans le film dès son ouverture. Deux US marshalls, joués par Leonardo Di Caprio et Mark Ruffalo sont sur un bateau, une enquête commence. Une femme s'est échappée de la prison-asile psychiatrique située sur Shutter Island, on navigue dans les eaux troubles d'un polar estampillé fifties. Un polar oppressant comme les migraines du marshall Teddy Daniels (Di Caprio) et comme la partition pompière qui leur fait écho. Elle accompagne de fracas glaçants nos deux enquêteurs dans leur première vision de la prison et de ses dépendances : 3 bâtiments, un phare. Cette prison n'est pas même une vraie prison puisqu'il n'y a pas de prisonniers mais des patients. Cette prison cache bien des secrets puisque l'accès au bâtiment C, celui des patients « dangereux », demeure interdit à nos deux marshalls. Et que dire de ces médecins, joués par Ben Kingsley et Max Von Sydow, qui ont l'air de cacher quelques délicats secrets ? Une tempête gonfle dans le ciel, on se prépare à plonger dans l'horreur.

    Lire la suite

  • Acte de naissance du ciné-club ambulant

     
    vol au-dessus.jpg

    Se lancer dans un blog cinéphile, c’est une nécessité personnelle. Quand on lit un roman, qu’on l’aime et qu’on finit par l’oublier complètement, c’est triste ! C’est la même chose pour un film. Je regarde beaucoup de films et quelques années après, il n’en reste rien. On pourrait me rétorquer que les films qui ne laissent rien, pas une image, ne valent pas la peine d’être retenus. Non, même les bons films, vus une fois ou deux dans sa vie, ne laissent souvent qu’une image floue. La mémoire visuelle est fragile. De Serpico (Sidney Lumet, 1973) vu à l’adolescence, je n’ai retenu que la coupe de cheveu et l'allure hippie du flic joué par Al Pacino. Pas grand chose pour un film qui m’avait ému. Si je peux dorénavant garder le souvenir des films que j’ai aimés, contre l’oubli, ce blog me sert à quelque chose.

    Je l’appellerai cinéclub ambulant parce que j’irai d’un cinéma à l’autre, d’un pays à l’autre, sans a priori. C’est aussi un fantasme que j’avais un moment: avoir un projecteur, des films, parcourir des villages de brousse africains, pour projeter de beaux films, qui divertissent et fassent discuter les gens, même si ça n’est pas très important dans leur vie.

    Dans ce blog, je voulais d’abord ne traiter que du Nouvel Hollywood, cette période de l’histoire du cinéma américain, décrite par Peter Biskind (lisez son livre Easy Riders, Raging Bulls: How the Sex-Drugs-and-Rock 'N' Roll Generation Saved Hollywood), qui schématiquement, va d’Easy Rider aux Portes du Paradis. Ne parler que d’Hal Ashby, Coppola, Scorsese, De Palma et de quelques autres… C’eut été trop restrictif et pas tellement original, malgré la qualité exceptionnelle de certains films. Je tenterai d’ailleurs de parler de cette époque et de dire pourquoi des films comme The last detail (Hal Ashby) ou Five easy pieces (Rafelson) me semblent si importants dans le cinéma US, pourquoi ils correspondent à un âge perdu du cinéma et qu’ils évoquent une liberté qui je crois n’existe plus à Hollywood.

    693.jpg

    J’essaie de tout regarder et de varier les plaisirs, même si c’est difficile. Cinéma, DVD, tout est bon ! En ce début 2010: Onibaba (Kaneto Shîndo), Mooladé, Xala, Guelwaar (Ousmane Sembene), Morocco (Josef Von Sternberg), Vol au dessus d’un nid de coucous (Forman), Shutter Island, Raging Bull (Scorsese), A serious man (Coen Bros), Tetro (Coppola), There will be blood (PT Anderson), L’enfer est à lui (Walsh), etc.

    Ciné-club ambulant, c’est parti !