John Huston
Ma vidéothèque idéale : Les Incorruptibles (Brian de Palma)
J’ai vu ce film de Brian De Palma à sa sortie en salle en 1987. Cela m’a laissé des souvenirs spectaculaires dans une période où je découvrais le cinéma sur petit écran. Les Incorruptibles n’est sans doute pas aussi culte et baroque que Scarface, Blow out, Phantom of the Paradise ou Carrie. C’est une grosse production des studios hollywoodiens, pourvue d’un budget conséquent, de stars confirmées (Sean Connery, Robert De Niro) ou en devenir (Kevin Costner). Le scénario a été écrit par David Mamet et la musique composée par Ennio Morricone. Le film a des arguments techniques solides mais 1987 n’est pas la période la plus subtile du cinéma américain : alors que Coppola et Friedkin ont perdu de leur superbe triomphent des œuvres simplistes comme Liaison fatale, Trois hommes et un bébé et Le flic de Beverly Hills 2.
Si Les Incorruptibles a très bien marché commercialement, n’est-ce pas la preuve de certaines facilités ? Le revoir longtemps après a-t-il dissipé mon enthousiasme de pré-adolescent ? Le spectateur expérimenté que je suis répond que ce film procure un grand plaisir et que De Palma et son scénariste ont su dépasser le manichéisme évident de cette histoire. La télévision a déjà mis en scène Eliot Ness et sa bande de flics incorruptibles à la fin des années 50 : The Untouchables avec Robert Stack. La figure des T-men, agents du Trésor luttant contre les fraudeurs a été exploitée aussi par Anthony Mann, dans un film noir de bonne facture : La brigade du suicide (1947). Avec ça, beaucoup de petits garçons aux USA ont dû se rêver en policiers dévoués face aux bandits. Le mythe d’Eliot Ness contre Al Capone aurait donc pu se jouer une fois de plus, dans toute sa simplicité : Bien contre Mal. Et à la fin, c’est le Bien qui triomphe…
Mais ce qui fait le sel des Incorruptibles, c’est son méchant incarné par Robert de Niro. A l’époque on a beaucoup parlé de ses 20 kilos pris en mangeant des spaghettis. Son jeu outrancier, plein de tics et d’impatience, est d’autant plus jubilatoire qu’il n’a que peu de scènes et qu’elles sont courtes. Eliot Ness joué par Kevin Costner, c’est bien tendre en comparaison. Dès la première séquence, on contemple le corps du méchant filmé en une habile contre-plongée. Capone s’étale physiquement, domine l’espace, se vautre dans le luxe. Chaque fois que le récit revient à Capone, il est chez lui, à l’aise. Il est ridicule, pompeux mais il fascine. Chicago est son territoire, il suffit de monter les escaliers du Lexington pour le rejoindre. Quatre ans après son Scarface interprété par Al Pacino, De Palma recommence avec un acteur tout aussi puissant, avec qui il voulait absolument travailler – il a insisté pour engager De Niro. Il a compris la dimension charismatique d’un tel personnage. Le magnétisme du film provient du mafieux alors que Ness est un personnage plus mièvre. Il finit par se « déniaiser » en se choisissant un père de substitution, Jim Malone (Sean Connery) qui va lui apprendre à combattre le crime par des méthodes aux limites de la loi.
Eliot Ness est un enfant comparé à Al Capone. Les enfants sont les symboles d’une innocence désarmée face à la corruption. A part la petite fille blonde de Ness qu’il met à l’abri, ils sont victimes ou témoins du mal qui ronge la société. Aux scènes d’Al Capone succèdent abruptement des séquences avec enfants, comme si le montage suggérait un monde asymétrique où le Mal a tous les avantages contre le Bien. Certes Eliot Ness remporte des victoires et tel le personnage aux traits juvéniles d’Oscar Wallace (Charles Martin Smith) qui découvre les bienfaits du fusil à pompe, il arrive que les bons triomphent des méchants. Mais la partie est déséquilibrée : le chef mafieux possède tout le monde, juges et flics compris, et il ne peut tomber que grâce à des preuves accablantes de ses méfaits. On le sait : Capone a été condamné pour fraude fiscale, pas pour ses crimes de sang. La victoire des forces du Bien est donc une illusion ou une chimère pour enfant. De Palma accélère le rythme à mesure que le film s’achève et le procès final n’est qu’une péripétie au cours de laquelle Ness se confronte à la vérité dévoilée par Malone : « On ne coince pas un homme comme Capone en respectant les règles ». Il faut se salir les mains si on veut faire du tort à un type pareil. La morale du happy end n’est donc sauve qu’en apparence.
Même si Costner a un rôle consistant, De Palma s’intéresse plus au bandit et à Malone le vieux flic irlandais. Eliot Ness peut bien cavaler comme au temps des cowboys lors de la séquence à la frontière canadienne, c’est Malone qui obtient les résultats les plus probants. Il ne se fait aucune illusion et garde sur lui sa médaille de Saint Jude, patron des flics et des causes perdues. Cette médaille reviendra in fine à Ness qui s’est battu… pour pas grand-chose puisque la Prohibition, source de la fortune de la mafia, se termine en même temps que le film. Tout ça pour ça ? Le monde n’appartient déjà plus à Capone mais il est toujours aussi pourri. Le Spielberg roi des années 80 (que j’aime bien quand même) n’aurait probablement pas raconté la même chose : Eliot Ness, héros pur accablé par sa lutte contre le Mal aurait retrouvé sa femme et sa petite fille à la fin, gros plan sur le drapeau américain, musique, le Bien a gagné. Soyons lucide : le monde ne fonctionne pas comme ça.
En créateur largement intégré au système hollywoodien, De Palma n’a pas oublié qu’il était là pour produire un spectacle. Les Incorruptibles possède un rythme nerveux mais savamment dosé entre séquences intimes très resserrées, dévolues à Capone ou à Ness, et passages amples et trépidants. Le cinéaste qu’on adore pour ses relectures d’Hitchcock (Obsession !) se permet de revisiter Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, nous offrant une séquence captivante en gare de Chicago. Virtuosité et utilisation intelligente du scénario font d’un projet potentiellement lourd et manichéen un film particulièrement attrayant.