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Ma vidéothèque idéale : Elephant Man (David Lynch)

On se plaint du peu de films intéressants en cette période post-confinement mais on a la chance de découvrir Elephant Man sur grand écran, 40 ans après sa sortie. Je ne l’avais vu qu’à la TV et je mesure la chance de regarder le deuxième film de David Lynch dans une copie restaurée 4K de toute beauté, magnifiant le noir et blanc du chef opérateur Freddie Francis. Mes souvenirs se rattachaient à des moments déchirants, de pure mélodrame, mais l’histoire de John Merrick, être difforme découvert dans un cirque ambulant, est autrement plus riche et bouleversante qu’un spectaculaire tire-larme.

L’histoire, tirée du livre biographique de Frederick Treves, est véridique. C’est en 1884 que le Dr Treves (Anthony Hopkins) découvre « l’homme éléphant », dénommé John Merrick (John Hurt) dans une foire de Londres. Il est exploité par Bytes (Freddie Jones) qui l’exhibe à un public friand de sensations bon marché. Treves est fasciné par les déformations corporelles de cet homme, et l’emprunte à Bytes pour les besoins de son séminaire d’anatomie. Mais ce qui ne devait être qu’un monstre, sans doute idiot, n’est-il pas un être humain sensible et intelligent ?

Les premières images convoquent un passé traumatique. Le visage d’une femme se confond avec des têtes d’éléphants. La succession de fondus sur fond de barrissements fait penser à un rêve ou bien à un conte archaïque. Dans un décor exotique, quelque chose d’affreux est né de la rencontre d’une femme et d’éléphants furieux. Un nuage blanc dissipe ce cauchemar pour nous emmener dans Londres en 1884, ville en pleine expansion industrielle. Le récit prend la forme d’un conte de fée puisqu’en découvrant Merrick et en l’enlevant à Bytes, Treves le « sauve » et le fait passer en peu de temps de monstre à être humain. Quand Treves fait répéter ses paroles à Merrick pour tester son intelligence, on se croirait dans My fair Lady de Cukor : le brillant chirurgien use de ses talents de pygmalion pour faire accepter le phénomène de foire à la bonne société et tout va pour le mieux. Mais la réalisation de David Lynch et le scénario du film démentent tout optimisme.

Ce qu’en 1884 on appelait civilisation en occident et qui désignait l’industrie, les machines, la ville moderne, est décrit de manière terrifiante dans Elephant Man. La bande-son restitue jusqu’au crépitement étrange des lampes à gaz qui éclairent les rues ou les couloirs de l’hôpital accueillant Merrick. La révolution industrielle est en plein essor avec ses tuyaux sombres, son charbon, ses cheminées qui crachent, ses machines qui grondent à tous les coins de rue. Multipliant les images de cet environnement monstrueux, Lynch a créé un monde hostile et dur, peuplé de gens fourbes et cruels pour la plupart. Le montage souvent percutant nous fait quitter la fausse quiétude de l’hôpital pour l’enfer naturaliste des rues glauques. Le « monstre » dont tout le monde craint la face hideuse est par contraste un être innocent et sensible. On pourrait reprocher à Lynch la candeur de Merrick, l’exagération qu’il met à peindre sa sensibilité d’artiste, elle fait surtout ressortir la laideur du monde moderne. Dans l’Angleterre victorienne et partout ailleurs, on se fait de l’argent misérablement, en exploitant ce qu’il y a de plus laid chez l’homme. La société étant tragiquement inégalitaire, tout est bon pour gagner de l’argent ou de la reconnaissance. La composition subtile d’Anthony Hopkins suinte la gêne et la mauvaise conscience. Ce brillant docteur ne doit-il pas sa réussite au fait qu’il trimballe Merrick dans le beau monde ? Je parlais de mélodrame au début de la chronique mais la première partie du film est d’une grande froideur, à l’image de la curiosité scientifique de Treves. Ce qui l’intéresse d’abord, c’est de montrer à ses pairs médecins la difformité anatomique de Merrick.

Lynch a l’intelligence de créer des contrastes vertigineux dans cette atmosphère inhumaine. Merrick est un enfant emprisonné dans un corps atroce. La vie ne lui a jamais procuré ni amour ni compassion d’aucune sorte. C’est l’être le plus misérable qu’on puisse trouver sur Terre. Il y a des moments déchirants, à pleurer, quand cet homme réalise qu’il peut y avoir de la beauté et de l’espérance dans l’univers. Les scènes les plus bouleversantes sont celles où il affirme son irréductible humanité. John Hurt nous secoue quand la voix de Merrick s’extraie du tréfonds des souffrances. A travers un hommage à Freaks de Todd Browning (1932), le cinéaste rappelle l’humanité et la beauté des « monstres » (nains, siamois, handicapés…) contre la laideur des gens « normaux ».

La grande comédienne Madge Kendal (Anne Bancroft) donne son amitié à Merrick et le film ne nous dira pas clairement si c’est sincère ou par goût de la transgression. Elle inspire du désir à Merrick et le scénario a suffisamment de perversité pour nous rappeler que son appareil génital est tout à fait normal ! S’il y a donc des humains capables d’accepter et de sublimer les « aberrations », ce seraient les artistes. Mais ne sont-ils pas eux-mêmes des anormaux ? En l’affublant de talents de maquettiste et de dessinateur, d’une grande sensibilité artistique et spirituelle, on présume que l’artiste Lynch s’identifie en partie à Merrick, homme exceptionnel situé à contre-courant de la société mercantile.

Bien qu’il soit ancré dans une époque précise et qu’il porte la critique du monde moderne, Elephant Man est bien plus puissant et métaphysique qu’un conte social, grâce à ses symboles et ses images poétiques. A l’égal de Merrick, les artistes sont des aberrations, des accidents de l’univers, ils sont nés du chaos de forces obscures et contraires. Balançant entre rejet et fascination, la société moderne les célèbre et les exploite comme des monstres. Elle en tire le meilleur parti avant de s’en débarrasser. Mais n’est-ce pas notre condition humaine que de naître et de vivre ainsi ? Quelque chose naît du chaos et du hasard mais se régénère ensuite. « Nothing will die » nous dit-on à la fin comme une leçon universelle à méditer.

Oubliez les quelques demi-films qui peuplent cette morne rentrée dans les salles obscures. Elephant Man est un conte philosophique et un moment de cinéma unique, toujours aussi beau 40 ans après. Dire que Lynch n’a plus rien sorti au cinéma depuis Inland Empire en 2006 !

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