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L’Ombre de Staline et Canción sin nombre : journalisme et vérité (chronique de rentrée)

On sort du confinement comme on y est entré, bombardé de news et de théories trop belles (ou laides) pour être vraies. La vérité nous échappe d’autant plus que chacun se donne le droit d’établir sa version arrangée, ses « faits alternatifs » comme dit Kellyanne Conway, la conseillère de Donald Trump. Les mensonges d’Etat voisinent avec les manipulations de lobbies et d’individus de toute sorte.

En cette rentrée cinématographique, on constate que le thème de la recherche de la vérité obsède beaucoup de cinéastes. Après Dark waters de Todd Haynes, on se déconfine pour aller voir deux films à la suite : L’Ombre de Staline d’Agnieszka Holland puis Canción sin nombre de la péruvienne Melina León. Ces deux films sont ancrés dans des moments historiques clairement définis. Celui de la réalisatrice polonaise se déroule en 1933, dans l’URSS de Staline. Le film péruvien revient lui en 1988 dans un pays terrorisé par la guérilla du Sentier Lumineux. Il est intéressant de voir dans les deux films une mise en avant de la figure du journaliste, héros de la vérité. Gareth Jones (James Norton) part pour l’URSS dans l’idée d’interviewer Staline mais surtout pour comprendre d’où vient le décollage économique du pays, qui lui paraît factice. Dans Canción sin nombre, Pedro Campos (Tommy Parraga), journaliste à la Reforma, enquête sur la disparition massive de nouveaux nés. De jeunes mères indigènes se sont fait voler leurs bébés dans des cliniques itinérantes. Personne ne sait ce que deviennent les enfants.

Les deux films ont des qualités esthétiques évidentes mais ils ne brillent pas du même éclat. S’ils étaient des pièces de musique, l’un serait une symphonie un peu pompière, l’autre une œuvre pour chœur, maniérée mais plus dépouillée. L’ombre de Staline montre une reconstitution très soignée des années 30. Utilisant des teintes sombres, charbonneuses ou métalliques, jouant avec les flous hivernaux dans de magnifiques plans larges, le film d’Agnieszka Holland se veut habité par les mouvements tragiques de l’Histoire. Avec ses inserts de films de propagande, ses brusques envolées de caméra et ses plans en accéléré, le film est tout en convulsions. Pourtant, tout est trop lourdement surligné et lisible dans cette production polono-britannique. A la décadence de l’hôtel Metropol de Moscou succède la misère glacée de la campagne ukrainienne. On s’empiffre dans les endroits luxueux d’Europe tandis que la famine fait rage en URSS. D’un côté on mange du jambon, de l’autre de la chair humaine ! Instructif mais très démonstratif, L’Ombre de Staline manque de subtilité dans son récit et dans ses envolées esthétiques. On ne voit pas bien ce qu’une seconde vision pourrait apporter de plus.

Canción sin nombre, tout de noir et blanc, se présente de façon plus douce et austère. Son premier plan magnifique est celui d’un quartier pauvre aux pentes illuminées par les lampadaires nocturnes. Tout au long du film, Melina Leon filmera la campagne péruvienne où vit son héroïne Georgina (Pamela Mendoza) comme un paysage lunaire, fantomatique, englouti par le vent. Elle filme avec douceur la vie humble de Georgina et de son fiancé Leo (Lucio Rojas), leurs traditions (le rite de mariage), leurs chansons qui sont d’une tristesse insondable, pleines de drames et de déchirements. Les événements politiques sont évoqués au début par des unes de journaux mais restent en hors-champ. Quelque chose de grave convulse le pays, le couvre-feu est déclaré, des attentats ont lieu. A la pauvreté de Georgina et Leo, marginaux dans leur propre pays, s’ajoute la tragédie du fait-divers. Troué d’ellipses, le récit balance entre Lima et le village de Georgina comme si la vérité trouble du film se trouvait dans les rapports entre ce centre et cette périphérie abandonnée. Le film s’appelle « chanson sans titre », au spectateur de nommer l’histoire qu’on lui chante.

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La façon de traiter le travail du journaliste est très différente entre les deux films. Gareth Jones est l’archétype de l’homme intègre ayant raison contre le monde. Le scénario souligne sa force de caractère et sa détermination. C’est un faux naïf prêt à prendre des risques pour atteindre la vérité. Bien qu’ayant travaillé aux affaires diplomatiques, il n’a pas peur de révéler la vérité au détriment de la raison d’État. Le scénario l’oppose à Walter Duranty, correspondant du New York Times à Moscou, prix Pulitzer mais figure du journaliste corrompu par le régime stalinien. Nous voyons donc se construire l’archétype du héros révélant au monde encore incrédule la mascarade du communisme en URSS. La démonstration particulièrement manichéenne oppose un homme idéaliste et sobre à un type cynique et décadent.

Pedro Campos est un jeune journaliste beaucoup plus ordinaire, plus « normal ». Il traite la disparition du bébé de Georgina comme un fait-divers et petit à petit, découvre une affaire nationale sordide. Melina Leon ne le place jamais en surplomb de Georgina. Il subit les événements comme elle. Il ne montre aucun signe de supériorité sur cette femme pauvre. Dans un Pérou dévasté par la misère et la violence, les descendants d’indiens, les journalistes et les artistes sont confrontés aux mêmes dangers.

Ma préférence va au travail de Melina Leon. Son film peut apparaître un peu trop beau et maniéré, un peu comme si Roma d’Alfonso Cuaron s’était déplacé du Mexique au Pérou mais il a le mérite de dépasser largement son sujet de fait-divers. La chanson sans titre de son film est une complainte tragique, la complainte des descendants d’indiens, victimes d’un mépris incommensurable sur la terre de leurs ancêtres.

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