Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La cravate (Mathias Théry, Etienne Chaillou)

Comme spectateur de documentaire au cinéma ou à la TV, on n’échappe plus à certaines formes qui sont devenus les canons du genre. Le documentaire façon Depardon, sans commentaire, parfois face caméra, capte sans arrangement visible la vérité d’un événement ou d’un personnage. A contrario, le documentaire militant, nourri d’archives, d’interviews d’experts, sert un commentaire orienté ou une démonstration politique, comme c’est le cas avec Michael Moore – jusqu’à la manipulation... Tous les soirs, sur la TNT, des reportages « exclusifs » nous livrent un récit de la réalité « comme si vous y étiez », une voix off nous guidant dans le sensationnel, décrivant des « personnages », repères faciles servant les représentations toutes faites du spectateur (l’urgentiste dévoué, le bon flic, le dealer, etc.). La cravate est un documentaire mais prend le contrepied de ces modèles. Son dispositif déroute par son originalité.

Le sujet, c’est le Front National au moment de la campagne présidentielle de 2017. Le « personnage », c’est Bastien Regnier, chef de section du parti à Amiens. N’a-t-on déjà tout dit sur ce parti d’extrême-droite ? Faut-il en rajouter une couche sur sa xénophobie ou ses tendances autoritaires ? Est-il besoin d’enregistrer la langue de bois des cadres frontistes ? Dès l’entame, les registres du docu-vérité ou du reportage à sensation sont évacués. La cravate va faire le portrait de Bastien comme s’il était le personnage d’un roman de Flaubert ou de Balzac. Un Bovary picard rêvant d'un meilleur destin. Le film est découpé en chapitres. Une voix off accompagne les images prises du militant. La plupart des dialogues sont remplacés par la voix d’Etienne Chaillou. Comme pour donner un droit de réponse, on demande à Bastien de lire le texte du film, on lui offre la possibilité de commenter, de contredire. L’effet est déroutant, on ne se souvient pas avoir vu un documentaire de forme similaire. On entre petit à petit dans l’existence et la conscience de cet homme « ordinaire ». Le commentaire au ton détaché imprime sur son profil une mélancolie. Une forme de rêverie se crée dans les fondus ou au son des couches de musique synthétique. Bastien a un côté bonhomme, sympathique mais quelque chose cloche de toute évidence.

Pas les codes, pas le profil

Le fond du film est sans doute dans le titre. La cravate. Bastien la porte quand c’est nécessaire mais il n’est pas aussi à l’aise que son responsable, Eric Richermoz, qui a tout de l’étudiant propret et honorable, incarnation du Front National dé-diabolisé. Le costume-cravate est ce signe de respectabilité et ce symbole de réussite pour une nouvelle génération de militants. Fini le parti de Jean-Marie, des nostalgiques de Vichy ou de l'Algérie française, on se croirait dans une junior entreprise d’école de commerce. Mais on comprend qu’il y a un hiatus dans ce parti. Le pouvoir est concentré à Paris, autour de Florian Philippot et de jeunes aux dents longues, au langage volontiers policé. La base est constituée de gens simples et de novices. Sous forme allusive, on y devine les tropismes à peine cachés : rejet de l’immigration et des étrangers, peur du déclassement. On comprend surtout qu’à l’égal de Bastien, la « base » n’a pas les codes pour gravir les échelons du parti. Bastien n’a de toute évidence pas le profil : pas de réseaux à Paris, la fierté de ses racines picardes, un goût pour une activité adolescente et marginale, le lasergame. Il est très provincial et un peu geek. Il a beau être sincère, il est un outsider, un déclassé. Malgré son zèle, le parti qui a su capter sa colère et ses frustrations, en évoluant vers la respectabilité, ne lui offre pas les opportunités qu’il aurait méritées. Au travers d’un parcours individuel, La cravate offre donc un beau paradoxe : faire le portrait d’un parti populaire qui insidieusement s’éloigne du peuple qu’il est censé représenter.

A son troisième chapitre, La cravate déborde sur la jeunesse de Bastien Regnier. Le film cède au psychologisme explicatif un peu facile. Ce type n’est pas d’origine pauvre, loin de là, mais a vécu une adolescence mouvementée qui explique son parcours. Les réalisateurs ne montrent rien de sa vie privée tout en faisant comprendre qu’elle n’est pas dénuée de tensions. Le garçon a appris à encaisser les insultes et à manier la langue de bois et jamais il ne donne l’impression qu’il va exploser. Son visage poupin, son self-control laissent entrevoir quelque chose de plus violent. L’habileté du film est bien de laisser en hors champ les mauvais instincts, la colère et les frustrations pour mieux nous les faire deviner.

Cela sonne comme un euphémisme: le peuple dont il est question est « inquiet » nous dit la voix off. La cravate tient de l'euphémisme cinématographique fascinant. Les Bastien Regnier de France sont-ils inquiets ? Ils sont certainement en colère même s’ils ne laissent rien voir. La colère est très mauvaise conseillère.

Les commentaires sont fermés.