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Le traître (Marco Bellocchio)

Pourquoi ce portrait sur plus de 20 ans du mafieux sicilien Tommaso Buscetta s’appelle Le traître et non pas Le repenti ? Parce que ce personnage ayant existé a refusé ce qualificatif. Intégré à la mafia à 16 ans, il n’a jamais rien regretté et se qualifiait lui-même d’homme d’honneur de Cosa Nostra. Le traiter de traître comme le fait Bellocchio, c’est probablement résumer ce que ce célèbre « repenti » a toujours pensé de lui-même. En dénonçant ses congénères, plus de 350 bandits poursuivis et emprisonnés, Il a commis une trahison. Il a manqué à son devoir de fidélité aux siens. Aurait-il regretté sincèrement ses crimes et son appartenance, il serait devenu un vrai « repenti » mais ce n’est pas le cas. Jusqu’au titre de son film donc, il semble que Marco Bellocchio se soit fait un devoir de vérité dans le portrait de cet homme. Aussi traître soit-il, Buscetta était bien un mafieux et un criminel. Le scénario ne réhabilite pas le bandit, il rend justice à l’homme qui a permis de donner un énorme coup à Cosa nostra dans les années 80. Il fait le portrait d’un homme qui a décidé un moment d’être un peu moins un salaud que ses congénères.

Mythologie de la mafia

De nombreux films, notamment américains, ont contribué à construire une mythologie de la mafia, négative certes mais souvent flamboyante. Avec Le traître, c’est comme si l’Italie se réappropriait la mafia et les mafieux et en faisait un portrait aussi réaliste que cruel. On dirait que Bellocchio a voulu répondre à des films comme Le parrain ou même au Scarface de Brian De Palma. Le film de Coppola commençait aussi par une fête rassemblant plusieurs familles mafieuses, son film réunit les clans de Palerme et de Corleone lors de la sainte Rosalie (patronne de Palerme) au cours de laquelle ils font la paix en vue de se partager le marché de l’héroïne. Mais on comprend par le regard de Buscetta que cette trêve n’a que peu de valeur. Celui de De Palma se terminait en un bain de sang outrancier fait de mitraillages et d’explosions, mettant fin à la destinée du parrain Toni Montana, alors que dans Le traître, on voit Buscetta sur son toit, seul avec son AK47, attendant des ennemis qui ne viendront pas. Dans la grande mythologie sur la mafia, on pourrait rajouter aussi Il était une fois en Amérique de Leone. La mafia a participé à la construction de l’Amérique, elle en a fourni la version sombre, mélange de grandeur, de violence et de cupidité. Le parrain a en plus nourri cet univers mythologique de rites, de solennité… on vient embrasser la bague du patriarche, on a le sens de la hiérarchie et de la famille, on a des « valeurs » ! Avec son film, Bellocchio met un coup de pied à ces « valeurs ». Qu’a fait la mafia si ce n’est corrompre et miner l’Italie ? Ce qui suit la Sainte Rosalie a peu à voir avec des valeurs ou de la dignité. Pour se débarrasser d’un clan ennemi, les hommes de Toto Riina tuent hommes, femmes et enfants sans discernement. Cette violence sordide est le plus souvent filmée de loin, sèchement, sans grand effet graphique. Buscetta, réfugié au Brésil, ne peut accepter cette réalité sans revenir au pays. Pourquoi collabore-t-il avec le juge Falcone ? Pour ne pas voir mourir ses propres enfants et pour se venger de Riina. Il accepte donc d’être l’un des premiers mafieux à trahir son organisation. Ce qu’il va faire va détruire en grande partie la mafia sicilienne, cela est digne d’hommage.

Reconstruire le mythe

Bellocchio a décidé de reconstruire le mythe de la mafia par la figure ambivalente du traître, figure peu répandue dans le cinéma de mafia. Il suit pas à pas Buscetta grâce à la formidable incarnation qu’en fait Pierfrancesco Favino. Il s’attache au portrait psychologique de l’homme sans jamais en faire l’hagiographie. Buscetta aime la vie, les femmes, le sexe. Il se vante du nombre de ses enfants, adore son épouse brésilienne Maria Cristina avec toute la tendresse dont il est capable. Ce n’est pas un grand chef mafieux mais un soldat se disant fidèle à des « valeurs ». Le scénario le montre humain et sympathique, l’opposant à la figure froide du chef Riina, autocrate prêt à exterminer tout le monde pour le pouvoir. Buscetta se vit comme un type vrai et sincère quand il traite ses ex-compagnons d’hypocrites. Il semble réellement répugner à tuer des innocents mais cela ne l’empêche pas de trafiquer de la drogue qui en tuera forcément. La figure de Buscetta s’arrête à cette moralité minimale, finalement partagée par tous les mafieux : il n’a d’attachement qu’aux siens, qu’à son clan familial. Il se ment à lui-même en pensant avoir plus de valeurs que les autres mais on peut concevoir qu’il aime assez la vie pour ne pas vouloir se lancer dans la furie destructrice qui emporte les autres. Constatant que tous les mafieux du film trahissent leurs semblables, on conclut que la traîtrise est une composante incontestable de la vie mafieuse. Au final, Buscetta restera toujours un homme de Cosa Nostra, Bellocchio le souligne dans un flashback remontant aux années 60. Mais en collaborant avec la justice, il a gagné sa part de rédemption et pourra, fait rare pour un homme de sa condition, mourir dans son lit. Il est mort en Floride en 2000, sous protection policière.

La mise en scène de Bellocchio, très précise et sans effet clinquant, accompagne la chronologie des événements par des marquages événementiels et temporels. En cela, elle permet au spectateur non-italien de comprendre ce qui est arrivé pendant les années 80 et ensuite. Elle permet d’insérer les histoires personnelles de chacun dans la grande Histoire. Bien qu’elle mette hors-champ la violence des vendettas entre clans, elle ne manque pas d’ampleur. Que ce soit la fête du début où la caméra virevolte entre les regards des rivaux, mettant à nu les tensions, ou bien la reconstitution des procès des années 80, elle regorge de moments mémorables. Le plus fort est sans doute celui du Maxi-procès de Palerme, lorsque les clans siciliens se retrouvent dans des cages, confrontées à leurs accusateurs. Bellocchio utilise leurs bravades et leur mauvaise foi comme des éléments de comédie jusqu’à ce que Buscetta mette à nu leurs contradictions. Ces séquences de commedia dell’arte font ressortir le côté bouffon de ces criminels. Les accusés morigènent tous la trahison de leur pair mais n’ont aucune valeur à lui opposer. Pippo Calo, meilleur ami de Buscetta, n’a pas hésité à le trahir en touchant à ce qui a de plus précieux : la famille. La Sainte Rosalie était une fête de famille en trompe-l’œil et le maxi-procès démontre l’absurdité de cette représentation : la mafia n’est pas une famille, juste une association chancelante de criminels sans foi ni loi.

Le traître est par son ambition narrative et sa densité psychologique un des très grands films de 2019 et du genre « film de mafia ». Contrairement au Lucky Luciano de Rosi (1974) par exemple, il réussit à ne pas être un film dossier froid et démonstratif. Il parvient à nous faire voir en grand l’Histoire criminelle de l’Italie en explorant la personnalité d’un homme qui l’a vécue de l’intérieur.

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