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Martin Eden (Pietro Marcello)

Martin Eden de Jack London, c'est le roman universel des autodidactes et de tous ceux qui veulent s'arracher à leur condition sociale par leurs propres moyens. Cette quête individuelle d'un ouvrier voulant s'en sortir par la littérature est éreintante et bouleversante. Martin Eden n'a que son don d'écriture, sa volonté et sa puissance de travail pour s'en sortir. Lire Martin Eden permet aussi de comprendre la condition de transfuge de classe. L'ouvrier souhaitant s'élever devient un traître à sa classe mais conscient de ses origines, ne se convertira jamais aux valeurs bourgeoises qui le dégoûtent.

Description de la condition ouvrière et de la bourgeoisie, évocation des idéologies collectives et de la vie intellectuelle, portrait d'un individu exceptionnel, histoire d'amour... Cette densité thématique est en soi un défi d'adaptation pour un cinéaste. Au lieu d'épurer au risque d'affadir, l'italien Pietro Marcello a décidé de tout prendre, restant en grande partie fidèle à la trame du roman. Il a eu l'audace d'italianiser l'histoire, la faisant passer de San Francisco au 19ème siècle à Naples au 20ème siècle et de rendre la frontière confuse entre ces deux siècles. Pour cela, il a brouillé les repères du spectateur en adoptant une photographie granuleuse aux teintes sépia qui renvoie à l'époque de la révolution industrielle tout en parsemant son film de traces de modernité qui évoquent le siècle dernier: une musique qui pulse, des flashbacks, des photographies, des références au fascisme.

En opérant un va-et-vient spatio-temporel insolite et troublant, Marcello démontre l'universalité de Martin Eden, sa pertinence dans le continuum historique de l'âge moderne. Ce personnage prisonnier de sa classe sociale, amoureux d'une bourgeoise, proie potentielle des idéologies émancipatrices, c'est l'individu du 20ème siècle qui paie son envie de liberté et d’ascension sociale au prix fort. Avoir choisi Naples, ville populaire par excellence, c'est parler d'une misère qui accompagne depuis le début la croissance du capitalisme. Naples contribue à perdre le spectateur entre les époques : ville portuaire dont on voit peu de traces d’industrialisation, économie de débrouille, proximité de la campagne, présence d’une bourgeoisie rentière. A la densité des images se superpose une multiplicité de registres. Le montage crée un catalogue de séquences d'une grande diversité, tout en préservant l'émotion. Le social se mêle à l'intime, la contemplation mélancolique s'invite dans le portrait psychologique. En jouant des contrastes, le cinéaste illustre aussi la nature cyclothymique du personnage de Martin Eden, balançant entre optimisme et désespoir.

Luca Marinelli, grand gaillard au nez fort est un bon choix pour incarner Martin Eden. On sait que Jack London a cultivé dans son œuvre la figure de l'homme virile et volontaire, modèle de ce que doit être le prolétaire. Marinelli dégage cette puissance sensible qui sied au héros. On regrette tout de même que cette puissance du personnage masculin, telle qu'elle est décrite dans le roman, se fasse au détriment des personnages féminins, comme Elena Orsini (Jessica Cressy) ou bien Margherita (Denise Sardisco) qui est de condition identique à celle de Martin. La relecture de l'œuvre aurait pu être l'occasion de rendre un peu plus problématique la figure virile incarnée par Martin Eden. Alors que l'individu en quête d'émancipation est toujours un homme, les femmes sont totalement prisonnières de leur condition sociale et de leurs préjugés. Il est difficile d'apprécier Elena Orsini tout comme il était difficile de ne pas s'agacer de Ruth Morse dans le roman. On pourra toutefois retrouver dans la figure délicate et diaphane de Jessica Cressy la même beauté que celle de Dominique Sanda dans le jardin des Finzi-Contini de De Sica. Une femme apparaît et soudain, par sa grâce, inspire à un homme des sentiments élevés, lui donne un idéal.

Malgré ces réserves et un rythme qui se fait plus chancelant et chaotique dans ses vingt dernières minutes, Martin Eden est un des beaux films de l'année. Depuis 1909, date de publication du roman, jusqu'à 2019, cette histoire universelle n'a pratiquement pas vieilli.

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