John Huston
Cinéclub : la viaccia (Mauro Bolognini)
Il y a actuellement un cycle de cinéma italien sur arte.tv qui permet de redécouvrir quelques classiques comme L’avventura d’Antonioni ou Main basse sur la ville de Rosi. Dans ce choix réjouissant, on peut trouver La viaccia ou Le mauvais chemin (1961), un bijou de mélodrame réalisé par Mauro Bolognini. D’abord assistant-réalisateur pour Luigi Zampa, ce contemporain de Fellini ne vient pas en premier quand il faut citer un maître du cinéma italien. Constellée d’adaptations d’œuvres littéraires (Moravia, Svevo, Stendhal, Dumas fils, Gautier), sa filmographie se distingue par la prépondérance de mélodrames. Avant La viaccia, je n’avais vu que le Bel Antonio avec Marcello Mastroianni, une histoire de mariage non consommé dans la bourgeoisie sicilienne, drame de l’impuissance masculine et scénario de Pierpaolo Pasolini !
Le bel Antonio est un drame de l’inadaptation dans une société codée. Un bel homme, marié à une femme désirable (Claudia Cardinale), est incapable de la satisfaire. Ici, le mythe de la virilité du mâle méridional se fissure et Mastroianni s’étiole progressivement. Je me souviens d’un film amer et désenchanté. L’inadapté dans La viaccia, c’est Amerigo joué par un Belmondo jeune, taiseux et lunaire. Amerigo est le rejeton mal-aimé d’une famille de paysans qui trime sur une terre qui menace de ne pas lui appartenir. Face à lui, Bianca est une prostituée oscillant entre cynisme et grand cœur. C’est un autre rôle à contre-emploi, tenu par Claudia Cardinale. Voilà un couple de stars qui déjoue les attentes habituelles du mélodrame en explorant de manière très sombre les ambivalences de l’âme humaine. Ces deux êtres d’origine paysanne mais échoués à Florence représentent tous deux une forme de prostitution. Bianca a suivi le destin de nombreuses filles perdues par la ville. Amerigo est envoyé auprès de son oncle épicier Nando (Paul Frankeur) qui a hérité de la terre familiale. Obtenir les bonnes grâces du vieux radin, c’est pour Stefano le père d’Amerigo (Pietro Germi) espérer récupérer la propriété familiale sur laquelle il s’épuise. Mais le jeune homme ne partage pas les désirs de sa famille et se marginalise progressivement, alors que le monde qui l’entoure est dominé par les intérêts.
Roman de Zola
La cupidité des petites gens et des paysans, attisée par la pauvreté, on la croirait sortie d’un roman de Zola. Comme chez l’écrivain des Rougon-Macquart, les personnages sont brossés à gros traits, pas toujours de manière subtile (l’épicier radin, sa compagne vénale, le paysans dur et âpre). Mais les passions mauvaises décrites dans un style naturaliste assumé donnent à ce film un vernis particulièrement fascinant. Les plans larges et l’utilisation de courtes focales permettent d’explorer les intérieurs, l’épicerie ou le bordel, dans un détail d’objets et de scènes de vie que ne renierait pas le roman réaliste du XIXème siècle. L’image est nette, précise, exclut tout effet onirique ou de déformation du réel. Seule la musique recouvre cette histoire sordide d’un soupçon de lyrisme. On le voit dans plusieurs scènes, Bolognini capte la réalité crue des êtres et des situations. On découvre Bianca assise cuisses écartées sur un divan, sans aucun souci d’embellir la première image que s’en fait le spectateur. La prostitution des êtres à l’argent est si radicale qu’elle contamine les liens familiaux. Une scène saisissante entre Stefano, Carmelinda sa fille et Nando son frère illustre jusqu’où Stefano est prêt à aller pour obtenir la terre familiale. Dans la viaccia, l’amour peine à se frayer un chemin au milieu des intérêts. Ce sentiment est aussi marginal que peut l’être le jeune homme. Belmondo fait illusion dans quelques scènes de bagarre ou de défi à sa famille mais engourdi par la tristesse et la solitude, il se désagrège jusqu’au dénouement final. Il est dans la vie comme dans la magnifique scène du carnaval, seul parmi les hommes à ne pas porter de masque, il en subira les conséquences.
Si l’amour semble impuissant, l’activisme l’est tout autant pour Amerigo. La viaccia se désintéresse de l’intrigue politique qu’elle ouvre au milieu du film, c’est étrange et sans doute dommage alors que la Toscane est centrale dans l’histoire de la gauche italienne. L’anarchiste Dante (Romolo Valli) apparait comme incarnation d’une autre voie existentielle pour Amerigo mais les quelques allusions au mouvement s’évaporent du scénario. Dans cette guerre de possession entre petites gens, la lutte des classes n’a pas trouvé un espace consistant. L’intrigue n’est donc pas parfaite et le scénario peine à se refermer dans les dix dernières minutes. Mais la prestation sobre et fragile de Belmondo ainsi que la beauté classique mêlée de noirceur de ce mélodrame donnent d’excellentes raisons de l’aimer.