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La favorite (Yorgos Lanthimos)

On sort de ce film à costumes et on regarde les notices historiques sur Anne Stuart, reine d’Angleterre de 1702 à 1714. Anne Stuart était une reine pieuse, anglicane convaincue. Les rumeurs de liaison lesbienne avec sa favorite Abigail Masham proviendraient du portrait très négatif que la Duchesse de Marlborough, jalouse d’être évincée, aurait fait de la souveraine. Les historiens modernes décrivent une reine différente de celle décrite dans le film, sérieusement impliquée dans les affaires de son pays. Toutefois, le fait qu’elle ait été malade une grande partie de sa vie et rendue presque obèse par dix-sept accouchements a pu corroborer l’idée sexiste d’une femme sous influence. C’est cette orientation que Lanthimos a privilégiée, prêtant le flanc aux accusations de misogynie tout en développant sa vision très pessimiste de l’humanité.

Animaux privés de liberté

Qui est la favorite de la fragile Reine Anne (Olivia Colman) ? Est-ce la très virile Lady Sarah, jouée avec assurance par Rachel Weisz ? Ou bien est-ce Abigail, jouée par Emma Stone, plus douce en apparence, cachant mieux son jeu ? Disons d’abord que le plaisir que procure le film de Lanthimos est lié à son trio d’actrices et aux différents jeux de pouvoir qu’elles exercent. Olivia Colman endosse le rôle le plus ingrat mais aussi le plus complexe, celui d’une femme dépressive, vulnérable, exerçant son pouvoir brutalement, comme un caprice. Lady Sarah est, elle, contrainte à sur-jouer la virilité pour s’imposer à la cour. Elle domine en humiliant. Abigail, aristocrate déchue, doit jouer de perfidie et encaisser la violence pour s’élever. Elle domine en subissant et en rusant. Lanthimos insuffle à ces rivalités une énergie brutale, fébrile, animale. Il nous montre des lapins en cage, des oies qui font la course ou des canards qu’on tire au fusil. La condition de ces trois femmes est semblable à celle d’animaux privés de liberté, luttant pour leur survie.

Le film tire en partie son énergie du ton vulgaire, relâché des dialogues et du foisonnement décoratif de ses intérieurs baroques. On sort peu du palais de la reine, on s’y sent comme dans une cage mais contrairement à beaucoup de films à costumes – on pense par exemple à l’honorable Echange des princesses de Marc Dugain -, La favorite n’est jamais figé dans ses décors. Ses amples mouvements de caméra, ses grands angles, ses prises de vue en fish eye distordant l’image nous donnent le sentiment d’être dans un grand bocal. La cour et ses conventions sociales est une cage, ou une prison aux couloirs oppressants. On n’en sort contraint et on doit alors s’arnacher de cuir, comme la reine pour une balade à cheval, ou bien on s’en échappe et on court un grand danger comme Lady Sarah.

Pas de vision historique

Le filmage en éclairage naturel fait évidemment penser au Barry Lyndon de Kubrick sauf que les procédés de l’américain visaient à restituer minutieusement l’esprit de l’époque, notamment la rigidité de la société féodale anglaise, son hypocrisie. Le seul moyen d’y réussir pour un parvenu comme Barry Lyndon était la dissimulation et la cupidité. Seul un homme dépourvu de sentiments et d’amour pouvait réussir dans une telle société. On l’a vu, la Favorite ne se soucie pas de coller aux faits ni aux codes de l’époque. Il se sert d’éléments connus (le contexte de guerre, les partis politiques), en oublie certains (Anne avait un mari !) mais n’a pas de vision historique sur la société anglaise de ce temps-là. L’époque d’Anne Stuart était marquée par des luttes religieuses complexes entre catholiques et protestants. La politique et la religion étaient étroitement liés, ce qu’on ne voit jamais dans le film. La favorite subordonne la grande histoire à la petite. Si la Reine Anne prend telle décision, c’est parce que Lady Sarah lui dicte ses choix. Si elle change d’avis, c’est sous l’influence d’Abigail et du parti qui l’utilise. D’une reine de caractère, on fait une femme velléitaire et soumise aux événements de sa chambre à coucher. Cette reine suit ses instincts et ses désirs, cela colle mieux à l’esprit d’un réalisateur qui figure les rapports humains comme des rapports animaux de domination/soumission. Dans ses interviews, le grec revendique une vision personnelle dégagée de l’authenticité historique.

On pourrait déceler ici ou là des préoccupations dans l’air du temps (#Me too ?). Il est plusieurs fois fait mention de viol dans La favorite. La reine se réfère à ses propres souvenirs et Abigail a quant à elle été vendu à des hommes par son père ruiné. Le film est en tout cas rempli de scènes d’agressions verbales et physiques. La « douce » Abigail est plusieurs fois l’objet d’attaques que le film désamorce par l’humour ou une certaine désinvolture. D’un côté, on se réjouit de l’énergie rugueuse et souvent comique du film. De l’autre, on constate la nature cynique et profondément pessimiste du cinéma de Lanthimos. C’est en tout cas une des propositions de cinéma les moins consensuelles et les plus vibrantes du moment.

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