John Huston
Burning (Lee Chang-Dong)
« Notre palme » proclame Télérama à propos de Burning, dénonçant ainsi le niveau consensuel et sans doute un peu faible de la compétition cannoise en 2018. En un autre temps, il est probable que ce film coréen exigeant aurait remporté la récompense car il « coche » toutes les cases du film d’auteur. Il avance à un rythme lent sur une durée de 2H28. Il ne se résume pas un genre clairement défini (thriller, drame, comédie) mais en combine plusieurs. Lui-même adaptation d’une nouvelle d'Haruki Murakami, il exhibe des références littéraires (Faulkner, Fitzgerald) ainsi que cinématographiques prestigieuses (Antonioni, Hitchcock). Il résulte un film étrange, souvent hermétique, plein de fulgurances poétiques. On pourra toujours reprocher au réalisateur coréen sa sophistication mais pour peu qu’on accepte d’embarquer dans le rythme lent de Burning, on en ressortira réjoui comme ce fut mon cas !
Boy meets girl
Quoi de mieux pour commencer un film que l’éternel « Boy meets girl » (« un garçon rencontre une fille ») vanté par Hitchcock. Jongsu (Yoo Ah-In), jeune homme vivant à Séoul, rencontre la jolie Haemi (Jeon Jong-seo). Ils se connaissent depuis l’enfance, ils sont de la province rurale de Paju, près de la Corée du Nord. Il est apprenti écrivain et le caractère fantasque et mythomane de la jeune femme lui plaît beaucoup. Le film s’installe dans un rythme languissant et se découvre par détails successifs. Haemi part en voyage et revient à Séoul avec Ben (Steven Yeun). Il ne se passe pas grand-chose, disons-le mais Ben est comme les deux autres membres du trio un drôle de personnage dont on ne saisit pas les motivations. C’est l’observation minutieuse de ces trois étranges personnages, de leurs regards et de leurs gestes, l’écoute des conversations qui crée cette sensation d’attente, ce sentiment qu’il va se passer quelque chose et qu’il faut ouvrir l’œil.
Polar mental
Lee Chang-Dong place le spectateur dans les pas de Jongsu. Etre introverti et mutique, on le devine sensible à la beauté d’Haemi et à ses divagations. Les discours de la jeune femme sur la grande faim, « great hunger » ou désir ardent de connaître le sens de la vie, parlent à celui qui se dit apprenti écrivain. Pour aimer Burning, il faut donc communier aux désirs du jeune homme et à son imagination frappée par la présence d’Haemi. Il faut s’embarquer sans restriction dans les mystères du film sans attendre des réponses claires. Burning prend dans son dernier tiers des allures de polar mental construit sur les suspicions de Jongsu. Comment cet amour pour la jeune femme, déçu par l’arrivée de Ben, prend un tour dramatique...
Le jeu de nous perdre
Jongsu cite Faulkner comme son écrivain préféré. Il est vrai que Burning progresse comme un roman faulknerien tout en étant une adaptation de Murakami, grand admirateur de… Fitzgerald ! Faulkner donc pour cette façon ample et sans éclat de décrire des personnages sans jamais en savoir plus qu’eux. Les détails s’accumulent, enflent. Ils éclairent et obscurcissent en même temps le sens de l’intrigue. Fitzgerald pour le regard mélancolique sur une femme insaisissable, qui aurait dû être le « grand amour ». Mais sans doute Lee Chang-Dong a-t-il le goût du jeu, celui de nous perdre dans les détails. Cela fait de Burning un film littéraire, servi par un style sophistiqué, qui fait beaucoup penser à Antonioni. On se souvient de l’Avventura, où une femme disparaît et on se met à la chercher… avec une autre. Englué dans une implacable lenteur, on finit par ne plus très bien savoir ce qu’on veut trouver. Lee est héritier de ce cinéma-là, qui cherche un sens à donner à un monde incompréhensible, d’une manière très esthétique. Les lents travellings sur la campagne coréenne au crépuscule sont magnifiques. Le réalisateur nous demande si ce que nous regardons est vrai ou le produit d’une illusion, si nous ne sommes pas constamment victimes des illusions (y compris artistiques) que nous nous créons.
Mais le spectateur n’est pas totalement perdu et il peut explorer (ou pas) un aspect concret du film, social et politique. Jongsu provient d’un milieu en crise. La proximité de la Corée du Nord crée une menace immédiate pour sa maison. Ben est à l’opposé un parvenu de Séoul, à l’aise dans la consommation ostentatoire. Un être profond et introverti fait face à un être gâté et superficiel. Entre les deux, une fille se dérobe. A aucun moment le réalisateur ne nous impose sa lecture politique sur l’état de son pays mais nous indique (images d’actualité, radio) qu’on peut s’y engouffrer. Son style plein d’indices et de portes ouvertes parsemés en appelle à l’imagination et à la cogitation.
Burning, film qui se consume lentement, alimenté par le carburant de l’étrangeté et par un brillant trio d’acteurs, mérite qu’on fasse l’effort de s’y brûler. Notre Palme ? Oui, pourquoi pas ?