John Huston
Dogman (Matteo Garrone)
De quoi Matteo Garrone est-il le cinéaste ? Si je me fie à mes souvenirs de Gomorra et de Reality – je n’ai pas vu Tale of tales -, je dirais de l’envers misérable de l’Italie, de ce qu’est devenu une partie de ce pays après la prospérité économique. Pourquoi ne le classe-t-on pas parmi les grands réalisateurs contemporains ? Parce que Gomorra vaut surtout pour ses décors glauques de banlieue napolitaine et que Reality épouse la médiocrité de son personnage principal, obsédé par la télé-réalité, sans en faire grand-chose. Dogman part d’un décor sinistre, celui d’une station balnéaire paupérisée, et de personnages sans envergure (un toiletteur pour chien, un caïd, quelques commerçants rackettés par le voyou en question) mais il affiche une soif de cinéma sans commune mesure avec les films précités.
Il y a un art du plan large dans ce film qui magnifie le décor de béton défraichi. Bien qu’habitée, cette ville ressemble aux villes fantômes du Far West, abandonnées dès lors que le filon de la mine du coin a été épuisé. La référence au western se justifie par l’intrigue. Marcello (Marcello Fonte), le petit toiletteur pour chiens qui arrondit ses fins de mois en dealant un peu de coke, est sous l’emprise de Simo (Edoardo Pesce), minable caïd local qui terrorise les commerçants. Un bandit terrorise les citoyens ordinaires qui se demandent comment s’en débarrasser. On a vu ça dans le western hollywoodien et le spaghetti. Mais il n’y a pas de bounty killer comme Clint Eastwood, juste Marcello, homme ordinaire écrasé par les plans grandioses de la ville en déclin.
Humanité animale
Marcello est le dogman, homme à chiens et surtout homme-chien qui se comporte comme un toutou docile devant Simo le méchant dogue. Dogman travaille la métaphore d’une humanité guidée par ses instincts grégaires et animaux. Le caïd Simo, décrit comme une brute, tout juste caractérisé, n’agit que pour satisfaire ses besoins (drogue, argent). Face à ce mâle dominant, Marcello est le dominé qui baisse la tête. Ce film n’aurait que peu d’intérêt s’il se limitait à cette division du monde entre forts et faibles. Marcello est un homme contaminé par le Mal mais plein de tendresse, pour sa fille et pour les chiens, qu’il soigne avec affection. L’amour que Marcello donne aux animaux compense la médiocrité de son personnage. Il contribue à quelques moments magnifiques qu’on ne décrira pas.
Equilibre entre bonté et médiocrité
Marcello Fonte a reçu le prix d’interprétation à Cannes cette année et c’est mérité. A l’image du film, il parvient à créer un équilibre miraculeux entre bonté et médiocrité, entre Bien et Mal. En effet, ce type est dealer occasionnel et participe parfois aux méfaits de son « copain ». Derrière son visage gentil et ahuri se cache une intériorité qui se dérobe aux explications. Dans Reality, Garrone n’arrivait pas à nous attacher à son poissonnier napolitain obsédé par la télé-réalité, cela ne fonctionnait pas, on avait peu d’empathie pour l’imbécile en question. On arrive à trouver des raisons d’apprécier Marcello sans que le scénario ne se disperse en explications. On ignore pourquoi il vit seul avec sa fille, on ne sait ce qui le lie à Simo et c’est tant mieux. Le film laisse le spectateur réfléchir et créer ses propres pistes. Dogman est délesté de toute lourdeur psychologique. En exploitant à fond l’animalité de ses personnages, Garrone nous les rend proches. On se retrouve dans le mélange de terreur et de fascination que Marcello éprouve pour la figure méchante du caïd. On comprend qu’un petit homme gentil et fragile puisse s’attacher à une brute épaisse. Marcello porte littéralement Simo comme une croix, c’est la part de Mal en lui dont il souhaite se débarrasser pour se racheter. Aspect métaphysique du film qui se double d'un contexte réaliste: comment lutter contre une mafia qui prend en otage votre vie quotidienne?
On se dit qu’avec sa gueule Fonte aurait joué il y a quarante ans dans des films comiques comme ceux de Risi, Monicelli ou Ferreri. Mais les cinéastes italiens n’ont plus l’air de vouloir rire. C’est surtout la noirceur qui l’emporte. Les comportements décrits dans ce film sont liés à la déshérence du milieu. Il faut survivre là où il n’y a rien, ni travail ni argent. Il faut survivre à la Mafia, à peine visible mais omniprésente. On peut penser à Sergio Leone pour les panoramiques de western mais c’est surtout Ettore Scola qui revient en mémoire. Dans les décors sinistres de Dogman on retrouve ceux d’Affreux, sales et méchants (1976) ou de Drame de la jalousie (1970), et Marcello Fonte a un peu du caractère tragicomique de Nino Manfredi dans Nous nous sommes tant aimés (1974). Certes, Dogman n’exploite pas toutes ses possibilités. Le caractère comique des scènes canines aurait mérité d’être étiré. L’exploitation plus poussée de la présence « humaine » des chiens aurait sans doute permis de renforcer le caractère animal des hommes. Mais Garrone n’est pas Marco Ferreri et il n’a pas voulu tirer son film vers l’humour noir et absurde. On reste toutefois saisis par la puissance cinématographique de ce film qui a su puiser dans l’héritage immense du cinéma italien.