John Huston
Un Couteau dans le cœur (Yann Gonzalez)
On fait aujourd’hui comme si le giallo, mélange de thriller, d’horreur et d’érotisme popularisé en Italie dans les années 60, avait gagné pour toujours une légitimité publique et critique. On parle d’un cinéma méprisé à l’époque par l’intelligentsia et les écoles de cinéma, un sous-genre de l’horreur. Cela n’empêche de goûter les chefs-d’œuvre de Dario Argento, Mario Bava ou Lucio Fulci. Suspiria, Profondo rosso (Les frissons de l’angoisse) ou L’oiseau au plumage de cristal sont à voir absolument pour se forger une opinion. Mais de par ses outrances baroques et érotiques, le giallo reste en marge, culte pour certains cinéphiles, moins pour d’autres, et c’est sans doute ce qui a intéressé Yann Gonzalez, le réalisateur d’Un couteau dans le cœur. Giallo comme porno, on nous parle finalement de désir, de pulsions morbides et surtout du plaisir de regarder.
Dans ce film, on ne sait pas trop où on est car le réalisateur ne donne aucun indice spatial. Si les scènes de jour se déroulent dans un cadre champêtre non identifié (parc, forêt) mais très bucolique, les nocturnes s’inscrivent dans un cadre urbain désolé, défoncé. Un Couteau dans le cœur nous entraîne dans des marges urbaines, dans des lieux clandestins où on danse, on baise, on se drogue. On se retrouve sous des ponts, en pleine solitude mais une porte en fer donne accès à une discothèque où on peut faire la fête, qu’on soit black, drag-queen, gay ou lesbienne.
Culture underground joyeuse et tragique
Quelque part dans des hangars, on tourne aussi des films, des pornos gays produits par Anne Parèze (Vanessa Paradis), montés par Loïs (Kate Moran), dirigés par Archibald (Nicolas Maury). On nous décrit un monde vivant dans une bulle secrète, éloignée. Le décor peut être glauque mais on y crée des espaces de fantaisie et de bonne humeur. En effet, comment ne pas rigoler devant les films produits par Anne, parodies de genre épicées par le jeu de grande folle d’Archibald ? Le cinéma est ici célébré comme lieu de plaisir, d’évasion et de fantaisie. Une culture underground à la fois joyeuse et tragique s’épanouit loin de la société « normale ». Dans ces films bricolés, les jeunes premiers ont des gueules d’ange alors que dans la vraie vie, les flics qui enquêtent sur eux ont des gueules de pervers.
Un tueur mystérieux rôde et les acteurs sont trucidés par… un gode à cran d’arrêt ! L’utilisation du giallo amplifie le caractère fantasmatique du film. Dans cet univers mêlant la volupté et le danger, la mort vient s’inviter, précédée d’un mystérieux corbeau. Ce genre cinématographique célèbre le mariage du désir et de la destruction. On tue ce qu’on ne peut pas posséder. Il n’est pas innocent que le film se déroule à la veille des années 80, années SIDA. Ce n’est pas la dimension hitchcockienne du genre qui intéresse le cinéaste. Même s’il y a du suspense, le tueur en série importe pour son caractère métaphorique. De beaux jeunes hommes sont tués à leur plus bel âge. La mort est omniprésente dans le film, comme dans cet étrange spectacle de cabaret lesbien où le sang coule à flots.
Force poétique
Ce film dégage plus de force dans sa face poétique que dans sa face thriller. L’échappée hors de la ville, dans une mystérieuse oisellerie puis en forêt, recèle une beauté onirique accentuée par les couleurs douces de la photographie. Mais le rythme se perd quelque peu au moment où il faut résoudre l’intrigue. Il manque sans doute ce côté outré et asphyxiant qu’un De Palma savait mettre dans le montage de ses films. Cette façon de gonfler la durée d’une séquence comme une baudruche qu’on voudrait faire éclater. On pense beaucoup à Phantom of the paradise et à son tueur masqué.
Vanessa Paradis traverse le film en amoureuse délaissée et fragile, tantôt maussade tantôt sûre d’elle. Elle est l’ordonnatrice déphasée d’un monde farfelu et érotique. Son personnage est inspiré de celui d’Anne-Marie Tensi, productrice de porno reconnue de la fin des années 70. A la fin du film, ses productions défilent dans une salle de cinéma, comme dans une rétrospective. On vient la remercier. Hommage d’un cinéaste contemporain à tout un pan de cinéma oublié.
Etrange film que ce Couteau dans le cœur, qui en hybridant les registres, se présente comme un objet indéfinissable. Comme devant L’inconnu du lac de Guiraudie ou les Garçons sauvages de Mandico, le spectateur quitte le monde connu pour un ailleurs insolite et dangereux car traversé de pulsions. Il n’est pas le meilleur à mon goût mais l’un des films français les plus originaux de l’année.