John Huston
Mes provinciales (Jean-Paul Civeyrac)
Après Des filles en noir (2010) et Mon amie Victoria (2014), la lente découverte du cinéma de Jean-Paul Civeyrac continue avec Mes provinciales, tout juste sorti, qui confirme une sensibilité du cinéaste à la jeunesse, à son apprentissage et à l’Art comme chemin existentiel possible pour elle. Tout comme on parle de bildungsroman ou roman d’apprentissage, à l’exemple de L’éducation sentimentale de Flaubert ou de Demian d’Hermann Hesse, on parlerait de film d’apprentissage pour décrire ce qu’il y a d’initiatique dans ce cinéma-là. Étienne (Andranic Manet), jeune homme « monté » à la capitale pour étudier le cinéma, apprend douloureusement de ses échecs amoureux, relationnels et créatifs. Il est parmi tant de jeunes un provincial venu sans les codes parisiens, souffrant surtout de son immaturité et de sa difficulté à se connaître et à connaître les autres. Ce sentiment d’étrangeté et d’incompréhension éprouvé autour de 20 ans, on le découvre aussi chez Victoria, jeune femme noire marginalisée, ou chez les lycéennes violemment romantiques des Filles en noir. C’est avec une douceur pleine d’empathie, comme on filmerait un papillon sortant de sa chrysalide que Jean-Paul Civeyrac décrit la douloureuse construction de jeunes individus.
Nouvelle vague, registre artiste
Le film est en noir et blanc, les dialogues sont littéraires et citent beaucoup (Novalis, Pasolini, Nerval). La bande-son reprend Mahler et Bach. On reconnaît l’influence de la Nouvelle Vague dans ce plaisir à filmer les visages des jeunes femmes, leur grâce poétique et leur singularité - c’est d’ailleurs très réussi : Diane Rouxel, Jenna Thiam et surtout Sophie Verbeek me font regretter mes 20 ans. Les atermoiements d’Étienne et sa difficile éducation sentimentale évoquent La Maman et la putain et le cinéma de Garrel. L’inscription dans un registre artiste est revendiquée, d’accord, mais est-ce un mal ? Si pour certains c’est du parisianisme intello-chiant, qu’ils fréquentent d’autres salles et aillent voir d’autres films. On parle ici de jeunes gens qui se forment à un art et doivent pour cela se nourrir à tous les autres. Civeyrac nous rappelle qu’il existe un patrimoine d’œuvres qui restent et que suivre les modes expose facilement à la ringardise : « être dans le vent, c’est avoir le destin des feuilles mortes » (Jean Guitton). En tant que cinéaste, on peut imaginer qu’il se positionne, du côté d’Étienne et de son élitisme un peu naïf plutôt que de William, le fondu de série Z et de sensations fortes qui va terminer dans le cinéma commercial – coucou Luc Besson ? Les quelques jugements négatifs sur Fincher ou Verhoeven (que j’aime beaucoup) peuvent irriter mais viennent nous rappeler que bien des artistes portés aux nues aujourd’hui peuvent se démonétiser avec le temps. La revendication est là, dite par Mathias (Corentin Fila) dans une conversation essentielle : créer des films pour porter une parole digne en ce qu’elle parle à tous les humains en leur faisant partager une expérience sensible du monde. Voilà le programme, qui n’a rien de suffisant ni de prétentieux.
Parisianisme du provincial
On ne pourra faire le reproche de parisianisme à un film qui se place à hauteur du provincial qu’est Étienne. En adoptant son point de vue et celui de tous ses amis montés à Paris, le film suit un chemin modeste et dénué de snobisme. Il est même assez drôle et fin dans ses petits détails : les remarques naïves des parents qui montent à Paris, les plaintes sur cette ville endormie qui bien sûr est moins dynamique que Berlin ou New York, le fait qu’on manque de verdure et qu’on étouffe, ce sont bien des plaintes de parisiens !
Qui a eu 20 ans…
J’ai lu ici et là que les personnages, qui « ne parlent pas comme des jeunes d’aujourd’hui » et qui « écoutent du Bach après l’amour » sont insupportables. Qui a eu 20 ans devrait se rappeler que cet âge-là est à la fois horripilant et touchant, le film le montre bien. Qui a eu 20 ans devrait se souvenir de ses jugements à l’emporte-pièce sur le monde entier, de ses élans d’idéalisme forcené, du fait de ne pas savoir ce qu’on veut, de se penser incompris tout en changeant sans cesse d’avis. C’est l’âge pour certains de découvertes intellectuelles et artistiques durables. C’est l’âge des premiers véritables amours, des amitiés fortes et des trahisons cruelles. Avec sa grande carcasse un peu voûté et son air de chien battu, Andranic Manet incarne cela très justement. Parfois mou, il peut sous le coup de l’émotion se révéler d’une extrême maladresse. Son personnage garde au long du film une grande naïveté, dans ses amitiés et ses amours. Dans la figure évanescente de Mathias, il trouve comme un maître, une figure admirée d’ami intègre et sans concession. Qui a eu 20 ans a peut-être admiré et idéalisé plus que de raison…
Le style Civeyrac se confirme dans un enchaînement doux de séquences qui se terminent souvent en suspens, sans continuité narrative. Le film est au diapason d’Étienne, personnage désorienté et « en formation », qui pour grandir et s’instruire est en recherche des autres. Que son visage soit filmé en gros plan ou qu’il soit en mouvement, son regard poursuit quelque chose : Mathias au loin, la présence d’Annabelle, absente de sa chambre. Le film est donc plein de courtes scènes suspendues à l’absence de quelqu’un. Elles nous rendent précieuses ces moments où la caméra s’arrête longuement sur un visage ou sur une image de Paris, comme si l’œil du cinéaste avait soudain trouvé ce "sensible" à faire partager. Le magnifique plan en clair-obscur sur le visage d’Annabelle (Sophie Verbeek), consciente aux larmes de la confiance que lui accorde Étienne, est un des moments magiques de ce film. Très beau personnage, plein de pudeur et de rage, que cette jeune femme qui a choisi le concret des luttes politiques.
En disséminant des détails contemporains dans son esthétique Nouvelle vague (allusions rapides aux migrants, à la ZAD...), Mes provinciales raconte une jeunesse quasi immuable, en quête d’amour et d’idéal quelle que soit la génération.
Commentaires
Salut François
J'ai vu Mes provinciales et j'avoue être resté à l'extérieur du film de bout en bout. Ce sont les nombreuses références littéraires et cinématographiques qui m'ont sauvé d'un ennui profond. Citer et montrer dans un film en 2018 du Paradjanov et du Khoutsiev m'a interpelé et suscité un intérêt pour J.P. Civeyrac (dont je n'ai rien vu à part ce film). Bref, Civeyrac cinéphile m'intéresse beaucoup mais Civeyrac cinéaste beaucoup moins (pour l'instant).
Un processus d'identification au personnage principal a fonctionné à fond pour moi, ça m'a rappelé beaucoup de choses de mes années d'étudiant (bien que pas fait d'études de cinéma). Sur Civeyrac, je ne connais pas tout. J'ai un sentiment mitigé sur les filles en noir et j'ai apprécié Mon ami Victoria (chroniqué sur le site). Avant 2010, sa filmographie, que je ne connais pas encore, est réputée plus difficile