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Ma vidéothèque idéale : il grido de Michelangelo Antonioni

Venant après le très beau et triste Le amiche (1955), il grido – le cri en italien – précède la période plus « radicale » de Michelangelo Antonioni, celle de l’Avventura (1960) à partir de laquelle ses scénarios seront plus nébuleux, moins linéaires. Le cri est donc, si on peut dire, le dernier film « classique » du maître italien. Le sujet est comme souvent avec lui d’un profond pessimisme : Irma (Alida Valli) apprend que son mari, immigré depuis plusieurs années en Australie, est mort. Cet événement, au lieu de sceller sa liaison avec un ouvrier, Aldo (Steve Cochran) dont elle a eu une fille, accélère leur séparation. Elle avoue à Aldo qu’elle fréquente un autre homme. Aldo, désemparé, emmène sa fille Rosina avec lui et dérive lentement, de lieu en lieu, de femme en femme, sans espoir.

L’Italie filmée comme un pays nordique

Vu il y a une quinzaine d’années, revu tout récemment, il grido marque profondément par son utilisation du paysage. Le film se déroule dans le Nord de l’Italie, dans la plaine du Pô, près la ville de Ferrara. Plaines désertes frémissant au souffle du vent, perspectives noyées dans la brume, prédominance de l’eau, des atmosphères humides et pluvieuses. On voit rarement l’Italie de cette façon au cinéma, filmée comme un pays nordique ! Antonioni avait déjà montré sa prédilection pour les paysages déserts, pour les perspectives dignes de tableaux de De Chirico dans un film, lui aussi sombre comme Cronaca di un amore (1950). Mais dans il grido le paysage est proprement mental, au diapason du personnage désespéré d’Aldo. Aldo ne se remet pas de la séparation d’avec Irma. Il circule dans un paysage vide, sans obstacle, paysage dédié à la circulation et à l’exploitation économique. Quittant Irma, Il va voir Elvia (Betsy Blair) puis il rencontre Viriginia (Dorian Gray) qui tient une station-service avant de la quitter et de flirter avec Andreina (Lynn Shaw) mais sans suite. Aucun lieu ni aucune femme n’arrivent à fixer Aldo, ouvrier mécanicien visiblement compétent et attirant mais dont la rupture avec Irma a provoqué un sentiment de vide irrésistible. Antonioni a choisi en la personne de Steve Cochran, acteur de second plan, vu quand même dans le fabuleux L’enfer est à lui avec James Cagney, une présence physique, un brun ténébreux qui transporte son mal-être comme un boulet. Habillé d’un manteau de laine épais qui accentue sa dégaine lourde, il sombre à mesure qu’il prend conscience de son incapacité à nouer des liens avec d’autres femmes. Mais Aldo n’est pas le seul personnage englué dans un désespoir très moderne. Virginia et Andreina ont beau être fixées dans des lieux précis, elles sont aussi sans attache, en attente d’un homme qui leur ferait quitter leur quotidien triste. Comme Irma, ce sont des femmes « modernes », qui travaillent, qui ont connu plusieurs hommes et peinent à fonder un foyer. Tous les personnages d’il grido sont donc des « pierres qui roulent » emportées dans une solitude inexorable.

Immense influence

Il grido est le film d’une transition qui s’opère mal, d’un changement d’époque. Le désarroi d’Aldo s’insère dans un désarroi plus général. Tandis que les liens traditionnels, matrimoniaux deviennent problématiques, l’Italie se transforme, les fermes sont revendues et modernisées, la campagne se bétonne, des immeubles se dressent, des hors bords font la course sur le Pô. Les dernières minutes du film mettent en scène une grève et des mouvements ouvriers. Les autorités expulsent la population des villages pour construire à la place un aéroport. Les lieux de fixation traditionnels, les villages, sont démantelés au profit d’infrastructures de circulation. Il est probable que les habitants de petites bourgades viendront peupler les futurs HLM de la banlieue de Ferrara. Tout ça n’est pas gai mais on voit à travers ce film l’immense influence du cinéma d’Antonioni sur le cinéma contemporain. Il est flagrant pour le cinéma asiatique. Je pense aux films de Nury Bilge Ceylan, au coréen Soo-il Jeon - La petite fille de la terre noire chroniqué dans ce blog. Evidemment à Jia Zangke, qui décrit les ravages de la modernité sur la population et les paysages chinois. Il y a un peu d’Antonioni dans les plans d’A touch of sin. Le chinois est comme l’italien un maître filmeur, qui observe d’une caméra virtuose les mutations dans les paysages et à l’intérieur des hommes. Il faut dissiper un malentendu concernant Antonioni : c’est certes un réalisateur pessimiste, difficile, parfois hermétique mais ses films sont des leçons de mouvement, de cadrage et d’utilisation de l’espace. Aucun statisme ni torpeur contemplative dans sa mise en scène et les premières séquences d’il grido le montrent parfaitement. Irma et Aldo jouent une sorte de partie de cache-cache dans leur village de Goriano. Antonioni utilise tous les éléments de la perspective et du décor pour mettre en scène l’alternance de fuites et de confrontations. Irma sort de la maison par l’avant, Aldo est sortie par l’arrière et apparaît soudain dans le haut du cadre. Pour figurer leur séparation il emploie toutes les ressources du plan large et des décors. Les personnages sont séparées par de longues diagonales, par des obstacles naturels (montées, pentes, maisons) ou intérieurs (vitres, murs).

Si il grido n’a pas l’aura des plus « antonioniens » l’Avventura ou La notte, c’est un bijou de mise en scène qui magnifie le désespoir d’Aldo. Qui a connu une brusque rupture amoureuse et le désespoir que cela peut causer sera sensible à ce film d’une grande beauté. A découvrir.

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