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  • Black Swan, martyre en tutu

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    Le premier adjectif qui m’est venu à propos de Black Swan est que c’est un film puritain. Je m’explique. En quelques mots, c’est l’histoire d’une danseuse de ballet qui réprime sa sexualité. A l’occasion de la reprise du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, Nina Sayers (Nathalie Portman) décroche le double rôle d’Odette, le cygne blanc, et d’Odile, le cygne noir. Nina Sayers porte jusqu’à l’anorexie un désir de perfection et de contrôle de sa danse qui, s’il lui fait interpréter parfaitement le cygne blanc, animal pur et gracieux, l’empêche de s’approprier le rôle du cygne noir, trop lascif pour elle. Alors que son visage d’oiseau affamé, ses membres comme des ailes faméliques et ses pieds palmés la métamorphosent progressivement en cygne, elle est incapable d’assumer cette part animale qui devrait faire palpiter son corps de jeune fille. Dans une mise en scène asphyxiante, caméra à l’épaule, Darren Aronofsky encage, étouffe et mutile Nathalie Portman, resserrant le cadre autour d’elle. Le supplice libère des tendances psychotiques et transforme Black Swan en film d’horreur outrancier qui, s’il a assez d’intensité pour étourdir le spectateur, n’émeut finalement pas beaucoup.

    Pour revenir au puritanisme et à ses implications, la pauvre Nina est écartelée entre deux injonctions contradictoires : celle de sa mère (Barbara Hershey), « reste une petite fille » et celle de son metteur en scène, Leroy (Vincent Cassel), « libère ton côté pute », injonctions traduisant cette tendance paradoxale (qu’on dit contemporaine) à réprimer son corps, ses désirs, à rester dans l’enfance, tout en exhibant un langage cru, une apparence libérée. Nina n’y arrivant pas, c’est le personnage de Lily (la charnue Mila Kunis) qui symbolise le pôle « pute ». Aronofsky en a fait une petite nana bien vulgaire qui, avec son tatouage dans le dos, son string dans le sac à main et sa propension à gober des ecstasy s’apparente à une apprentie hardeuse. Bien qu’elle tienne du fantasme et de cette fameuse vision puritaine de la femme libérée (une cochonne), on aurait aimé qu’Aronofsky fasse vivre Lily comme un vrai personnage et que l’échappée en sa compagnie dans la nuit new yorkaise ne se résume pas uniquement à ce clip putassier qu’il nous sert. Lily est symptomatique de ces figures caricaturales, voilées par les visions de Nina qui peuplent ce film cauchemardesque. Dans Black Swan, c’est finalement le miroir, l’image de soi et la représentation de l’autre qui produisent de la terreur. L’altérité n’est pas vraiment incarnée et problématisée et le film y perd beaucoup. J’aurais aimé voir de Wynona Ryder davantage que ce rôle à peine esquissé de danseuse étoile délaissée et malheureuse. Le metteur en scène l’a transformée en épave accidentée et repoussoir finalement peu intéressant.

    Black Swan fait immanquablement penser à Carrie ou le bal du diable de Brian De Palma (1976) où la jeune Carrie « White », interprétée par Sissy Spacek découvrait en même temps que ses premières règles le pouvoir de télékinésie (déplacer des objets par simple volonté) et s’en servait pour se débarrasser de ceux qui lui voulaient du mal. Barbara Hershey, en mère vivant par procuration, n’est pas loin de ressembler à la mère de Carrie, jouée par l’hallucinée Piper Laurie, qui était prête à tout pour réprimer la sexualité de sa fille. L’assimilation entre sexualité féminine et monstruosité était bien marquée mais chez De Palma on jonglait entre violence graphique et parodie, l’humour était présent. Ces lycéens qui moquaient cruellement Carrie étaient des têtes à claques que tout adolescent un peu complexé avait envie de tuer. Black Swan manque de cette excitation graphique et de cette beauté vénéneuse, un peu écœurante, à base de couleurs criardes, qu’on trouve chez De Palma et également chez Argento (voir le terrifiant Suspiria). Par l’usage d’une photographie terne, le réalisateur a pris le partie d’un réalisme un peu moche et étouffant, d’une esthétique crue. On rêvait avant de le voir d’un film gracieux et maléfique à la fois, glacé et brûlant, sans cesse en équilibre entre répression et libération. On rêvait d’une Nathalie Portman à la fois prude et perverse, à la fois Justine et Juliette. Or Portman, qui fait penser à une martyre chrétienne, à une Sainte Rosa en tutu, ne provoque pas le moindre commencement de trouble sensuel, seulement de la pitié. Black Swan est un chemin de croix dominé par l’horreur du sexe et la frigidité. Comme tout calvaire, il n’autorise pas d’échappée. Dans sa froideur de sa mise en scène choc, il manque de beauté et d’onirisme. Le  Lac des cygnes, œuvre de 1887 dont il s’inspire est-il de cette nature froide et horrifique ? Darren Aronofsky avait certes le droit de proposer sa version et sa vision de l’œuvre de Tchaïkovski, ce qu’il a fait. Black Swan n’est évidemment pas une adaptation littérale mais on remarquera, à la lecture du résumé ci-dessus, inspiré de Wikipedia, que le scénario a tranché allègrement dans les possibilités oniriques de l’œuvre.

    A l’approche de sa majorité le jeune prince Siegfried doit se choisir une épouse au cours d’un bal donné pour son anniversaire. Vexé de ne pouvoir choisir celle-ci par amour, il se rend durant la nuit dans la forêt. C'est alors qu'il voit passer une nuée de cygnes. Une fois les cygnes parvenus près d'un lac, il épaule son arbalète, s'apprêtant à tirer, mais il s'arrête aussitôt ; devant lui se tient une belle femme vêtue de plumes de cygne blanches. Enamourés, ils dansent et Siegfried apprend que la jeune femme est en fait Odette. Un terrible sorcier, Von Rothbart, la captura et lui jeta un sort ; le jour, elle serait transformée en cygne et la nuit, elle redeviendrait femme. Le prince Siegfried s’éprend d'elle et commence à lui déclarer son amour. Von Rothbart apparaît. Siegfried menace de le tuer mais Odette intervient ; si Von Rothbart meurt avant que le sort ne soit brisé, le sort sera irréversible. Le seul moyen de briser le sort est que le prince épouse Odette.

    Le lendemain, au bal, à la suite des candidates fiancées, survient le sorcier Rothbart, avec sa fille Odile, vêtue de noir (le cygne noir), qui est le sosie d'Odette. Abusé par la ressemblance, Siegfried danse avec elle, lui déclare son amour et annonce à la cour qu'il compte l'épouser. Au moment où vont être célébrées les noces, la véritable Odette apparaît. Horrifié et conscient de sa méprise, Siegfried court vers le lac des cygnes. Siegfried ayant déclaré son amour à Odile, il condamne, sans le savoir, Odette à demeurer un cygne pour toujours. Réalisant que ce sont ses derniers instants en tant qu'humain, elle se suicide en se jetant dans les eaux du lac. Le prince se jette lui aussi dans le lac. Cet acte d'amour et de sacrifice détruit Von Rothbart et ses pouvoirs et les amants s'élèvent au paradis en une apothéose ;

    Dans Black Swan, la figure masculine a été évacuée. A part Thomas Leroy, personnage plus provocant que réellement inquiétant, Black Swan manque de figures masculines comme celles d’un Siegfried ou d’un Von Rothbart, c’est-à-dire de figures réellement incarnées du désir et du Mal. Enfermé dans le cauchemar schizophrène de son héroïne, Black Swan relève d’une vision monstrueuse un peu vaine, qui n’a pour elle que la surenchère tourbillonnante de sa mise en scène. Black Swan, c’est un remake de La Mouche de Cronenberg sauf qu’à la place des poils noirs ce sont des plumes de la même couleur qui pousseront sur le corps de la pauvre Nina, sauf que la mise en scène très frontale et peu subtile d’Aronofsky ne provoque pas le danger et le malaise de celle de Cronenberg. Tout insolite et nerveux qu’il est, Black Swan est un film qui manque d’ambigüité et de finesse.

  • The Conversation (Coppola): Harry Caul, génie de la Côte Ouest et voyeur fragile

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    Il serait très réducteur de ne voir en the Conversation (1974) de Francis Ford Coppola que l’une des œuvres emblématiques d’une époque trouble, les années post-Nixon. Des années dominées par le rejet des institutions, par une crise de la filiation et un sentiment de déclin de la puissance américaine. Des années de cinéma au diapason esthétique des angoisses du pays : photographie sépulcrale, paysages urbains désolés, scénarios alambiqués pour personnages en rupture. Il fait certes partie d’un corpus de films distillant pessimisme et paranoïa, comme Marathon Man de Schlesinger (1976), Three days of the condor de Pollack (1975) ou Klute de Pakula (1971) mais avec des moyens en apparence modestes il déploie plus que ces films une puissante grammaire cinématographique.

    Harry Caul (Gene Hackman) est un spécialiste des écoutes microphoniques, présenté comme un génie dans la profession. Payé par une mystérieuse corporation pour espionner un couple, il comprend que l’homme et la femme sont menacés de meurtre par ses commanditaires, ce qui réveille en lui un sentiment d’intense culpabilité et l’entraîne à contrecarrer leurs plans.

    Refus de partager le cadre

    The Conversation frappe par son aspect anti-spectaculaire, qui se révèle trompeur. La plupart des scènes se déroulent dans des intérieurs sombres ou des lieux d’aspect artificiel : l’appartement de Harry, le hangar laboratoire d’écoutes, le salon professionnel, les bureaux de la corporation, le JackTar Hotel. A ces décors impersonnels renforçant l’impression de statique s’oppose un pas de deux entre la caméra mobile de Coppola et le corps de Gene Hackman. Harry Caul  est un être paranoïaque et phobique et le jeu de l’acteur, intranquille mais à rebours de toute outrance, illustre l’incapacité du personnage à entrer en empathie avec les autres, sa terreur à l’idée même de révéler sa personnalité. A l’image, cela se traduit par le refus de partager le cadre avec un autre humain. Il y a une course permanente entre la caméra et le corps de Harry, qui s’il ne sort pas du plan occupé par autrui, se positionne instinctivement derrière un grillage ou une cloison, mettant toujours une séparation entre lui et les autres. Si par instant, il partage le plan, en général avec une femme, son regard fuit hors cadre, son corps se dérobe et ce grand gaillard se métamorphose en un petit garçon apeuré et mal à l’aise. La fête d’après convention où le peu scrupuleux William P. Moran (Allen Garfield) cherche à lui faire révéler ses secrets techniques est une prouesse de mise en scène tant elle tire partie du ballet de mouvements incessant entre les acteurs. Le groupe envahit le plan puis se désagrège puis se reconstitue, en un jeu de vases communicants mené par Harry qui rompt sans cesse les possibilités de communication avec Moran qu’il n’aime pas.

    Malédiction

    Si Coppola dissémine d’innombrables indices de la paranoïa et de la culpabilité de son héros, l’intrigue ne se résume pas au portrait d’un être détraqué. Il y a bien une menace dissimulée dans la conversation captée au début du film et Harry doit résoudre l’énigme. Comme dans Blow-up (1966) où un meurtre se révélait dans une photographie, un crime potentiel est contenu dans un enregistrement, sonore celui-là, mais contrairement au film d’Antonioni, celui de Coppola apportera une résolution. Loin d’être positive, elle se résume en un constat effrayé sur l’impuissance de la technologie à contenir la vérité. Harry a beau être un as de l’écoute, son interprétation des enregistrements peut être erronée. De même, son génie professionnel finit par devenir une malédiction : la maîtrise technologique dont il fait preuve lui fait approcher une vérité qui finit par menacer sa vie et par libérer des flots de paranoïa aigue qu’il ne contrôle plus. Il a beau nier s’intéresser au contenu des enregistrements, il devient victime de la collision brutale entre sa conscience et les répercussions morales de son travail. Incroyable dernière scène du film que je ne décrirai pas mais qui illustre les ravages de la terreur qui a envahi Harry et qui ne le quittera peut-être plus. Tout dans The Conversation se situe à rebours des discours optimistes sur la technologie qui envahiront les films et les séries hollywoodiennes des décennies suivantes. Alors que dans la série 24 Heures et de nombreux films contemporains, l’écoute et la vidéosurveillance confortent les experts de l’anti-terrorisme dans leurs certitudes et justifient leur usage par leur efficacité, ces techniques agissent ici comme des boîtes de Pandore qui rendent la réalité encore plus embrouillée et menaçante.

    Génie de la Côte Ouest

    Coppola est l’auteur du scénario de Conversation secrète. A s’intéresser au flamboyant cinéaste, on peut deviner les thèmes biographiques irriguant le film. Le monologue de Harry sur son enfance maladive fait écho à l’alitement du réalisateur à l’âge de 8 ans, à cause d’une poliomyélite et résonne douloureusement dans sa bouche d’adulte. De même, la réputation de Caul, celle de « génie de la Côte Ouest », mâtinée de malaise existentielle, rappellera aux lecteurs du Nouvel Hollywood de Peter Biskind l’aura de prodige dont Coppola jouissait auprès de ses confrères metteurs en scène, ce qui plus tard lui montera à la tête, notamment sur le tournage catastrophe de Apocalypse Now. On peut aussi voir dans ces professionnels de l’écoute une image déformée des réalisateurs, ces manieurs de sons et d’images, voyeurs compulsifs, qui, tout en se portant aux nues essaient de se piquer les dernières innovations et techniques qui assureront leur renommée.

    The Conversation est donc une œuvre fascinante et à entrées multiples, à la fois film intime et film à suspense, miroir d’époque et questionnement intemporel, rencontre entre un metteur en scène doué et un acteur transcendé par son rôle de voyeur fragile.

  • Raisons d'aimer

    Quelles sont mes raisons d’aimer un film et d’en dire du bien ? Il est bon de s’arrêter sur les critères et les qualités qui me paraissent suffisantes pour passer deux heures ou plus en compagnie d’une œuvre cinématographique. A la lecture de ce blog, j’espère qu’on peut les deviner. Je ne m’attends pas à ce qu’elles soient évidentes vu la diversité des films qui sont chroniqués ici. Quels sont les points communs entre les œuvres d’Ousmane Sembene, de Georges Franju, de Jean-Pierre Melville ou de Marco Bellochio, pour n’en citer que quelques uns ? Mis à part qu’elles ont pu susciter mon intérêt, elles procèdent de parcours, d’époques et de styles tellement dissemblables que j’ai tout d’un coup envie de faire une synthèse sur ce qui me pousse à parler en bien des films. D’ailleurs pourquoi en ai-je parlé alors que j’aurais pu donner mon avis sur le tout venant du cinéma, sur les films de Dany Boon ou sur ces comédies françaises avec Manu Payet et Virginie Effira, que je regarde uniquement lors de voyages en avion ? (Parenthèse : le format étriqué d’un écran de classe économique s’accorde parfaitement à la dimension médiocre de ce genre de produit où rien n’est sincère, tout est recette et petitesse calibrée pour des spectateurs qu’on n’estime pas assez pour leur servir quelque chose d’intelligent). Parlant de cinéma et étant de plus en plus attaché aux aspects visuels et narratifs d’un film, je ne peux tout simplement pas ranger ces films grand public, faits soi-disant « pour passer un bon moment » dans la même catégorie que le 7ème art. Il existe donc des « trucs » ou des « machins » filmés qui sortent en salle et qui n’ont rien à y faire. Ils sont des produits télévisuels égarés dans les largeurs d’un grand écran, de pauvres pédalos qu’on lance sur l’océan en faisant croire à leurs passagers qu’ils sont conçus pour une traversée.

    Beauté

    gerry.jpgRevenons à cette fameuse synthèse sur mes raisons d’aimer, en commençant par un film que j’ai vu deux fois sur grand écran et dont je ne conçois pas qu’on puisse le visionner sur un petit. Gerry de Gus Van Sant (2002). Gerry m’a rappelé qu’on pouvait aimer un film simplement parce qu’il est beau et que son rythme particulier s’imprime physiquement en nous. Ce n’est pas un film explicite, qui discourt, comme peut l’être un film de Bertrand Tavernier (que j’aime bien par ailleurs mais qui m’exaspère aussi par son besoin constant de démonstration). Son scénario tient en une ligne : deux gars en randonnée cherchent quelque chose (« the thing ») et finissent par se perdre. C’est ce qu’on appelle un « trip ». Ne me demandez pas de rationaliser cela, de parler du scénario, de la psychologie des personnages, d’un discours sociétal. Non, c’est un voyage et c’est ce qui crée les plus beaux souvenirs. Je me rappellerai toute ma vie ce voyage en Inde, ce lever de soleil sur la forteresse jaune de Jaisalmer, cette mauvaise randonnée en chameau, ces façades bleus de la ville de Jodhpur. Ici, c’est pareil, les images et les sensations physiques ont fait tampon en moi comme sur des pages blanches. Gerry combine la beauté lumineuse de ses paysages désertiques et l’intensité physique de la marche sous le soleil. Matt Damon et Casey Affleck respirent et mon souffle se confond avec le leur, je ne pouvais espérer mieux d’un film que cela, passer de l’autre côté de l’écran par la communion physique, marcher et me perdre avec eux. Beaucoup de films d’Antonioni produisent de la mémoire aussi mais en utilisant un canal de perception différent. Ils sont lents et hypnotiques. Ils sont cérébraux en ce sens qu’ils atteignent une nappe phréatique de souvenirs, d’images heureuses ou douloureuses, de chagrins ou de renoncements. Ils accompagnent les jours mélancoliques aussi. Le Cri (1957) est la dérive malheureuse d’un ouvrier dans la plaine du Pô, accompagné de sa petite fille. Quand il part de sa ville industrielle, Aldo (Steve Cochran) quitte Irma qui ne l’aime plus (Alida Valli). Tout au long d’une errance dans des paysages brumeux et hivernaux, il rencontre d’autres femmes qui s’attachent à lui mais il préfère partir car il a toujours en mémoire Irma. Quand il revient là d’où il était parti, il veut la revoir. Il l’observe qui se coiffe derrière sa fenêtre. Elle est avec un autre homme et elle a eu un enfant, elle est heureuse. Désespéré, Aldo se suicide. Le Cri a tissé un ensemble d’images en moi. Il l’a fait en imposant son rythme lent, ses décors brumeux, ses visages beaux et tristes. S’il a été lent, il n’a jamais été ennuyeux, sa lenteur était même une nécessité. Elle disait la pesanteur d’une vie solitaire privée d’amour. De ce chapitre, je conclurais qu’il existe une race de films dont la beauté, l’atmosphère et l’univers visuel se suffisent à eux-mêmes. Qu’ils soient dotés d’un scénario intelligible ou non, ils sont grands comme le sont les grands écrans. Je classerais dans cette catégorie les films de David Lynch, de Gus Van Sant, d’Antonioni (pas tous mais la plupart), les chefs d’œuvre de Coppola et tous ces films qui provoquent un équivalent inoffensif du syndrome de Stendhal, c'est-à-dire une sensation de vertige et de perte de contact avec la réalité au contact de l’art.

    Mythes

    24647__24647_le_bon_la_brute_le_truand_il_buono2c_il_brutto2c_il_cattivo__1_9650661_le__bon__la__brute__et__le__truand___1966.jpgLa beauté visuelle n’est pas toujours ce qui fait un grand film, bien évidemment. Il y a ces films qui créent du mythe et qui, s’ils ne sont pas dépourvus de beauté et d’atmosphère, engendrent des personnages et des situations qui engendrent eux-mêmes la vie. Ils façonnent des représentations ou, en amplifiant des réalités préexistantes, fabriquent de nouveaux comportements et de nouvelles attitudes. Ces films déploient des nouvelles idées de cinéma, renouvellent des formes, surprennent, se trompent aussi. Ils introduisent dans la mémoire des motifs neufs, des dictions particulières, des personnages originaux, malsains, tordus, décalés qui n’existaient pas auparavant mais qui incarnent mieux que d’autres les stéréotypes que nous gardons en nous. Ils inventent de nouveaux mots ou de nouvelles syntaxes en utilisant le patrimoine du cinéma mondial. On a l’envie d’imitation en sortant de la salle et on voit bientôt la vie imiter le film. On ne peut être ou s’imaginer une petite frappe ou un gangster sans penser au Scarface interprété par Al Pacino. On ne peut pas être tout à fait mafieux et se représenter cet univers sans revenir constamment à la famille Corleone du Parrain (1972) ou aux Goodfellas (1990) de Scorsese. On ne peut plus nager en eau profonde sans se dire qu’on va se faire bouffer par le requin des Dents de la mer (1975). On ne peut plus pratiquer la sodomie sans se figurer ce que fait Marlon Brando d’une motte de beurre dans Dernier Tango à Paris (1972) ! On pourrait multiplier les exemples de films qui par la grâce d’une histoire, d’un personnage, d’une scène, d’un costume ont recréé l’imaginaire populaire. Sergio Leone a réussi cela, il l’a fait notamment à travers un genre, le western. Ses films ont donné naissance à une nouvelle esthétique qui s’est substituée à l’ancienne. Un Ouest impitoyable et sale, peuplé de tueurs cyniques a remplacé un Ouest dangereux mais peuplé de héros moraux. Leone a regardé les maîtres John Ford, Anthony Mann, John Sturges ou William Wellman, s’en est nourri et a créé autre chose. Il a aussi subverti des codes bien établis. Il y avait le duel entre le gentil et le méchant, à la fin du film, qui le clôturait par un acte moral, la mort du bad guy. Il a créé le « triel », dans Le bon, la brute et le truand (1966) où trois méchants s’affrontent pour un trésor caché. Le vocabulaire cinématographique a évolué : musique expressionniste, visages sales et transpirants, violence outrancière, théâtralité et étirement du temps. Cela date bien sûr et ne se fait plus exactement comme cela dans le nouveau western mais l’imaginaire reste et se perpétue. J’ai en mémoire la façon de marcher souple et lente de Clint Eastwood, son cigare entre les dents et son poncho.

    Plus récemment, Brian De Palma a construit sa filmographie sur la reproduction et le rafraîchissement de grands mythes cinématographiques. J’ai déjà parlé de Scarface (1983), remake américano-cubain du film de Hawks (1932). Je pense à ses obsessions hitchcockiennes, très fortes dans Dressed to kill (1980) ou Body Double (1984), où il joue en permanence sur la fibre référentielle du cinéphile. Je pense également aux Incorruptibles (1987), film du temps de la Prohibition où il arrive à rendre hommage à la fois aux films de gangsters avec James Cagney (the public enemy, the roaring twenties) et au Cuirassier Potemkine de Eisenstein ! L’interprétation d’Al Capone par De Niro alimente encore une fois la création d’un mythe, on ne peut dorénavant imaginer le célèbre gangster sans penser à ce qu’en a fait l’acteur : un gros fanfaron violent.

    Vérité

    Carlos-1024x683.jpgParmi les centaines de films édités chaque année, tous ne peuvent avoir une beauté bouleversante ou une prétention à créer du mythe. Certains nous touchent car ils nous racontent avec justesse ce que nous connaissions mal ou peu. Ils nous transportent dans une époque, nous la font revivre comme si nous y étions et c’est la la capacité de la mise en scène à imposer un point de vue qui fait sa réussite. Un film comme Carlos (2010) d’Olivier Assayas ne cherche pas à alimenter le mythe du terroriste le plus célèbre des années 70-80. Même si la reconstitution de la prise d’otages de Vienne en 1975 est trépidante de rythme et d’intensité, il ne vise pas à mythifier le geste terroriste. Il est construit sur des choix de mise en scène réfléchis, qui cherchent la reconstitution de la praxis terroriste (praxis au sens d’une action sous-tendue par une idée et visant un résultat). A travers Carlos, nous sont évoqués les réseaux gauchistes qui terrorisaient l’Europe sous la Guerre Froide : Bande à Baader, Fraction Armée Rouge, Brigatte Rosse etc. Assayas combine une mise en scène très fluide rendant compte de la brutalité et de la rapidité des actions terroristes, une reconstitution précise et légère (voitures et costumes d’époque visibles mais pas envahissants), le choix d’acteurs correspondant exactement aux nationalités des personnages, une variété de décors et de lieux, une utilisation de la musique non pas comme illustration sonore d’époque mais comme traduction de l’état mental des personnages. Carlos est un très bon film qui décrit avec justesse les pratiques du terrorisme internationaliste des années 70. Buongiorno, notte (2002) de Marco Bellochio, dont j’ai déjà parlé dans ce blog, évoque le terrorisme d’une autre façon, également en s’appuyant sur une mise en scène très élaborée. Traitant d’un fait historique précis, l’enlèvement en 1978 du président du conseil Aldo Moro, il s’attache quant à lui à rendre compte de l’état d’esprit fanatisé des membres des brigades rouges et de l’atmosphère de terreur et de paranoïa qui plombait l’Italie dans ces années-là. C’est un film qu’il faut voir ou revoir pour sa mise en scène : jeu des acteurs, cadrages, choix de musiques, tout y est rigoureusement pensé.

    Auteurs

    Full%20Metal%20Jacket%20a.jpgMa définition somme toute peu originale de l’auteur serait une combinaison des trois composantes décrites ci-dessus, sans toutefois nier que ces catégories poreuses n’en sont pas vraiment et s’alimentent les unes les autres à des degrés divers selon les cinéastes. Un auteur est quelqu’un qui crée un univers esthétique puissant, un style ou une histoire qui font référence dans l’imaginaire collectif et ce faisant réussit à énoncer par leur intermédiaire des formes de vérité accessibles universellement. Un auteur peut être compris et apprécié d’un américain, d’un taïwanais ou d’un sénégalais. En même temps, un auteur est aussi celui qui brouille tellement bien toutes ces définitions qu’il devient difficile à décrire. Peut-on mettre dans des cases Buñuel, Fellini ou Ferreri ? Alors que j’allais citer d’autres noms, finalement, je retiens celui qui me paraît le mieux correspondre à ma tentative de définition : Stanley Kubrick ! Oui, je sais, c’est évident et trop banal mais il fallait quand même le citer dans cet article. Par sa maîtrise visuelle, son perfectionnisme et l’ampleur visionnaire de ses films il est l’un des seuls réalisateurs à avoir réussi à redéfinir l’ensemble des genres qu’il a abordés : le film noir (The killing), le film à costume (Barry Lyndon), le film de guerre (Paths of glory, Full Metal Jacket, Dr Folamour mais est-ce vraiment un film de guerre ?), le film d’horreur (Shining) ou la science-fiction (2001, Odyssée de l’espace). Je ne le cite pas seulement parce qu’il est évident mais aussi parce qu’il incarnait une qualité qu’on ne trouve pas si souvent dans le cinéma contemporain en  général : l’ambition visionnaire. Parler à l’intelligence des spectateurs tout en produisant des effets de sidération visuelle, mettre à mal leurs habitudes et leur confort, penser chaque plan et chaque détail de mise en scène non pas en fonction de recettes éprouvées mais d’une vision, c’est une ambition quasi inatteignable et un sacerdoce. J’ai vu Full Metal Jacket au cinéma à l’âge de 10 ans, c’était un choc tant Kubrick me fit ressentir comme ses conscrits l’impact physique et psychologique de la violence guerrière. Je me souviens avec précision de ce film considéré pourtant par les exégètes de Kubrick comme l’un de ses moins réussis.

    Ne pas aimer

    Les raisons pour moi de ne pas aimer un film ne sont pas exactement les raisons contraires de celles exposées plus haut. Lars Von Trier est sans conteste un auteur mais je n’aime pas son œuvre. J’en parlerais tout de même avec passion car son cinéma ne me laisse pas indifférent. Je le trouve puritain, morbide et manipulateur. C’est le metteur en scène des accablants chemins de croix que sont Breaking the waves ou Dancer in the dark (avec Bjork). Les idiots (1998) fut aussi éprouvant à regarder, aller voir Antichrist (2009) était donc au-dessus de mes forces. J’ai beau aimé la noirceur, je n’aime pas les calvaires ni les supplices. C’est la limite de la grille de lecture, l’entrée en subjectivité : l’auteur me touche ou non.

    Comme beaucoup, je ne suis pas allergique au cinéma commercial, notamment hollywoodien. C’est un cinéma de recettes, je ne demande pas mieux à ce que les ingrédients soient de qualité. Les comédies de Will Ferrell comme Step brothers me font rigoler, je peux regarder un film de Ridley Scott sans consternation excessive et la filmographie de David Fincher présente bien plus de raisons d’aimer ce cinéma-là que de fuir à toute vitesse (notamment l’excellent Social Network). Ce que je n’aime pas ce sont les fausses promesses, ce sont ces films infantiles qui se déguisent en grand cinéma. I am a legend (2007), soi-disant film d’anticipation joué par Will Smith est par exemple ridicule de bout en bout, un véhicule pour la star, plein de niaiserie et qui se prend très au sérieux. Inception (2010) est pour moi un film arnaque boursouflé et je ne remercierai jamais assez Jean-Baptiste Thoret d’avoir dit tout le mal qu’il faut en penser dans son blog. Si Avatar (2009) est bien un film très impressionnant visuellement et Cameron le meilleur réalisateur commercial d’Hollywood, son scénario et ses personnages sont d’un simplisme déroutant, il ne faut pas hésiter à le dire.

    L’objet de Cinéclub ambulant n’est pas de rendre compte de l’actualité immédiate des sorties en salle. Il n’y aura pas ici de critique du dernier film de Dany Boon. Je continuerai simplement à parler des auteurs que je découvre et de ceux que j’ai toujours aimés et parfois, histoire de se défouler un peu, je tenterai de dégonfler une belle baudruche qui sera passée à ma portée. 

  • Somewhere, pas grand chose

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    Sofia Coppola filme les gens qui ont cette malchance de tout avoir sans devoir lever le petit doigt, ces heureux de ce monde qui s’ennuient, comme Marie-Antoinette à Versailles, comme Johnnie Marco à Hollywood. Il n’y a évidemment pas de raison à ce qu’une personne riche et gâtée par la vie soit moins intéressante qu’une personne misérable. Seulement la réalisatrice nous donne suffisamment d’arguments pour ne pas nous passionner pour Somewhere et pour ce genre de personnages en général.

    Succession de saynètes illustrant la solitude de Johnny Marco, star de films d’actions interprétée par le peu charismatique Stephen Dorff, Somewhere ressemble à une adaptation étirée et doucement assoupie d’une nouvelle de Brett Easton Ellis, ce qui n’est guère passionnant mais peut se laisser regarder. Au mythique Château Marmont ou quelque part à Hollywood, l’acteur traîne son ennui, brinqueballé d’une séance de massage qui tourne court à une conférence de presse où on lui pose des questions débiles. Dans cet environnement où les relations humaines sont évidemment superficielles, rien ne se passe de tragique et Sofia Coppola s’en accommode assez bien. Cela donne un film plaisant à voir mais qui manque singulièrement d’intérêt. Les idées de mise en scène étonnent par leur manque d’originalité. Johnnie Marco est souvent filmé en gros plan tandis que quelque chose se passe hors cadre. Mais bien sûr ! C’est pour nous faire comprendre qu’il est en dehors ou à côté des choses. On a aussi droit à la scène qui fait sens, où sa tête entièrement recouverte de latex est filmée en plan fixe pendant quelques secondes, avant que son maquillage enfin terminé ne montre un visage de vieillard. Johnny Marco, si tu n’y prends pas garde, tu seras bientôt seul, vieux et triste ! Il y a un gros plan sur des spaghetti déversées dans une passoire, doit-on y voir un subtil clin d’œil aux origines italiennes de la famille Coppola ou est-ce pour nous dire que manger des pâtes, pour une star de Hollywood, c’est vraiment un signe de déprime ? J’oubliais enfin la première scène, celle qui résume tout : Johnny conduit sa Ferrari qui rentre et sort du cadre, métaphore du héros qui bouge mais en fait, tourne en rond. Je ne décrirai pas la dernière scène qui reprend la métaphore de la voiture qui roule et qui nous fait sortir du film plus indifférent encore qu’on y était entré.

    Le film avance un argument dramatique: la relation père-fille. Johnny Marco a une fille, Cleo (Elle Fanning), dont il doit s’occuper pendant quelques jours. A l’image du reste du film, cette relation est esquissée à traits très légers. Malgré sa grâce juvénile, qui fait penser à la Margot Hemingway du Manhattan de Woody Allen, Elle Fanning est le plus souvent sous-utilisée. La voir pleurer, au bout de 1h15 minutes de film, parce que sa mère est loin et son père toujours absent, produit un microscopique pic d’émotion, qui fait événement. Libre aux critiques inspirés de touiller ensuite dans la biographie de Sofia Coppola et de voir dans cette relation, notamment lorsque Johnny emmène Cleo en Italie, une évocation de sa vie avec son réalisateur de père. Le regard réprobateur qu’elle lui jette après une de ses énièmes coucheries avec une blondasse italienne a peut-être à voir avec ce qu’elle a vécu avec lui mais nous n’en saurons rien. Somewhere doit être jugé pour ce qu’il est, un film frileux, effleurant tout juste les sentiments et l’affect de ses personnages.

    Pourtant, Somewhere aurait pu être drôle. Où que Johnny aille, il y a toujours une fille prête à baiser. Il est une star hollywoodienne, après tout. Il ouvre la porte de sa chambre d’hôtel, sa voisine lui fait de l’œil. Il baisse la vitre de son bolide, une femme le toise de son cabriolet. Il va à une fête, une blonde est là, qui le plan suivant, lui fait l’amour mais il s’endort lamentablement entre ses cuisses. Si la réalisatrice avait exploité toutes les potentialités comiques de cet univers hollywoodien vain, répétitif et souvent absurde, le film aurait gagné une énergie qui lui fait cruellement défaut. Elle s’y est parfois essayé mais sur un mode furtif, léger, qui laisse peu d’empreintes.

    Contrairement à ce qui a pu se dire, Somewhere n’est pas un film prétentieux ou branché. C’est un film restreint, qui dégage une sensation de désinvestissement et de molle fluidité. Il est un peu triste, un peu tendre et parfois un tout petit peu drôle mais cela finalement importe assez peu car il n’est pas grand-chose.