John Huston
The Conversation (Coppola): Harry Caul, génie de la Côte Ouest et voyeur fragile
Il serait très réducteur de ne voir en the Conversation (1974) de Francis Ford Coppola que l’une des œuvres emblématiques d’une époque trouble, les années post-Nixon. Des années dominées par le rejet des institutions, par une crise de la filiation et un sentiment de déclin de la puissance américaine. Des années de cinéma au diapason esthétique des angoisses du pays : photographie sépulcrale, paysages urbains désolés, scénarios alambiqués pour personnages en rupture. Il fait certes partie d’un corpus de films distillant pessimisme et paranoïa, comme Marathon Man de Schlesinger (1976), Three days of the condor de Pollack (1975) ou Klute de Pakula (1971) mais avec des moyens en apparence modestes il déploie plus que ces films une puissante grammaire cinématographique.
Harry Caul (Gene Hackman) est un spécialiste des écoutes microphoniques, présenté comme un génie dans la profession. Payé par une mystérieuse corporation pour espionner un couple, il comprend que l’homme et la femme sont menacés de meurtre par ses commanditaires, ce qui réveille en lui un sentiment d’intense culpabilité et l’entraîne à contrecarrer leurs plans.
Refus de partager le cadre
The Conversation frappe par son aspect anti-spectaculaire, qui se révèle trompeur. La plupart des scènes se déroulent dans des intérieurs sombres ou des lieux d’aspect artificiel : l’appartement de Harry, le hangar laboratoire d’écoutes, le salon professionnel, les bureaux de la corporation, le JackTar Hotel. A ces décors impersonnels renforçant l’impression de statique s’oppose un pas de deux entre la caméra mobile de Coppola et le corps de Gene Hackman. Harry Caul est un être paranoïaque et phobique et le jeu de l’acteur, intranquille mais à rebours de toute outrance, illustre l’incapacité du personnage à entrer en empathie avec les autres, sa terreur à l’idée même de révéler sa personnalité. A l’image, cela se traduit par le refus de partager le cadre avec un autre humain. Il y a une course permanente entre la caméra et le corps de Harry, qui s’il ne sort pas du plan occupé par autrui, se positionne instinctivement derrière un grillage ou une cloison, mettant toujours une séparation entre lui et les autres. Si par instant, il partage le plan, en général avec une femme, son regard fuit hors cadre, son corps se dérobe et ce grand gaillard se métamorphose en un petit garçon apeuré et mal à l’aise. La fête d’après convention où le peu scrupuleux William P. Moran (Allen Garfield) cherche à lui faire révéler ses secrets techniques est une prouesse de mise en scène tant elle tire partie du ballet de mouvements incessant entre les acteurs. Le groupe envahit le plan puis se désagrège puis se reconstitue, en un jeu de vases communicants mené par Harry qui rompt sans cesse les possibilités de communication avec Moran qu’il n’aime pas.
Malédiction
Si Coppola dissémine d’innombrables indices de la paranoïa et de la culpabilité de son héros, l’intrigue ne se résume pas au portrait d’un être détraqué. Il y a bien une menace dissimulée dans la conversation captée au début du film et Harry doit résoudre l’énigme. Comme dans Blow-up (1966) où un meurtre se révélait dans une photographie, un crime potentiel est contenu dans un enregistrement, sonore celui-là, mais contrairement au film d’Antonioni, celui de Coppola apportera une résolution. Loin d’être positive, elle se résume en un constat effrayé sur l’impuissance de la technologie à contenir la vérité. Harry a beau être un as de l’écoute, son interprétation des enregistrements peut être erronée. De même, son génie professionnel finit par devenir une malédiction : la maîtrise technologique dont il fait preuve lui fait approcher une vérité qui finit par menacer sa vie et par libérer des flots de paranoïa aigue qu’il ne contrôle plus. Il a beau nier s’intéresser au contenu des enregistrements, il devient victime de la collision brutale entre sa conscience et les répercussions morales de son travail. Incroyable dernière scène du film que je ne décrirai pas mais qui illustre les ravages de la terreur qui a envahi Harry et qui ne le quittera peut-être plus. Tout dans The Conversation se situe à rebours des discours optimistes sur la technologie qui envahiront les films et les séries hollywoodiennes des décennies suivantes. Alors que dans la série 24 Heures et de nombreux films contemporains, l’écoute et la vidéosurveillance confortent les experts de l’anti-terrorisme dans leurs certitudes et justifient leur usage par leur efficacité, ces techniques agissent ici comme des boîtes de Pandore qui rendent la réalité encore plus embrouillée et menaçante.
Génie de la Côte Ouest
Coppola est l’auteur du scénario de Conversation secrète. A s’intéresser au flamboyant cinéaste, on peut deviner les thèmes biographiques irriguant le film. Le monologue de Harry sur son enfance maladive fait écho à l’alitement du réalisateur à l’âge de 8 ans, à cause d’une poliomyélite et résonne douloureusement dans sa bouche d’adulte. De même, la réputation de Caul, celle de « génie de la Côte Ouest », mâtinée de malaise existentielle, rappellera aux lecteurs du Nouvel Hollywood de Peter Biskind l’aura de prodige dont Coppola jouissait auprès de ses confrères metteurs en scène, ce qui plus tard lui montera à la tête, notamment sur le tournage catastrophe de Apocalypse Now. On peut aussi voir dans ces professionnels de l’écoute une image déformée des réalisateurs, ces manieurs de sons et d’images, voyeurs compulsifs, qui, tout en se portant aux nues essaient de se piquer les dernières innovations et techniques qui assureront leur renommée.
The Conversation est donc une œuvre fascinante et à entrées multiples, à la fois film intime et film à suspense, miroir d’époque et questionnement intemporel, rencontre entre un metteur en scène doué et un acteur transcendé par son rôle de voyeur fragile.