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Sans filtre (Ruben Ostlund)

C’est amusant de se dire que Cannes, le festival de cinéma le plus glamour et paillettes du monde a récompensé en bout de quinzaine un film qui fustige le capitalisme des apparences, ce fameux Sans filtre ou Triangle of Sadness du suédois Ostlund. Etait-ce un geste subversif ? Une claque aux beautiful people et aux stars multimillionnaires venus se pavaner sur la Croisette ? Se poser la question, c’est un peu y répondre. Cela fait bien longtemps que le subversif est devenu une marchandise comme une autre dans l’industrie culturelle. Je ne crois pas que Sans filtre fasse un quelconque mal au système qu’il dénonce, tout au plus lui réserve-t-il quelques traits de moquerie bien sentis mais c’est tout. L’un de ses mérites est de nous rappeler quelques films des années 70 qui l’ont peut-être inspiré. Je pense à La Grande bouffe de Marco Ferrerri (1973), film de bâfrerie riche en excrétions et à Vers un destin insolite sur les flots bleus de l'été de Lina Wertmuller (1974) dont l’intrigue est ressemblante – la croisière qui tourne mal, l’île déserte qui recompose les rapports de classe…

Cela commence par un casting pour une fashion week. Le dialogue est plutôt drôle, les codes et lubies risibles du milieu de la mode sont habilement montrés. Comme dans The Square, on retrouve cette propension du réalisateur à moquer les concepts vides du système capitaliste. Avant, c’était le carré de l’art contemporain, là c’est le triangle facial censé mimer le sérieux des marques de luxe. Mais cet art de l’observation et de la pique qu’on aimerait percutant chez lui finit chaque fois par être long et pesant. Comme The square, Sans filtre dure pratiquement 2H30 et progresse en alternant moments engourdis et séquences malignes. Tout n’est pas à jeter mais il est difficile de se passionner pour les destins de Carl (Harris Dickinson) et de Yaya (Charlbo Dean), des mannequins influenceurs dont les conversations de couple sont inintéressantes. Ces acteurs choisis pour leur plastique sont lisses et peu expressifs. C’était évidemment ce que recherchait le cinéaste : des gens beaux dont la fadeur reflète à la fois le vide et la conscience annihilée des individus contemporains. Ils sont un peu de tout : creux, médiocres, bienveillants, tolérants. Ce sont des êtres domestiqués par le système, ce qu’Ostlund montre habilement, comme dans cette séquence où Yaya demande à Carl de ne surtout pas montrer ses mains et son agressivité. Dans les films italiens cités plus haut, la bourgeoisie ne se privait pas d’exprimer sa rapacité, son racisme et sa supériorité de classe. C’était les années 70 et il y avait une lutte des classes revendiquée. Aujourd’hui ces choses s’expriment de manière plus insidieuse, plus hypocrite.

Carl et Yaya se disputent pour savoir qui va payer la note d’un restaurant de luxe, se rabibochent, se retrouvent dans une croisière de luxe avec des milliardaires. La croisière est la partie centrale, la plus longue qui synthétise à la fois les qualités et les défauts de ce réalisateur. Ostlund a tendance à abuser de l’ironie facile, comme lorsqu’il dépeint ses ultra-riches en personnages vulgaires, immoraux ou obsessionnels. Dimitry (Zlatko Buric), un oligarque enrichi par les engrais dit qu’il vend de la merde. Un riche anglais se vante d’avoir fait fortune dans les armes et se plaint des restrictions de l’ONU sur sa fortune personnelle. On capte aussi la fameuse division sociale à bord. Les riches sont servis par une armée de valets serviles tandis que dans les soutes vivent les petites mains qui entretiennent le yacht (les toilettes, les cuisines). Tout ça n’est pas très nouveau, pas original. On attend donc la fameuse séquence dont toute la presse a parlé, celle du mal de mer où la plupart des passagers vomissent leur repas de luxe. Le cinéaste ne se prive pas alors d’étaler les personnages dans leurs excrétions, avec une cruauté redoublée. Ça a fait pas mal rire dans la salle et la séquence fonctionne bien grâce à quelques effets de surprise et gags visuels. Elle donne en plus lieu à une joute insolite de citations de Marx, Thatcher et Reagan, entre le capitaine du navire (Woody Harrelson) et Dimitry. Ces deux personnages fatigués semblent jouer avec nostalgie la guerre froide où les oppositions étaient claires. Tout ça a été dépassé par le capitalisme 2.0 narcissique et apolitique des influenceurs qui ne savent pas qui sont Marx ou Reagan.

Le yacht tangue puis s’échoue. J’ai traversé les deux tiers du film sans réel ennui mais sans enthousiasme non plus. La subversion qu’on prête à Ostlund est toute relative. Il n’a pas grand-chose à dire d’original sur le capitalisme sauf des évidences que tout le monde partage. Il est plus convaincant dans l’observation ironique des médiocrités de la nature humaine. Autant dire qu’il ne croit pas au renversement du système et à la capacité des humains à instaurer plus de justice entre eux. Dans son formidable Vers un destin insolite sur les flots bleus de l'été, Lina Wertmuller met en scène sur son île une remise à plat des identités de classe que les individus doivent faire exploser pour s’épanouir. Ce n’est pas du tout le projet dans Sans filtre. On ne sait pas bien d’ailleurs où le réalisateur veut en venir dans sa dernière partie. Le ton est léger, la séquence ressemble à un épisode de Koh Lanta mais sans enjeu vital de survie. Les échoués jouent le jeu et on se dit finalement que riches ou pauvres, tout le monde est dans le même bateau et partage la même vision égoïste de la vie.

Cette dernière partie est laborieuse et le cinéaste s’en sort par une pirouette, pour terminer ce film que j’ai trouvé le moins mauvais de sa filmographie. J’avais conclu ma chronique de The Square par la question « Ça, une palme d'or ??? ». Je serai moins sévère ici.

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