John Huston
Viens je t’emmène (Alain Guiraudie)
La bande-annonce est celle d’une comédie loufoque et décalée mais il est difficile de placer ce film dans une catégorie bien définie. Médéric (Jean-Charles Clichet) aborde Isadora (Noémie Lvovsky) qui fait le trottoir. Au lieu de se comporter en client, il se dit attiré et revendique une relation non tarifée car il est « contre la prostitution ». Le dialogue est drôle d’autant qu’il est servi de manière lunaire par Clichet, qui fait penser à un mélange de Damien Bonnard et de Vincent Macaigne. Médéric obtient le rendez-vous tant attendu avec Isadora mais à quelques pas dans le centre de Clermont-Ferrand a lieu un attentat terroriste. Au pied de l’immeuble de Médéric débarque le jeune Selim (Iliès Kadri) qui ressemble beaucoup au portrait-robot d’un djihadiste en fuite. C’est au moment où Médéric allait jouir que le terrorisme a surgi et que la confusion et la peur apparaissent. Des désirs inassouvis, motif qui se répétera souvent, naissent un monde confus et violent.
La forme comique n’est qu’apparente, Viens je t’emmène étant surtout une radiographie politique de la France contemporaine. Le film est rempli des motifs effrayants qui travaillent le pays. Les chaînes d’information en continu sont omniprésentes et plus que l’attentat lui-même nourrissent les peurs de tous les personnages. Guiraudie qui a écrit le scénario place l’action de son film à Clermont-Ferrand, en plein centre de la France. Cette ville d’histoire gauloise (Vercingétorix l’arverne) et chrétienne d’où est partie la première croisade, est attaquée par l’Islam djihadiste. Son personnage au prénom germanique, Médéric, est sans doute l’archétype du Français moyen que s’imagine le réalisateur : petite classe moyenne, éduqué mais en quête de boulot, modéré politiquement et pas franchement belliqueux. Motivé avant tout par l’envie de baiser, on le voit tiraillé entre peurs et générosité. Evidemment Selim le jeune arabe à la rue ressemble beaucoup à un terroriste mais ce n’est pas une raison suffisante pour le mettre à la porte. Le doute et l’indécision dominent le film et le rendent sans cesse déconcertant.
Le récit se remplit progressivement de nouveaux personnages, les voisins d’immeuble de Médéric, l’époux d’Isadora, un commissaire de police inquiétant, une adolescente, la future employeuse de Médéric (Doria Tillier), de jeunes « racailles ». En même temps qu’ils apparaissent surgissent avec eux les motifs inquiétants de l’actualité quotidienne : violences conjugales, violences policières, violence des jeunes de cité… Il y a dans les personnages des degrés différents de racisme, d’intolérance et de violence que chacun exprime plus ou moins clairement. Des couleurs politiques se devinent mais le cinéaste passe son temps à faire dévier les individus de leurs trajectoires. Plutôt que d’exploiter étiquettes et catégories faciles, Guiraudie nourrit son histoire de l’extrême confusion qui règne dans les esprits. Il y a chez lui un amusement constant à semer le trouble, à contrer les déterminismes sociaux qui feraient jouer à chacun un rôle déjà écrit. Rien n’est tout à fait simple ni déterminé, on n’est pas dans un scénario bordé et manichéen à la Bac Nord !
Comme spectateur, je me suis senti embarqué dans une sorte de théâtre déjanté représentant ce qu’est la France d’aujourd’hui, plus un pays indécis et confus que réellement polarisé et extrémiste. Inconfortable, un peu cru et excessif par moment, Viens je t’emmène, aussi bizarre que cela paraisse dégage quelque chose d’optimiste et d’encourageant sur sa fin. Les crises graves ont ceci de bon qu’elles peuvent rapprocher les gens et les faire sortir de leurs antagonismes politiques. L’auteur Guiraudie a l’air de croire sincèrement que plus la parole circule, plus le plaisir et la jouissance sont partagés entre tous, mieux une société s’en sort.