John Huston
Rien à foutre (Julie Lecoustre et Emmanuel Marre)
« Rien à foutre », comme la devise d’une jeunesse qui veut vivre l’instant présent, sur les réseaux sociaux, dans le sexe et les soirées, qui se fiche bien de la politique et des trucs « prise de tête ». Le titre du film sied bien à Cassandre et à Adèle Exarchopoulos qu’on imagine semblable dans la vraie vie, fille spontanée, émotive, pas intello, qui s’attache et se détache vite. La mettant dans tous les plans, les deux réalisateurs font le portrait d’une jeune femme précaire dans sa vie professionnelle et personnelle.
La première partie du film suit son parcours dans une compagnie aérienne low-cost, Wing, où elle est hôtesse de l’air. Ayant connu l’apogée des compagnies aériennes, on connaît le prestige de ce métier. Souriante, bien mise, professionnelle, l’hôtesse est l’emblème de sa compagnie aux yeux des passagers. En échange de son charme, elle est payée en destinations de rêve. Elle peut se vanter d’avoir connu Rome, Tahiti, Bangkok ou Nairobi. Cassandre en connaît la version contemporaine low-cost, précaire et répressive. Basée à Lanzarote, station balnéaire des Canaries, elle est à disposition de sa compagnie, obligée en vol de vendre parfum et boissons, corvéable et surveillée en permanence. Elle est hôtesse, en tire quelques satisfactions mais elle pourrait être une employée de chaîne de fast food tant son métier se réduit à des contraintes et des petites humiliations. Comme ses collègues de Wing, elle rêve de rejoindre Dubaï, oasis moderne du bonheur, tandis que sur Instagram les hôtesses de la compagnie Emirates exhibent leur réussite. A défaut de Tokyo ou de Kuala Lumpur, elle atterrit à Varsovie ou à Liverpool, départ des Anglais bourrés et désagréables.
Etrangement, malgré la description quasi satirique et trop réelle de ce capitalisme vide de sens, c’est surtout par son aspect esthétique que le film fascine. Plusieurs fois on regarde en gros plan le visage de Cassandre et on y trouve une ombre de mélancolie. Elle devrait n’en avoir rien à foutre mais quelque chose ne passe pas. On admire aussi ses plans larges, lents et hypnotiques de Cassandre parcourant un aéroport. Avec son uniforme bleu et jaune, elle traverse comme une égérie publicitaire l’un des symboles de la mondialisation « heureuse », l’aéroport, à la fois lieu de transit et centre commercial géant. Une poésie désolée et une infinie tristesse imprègnent le film. Cassandre sort, danse, rencontre, fait la fête mais son quotidien est lesté d’un poids qu’elle n’arrive pas à s’enlever. Comme beaucoup de multinationales, Wing promeut une image de marque masquant une atmosphère sociale déplorable. Ses employés sont là pour l’incarner et faire semblant. Il faut sourire. Mais Cassandre, probablement à son corps défendant, croyant n’en avoir rien à foutre, n’arrive pas à donner le change. Quel est son problème ?
Le film emprunte alors un autre chemin narratif, celui du retour au source. Lanzarote était lumineuse, la Belgique (région de Liège ?) est grise et mélancolique. Cassandre revient dans sa famille. Pour un temps, elle doit renoncer au ciel pour les pesanteurs de la terre ferme. Le film se veut explication des difficultés de la jeune femme à éprouver de l’attachement pour quelque chose. Cette partie-là raconte une cassure non refermée. La tentative de virage narratif est en soi intéressante mais quelque chose se perd un peu en chemin. Emmanuel Marre et Julie Lecoustre convainquent moins. Les courtes séquences intimes, visiblement improvisées, sont moins réussies que dans la première partie du film. Le temps se fait plus long. Le couple de cinéaste ne réussit pas à dépasser le côté un peu convenu de l’explication psychologique. Il fallait sans doute donner des indices sur la personnalité de Cassandre. Pourquoi cette jeune femme plutôt jolie et issue d’un milieu confortable se contente-t-elle d’un métier et d’une vie nomade et low cost ? Pourquoi a-t-elle choisi de faire semblant ?
Malgré ses moments inégaux, ce Rien à foutre est un beau portrait générationnel dans lequel Adèle Exarchopoulos est juste et émouvante.