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Cinéclub : La Religieuse (Jacques Rivette)

« J’oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je n’épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M. l’abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m’exhorta, et M. l’évêque d’Alep qui me donna l’habit. Cette cérémonie n’est pas gaie par elle-même ; ce jour-là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses s’empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et je me vis prête à tomber sur les marches de l’autel. Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’étais stupide ; on me menait, et j’allais ; on m’interrogeait, et l’on répondait pour moi. Cependant cette cruelle cérémonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m’associer. Mes compagnes m’ont entourée ; elles m’embrassent, et se disent : « Mais voyez donc, ma sœur, comme elle est belle ! comme ce voile noir relève la blancheur de son teint ! comme ce bandeau lui sied ! comme il lui arrondit le visage ! comme il étend ses joues ! comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras !… » Je les écoutais à peine ; j’étais désolée. »

Achevé en 1780 par Denis Diderot mais publié à titre posthume en 1796, La Religieuse est un roman tout à fait bouleversant. Ecrit à la première personne du singulier, il relate la vie malheureuse de Suzanne Simonin, fille illégitime forcée par ses parents à la vie monastique. Limités dans leur fortune et refusant de lui trouver une situation matrimoniale, ils la contraignent à prononcer ses vœux et l’envoient pour le reste de sa vie à l’Abbaye Royale de Longchamp où elle subira de mauvais traitements mais mobilisera la loi pour se sortir de l’injustice qu’elle subit. Le film de 1967 « mis en scène » par Jacques Rivette (comme indiqué au générique) est fidèle aux dimensions psychologiques et dénonciatrices du roman tout en affirmant des choix de réalisation très forts. On déplore aujourd’hui sa censure par le pouvoir gaullien à sa sortie, pour le motif risible d’être un "film blasphématoire qui déshonore les religieuses"!

La mise en scène de Jacques Rivette est au diapason de la critique formulée par Diderot dans son roman. Cette vie monastique qui se conçoit uniquement comme une vocation, un élan sacrificiel vers Dieu, devient une monstruosité quand elle est appliquée à des individus qui ne l’ont pas souhaitée. N’utilisant ni le gros plan ni le champ-contrechamp, Rivette compose ses cadres et place ses acteurs comme sur une scène de théâtre qu’il parcourt de lents et courts mouvements de caméra. Il représente la scène sociale du couvent, dans laquelle la société du 18ème siècle organise sciemment le malheur de nombreuses femmes. Les premières images évoquent le théâtre : les parents Simonin sont comme au spectacle, ils attendent que leur fille (Anna Karina) joue docilement ses vœux, ce qu’elle se refuse à faire et au lieu que les rideaux se referment sur le scandale, c’est une grille de fer qui interrompt la représentation.

Suzanne Simonin a beau être une chrétienne sincère et proche de Dieu, elle se refuse à un enfermement non souhaité. L’histoire de son malheur se confond avec la description d’un monde dépeint comme carcéral. Les sœurs résident en cellule et ne peuvent sortir de l’enceinte. Les murs sont nus, les grilles et les portes entravent ou limitent les mouvements. Les cadres, les perspectives nous font nous sentir comme dans une prison. Dans la première partie du film, dans laquelle Suzanne souffre de sévices infligés par la Sœur Sainte-Christine (Francine Bergé), les sbires de la sœur jouent les gardes chiourmes sadiques. On pense aux récits de Sade lorsque la cruauté gratuite explose en cette scène mémorable dans laquelle la Sœur supérieure ordonne qu’on marche sur le corps de Suzanne. On pense également au « divin » marquis lorsque Suzanne est transférée au couvent d’Arpajon. La tonalité du film change, se fait plus guillerette mais on se doute que quelque chose ne va pas. Plus libre, évoluant dans un cadre bienveillant, elle est soumise à la pression sensuelle et malheureuse de Madame de Chelles (Liselotte Pulver). Décidément, ce n’est pas le sadisme ou le dérèglement de telle compagne mais la perversion du système monastique et plus largement de la société qui détruit l’existence de Suzanne. Détournant leur vocation, une société sous l’emprise de l’Eglise s’est servie des couvents pour enfermer des femmes dont elle ne savait que faire.

Eprouver le manque de liberté, c’est entendre et subir ces bruits de vie qui viennent du dehors. L’utilisation du son naturel est très originale, très Nouvelle Vague dans cette volonté de faire accident ou contraste avec la nature pesante de la claustration. On entend les oiseaux, le vrombissement du vent, les rires des sœurs au dehors, les portes qui claquent durement, le carillon qui couvre les dialogues. Le son existe, s’amplifie mais c’est comme si Suzanne ne le percevait pas, comme si sa conscience était elle-même enfermée. On l’oblige à chanter ou à jouer du clavecin parce que c’est son rôle mais elle n’a plus de vie propre. Son corps ne lui appartient plus et on peut voir dans le récit de son existence la déclinaison des outrages millénaires faits aux femmes. Anna Karina se livre avec un grand sens de la pudeur et du désarroi. Infantilisée, réduite au silence, enfermée, enchaînée, soumise, désirée, célébrée pour sa beauté mais traitée de Satan, aidée puis marginalisée, Suzanne Simonin endosse tel un Christ toutes les souffrances des femmes.

On s’étonne encore de la censure et des manifestations que ce film a subies. On a voulu l’interdire aux moins de 18 ans puis on en a proscrit l’exportation et la distribution. L’histoire de cette censure et de ce qu’elle dit de la France d’alors occulte malheureusement la beauté qu’on peut en retirer. De tant de malheurs s’extraient le visage d’Anna Karina ou les fleurs aux teintes pastel du couvent d’Arpajon. Splendide.

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